N’étant pas théologien, je n’examinerai que la science, ses découvertes, ses incertitudes, ses supputations [1]. Chacun verra s’il y a lieu de s’inquiéter. Pour moi, mangeant mon blé en herbe, je dirai tout de go que plus la science progresse et plus allègrement je me frotte les mains. Ceci pour la raison que ce que découvre la science n’est et ne peut être rien d’autre que la pensée (pour user d’un mot anthropomorphique) du Créateur [2]. Ce qu’elle en découvre est, certes, très, très peu, et même rien du tout comparé à l’infini qui nous échappe. Mais par rapport à la finitude de l’homme, beaucoup quand même, et passionnant.
Les pseudo-sciences mises à mal
Remarque préliminaire : pendant des siècles, on s’est gaussé des théologiens qui calculaient l’année, le mois, le jour et même l’heure de la Création. Voltaire s’en est bien amusé, rappelant à l’article Babel de son Dictionnaire que le déluge eut lieu en l’an du monde 1656 et la destruction de la fameuse tour en 1771 (toujours de la Création du monde) [3].
S’il revenait parmi nous, sans doute serait-il surpris d’apprendre qu’aujourd’hui les théologiens, sans aucune exception, avouent leur ignorance sur ce sujet, que ce sont les physiciens, les propres fils spirituels de son cher Newton, qui se disputent sur l’âge du monde : 15 ou 17 milliards d’années, disent-ils, et que l’un d’eux, éminent spécialiste de la relativité et des particules élémentaires, a même écrit un livre de 211 pages sur Les Trois Premières Minutes de l’univers (a), dont le chapitre VII étudie même en 16 pages le premier centième de seconde ! J’admire Steven Weinberg, mais ne suis pas prêt à parier un kopeck sur son premier centième de seconde (b). Ni contre d’ailleurs [4].
Autre remarque préalable : si les découvertes de la science concernant les origines de l’homme sont en train de détruire quelque chose, ce n’est pas la religion, mais bien tout un tas de pseudo ou quasi-sciences, freudisme, darwinisme, marxisme, et même une certaine anthropologie dogmatique prétendant nous enseigner ce qu’est l’homme, « structure vide », « structure historique », nœud de relations sociales, « langage », que sais-je ?
Eh oui ! Dommage pour ceux qui croient encore pouvoir réfléchir sans savoir, mais cela devient un exercice de plus en plus scabreux. Sartre, qui annonçait son ambition de « construire une anthropologie totale » tout en posant la question : « La science, pour quoi faire ? » aura été l’une des dernières dupes de l’illusion que l’on peut réfléchir sur l’homme sans savoir au moins un peu d’où il vient [5]. Illusion sans doute inévitable tant que les infinies aventures de la préhistoire restaient insoupçonnées. De ces aventures, on connaît encore bien peu. Assez cependant pour changer presque intégralement ce que l’on croit voir de l’homme quand on ne sait rien.
Le Grec et le marteau qui tombe
Je proposerai une image. En regardant le ciel nocturne, les hommes ont cru d’abord voir une voûte obscure, adornée de lumignons. Ils raisonnèrent là-dessus. Un Grec, frappé quand même par la grandeur de ce qu’il voyait, affirma que cette voûte était si vaste qu’un marteau mettrait peut-être sept jours pour tomber de son sommet. Notre œil ne voit rien de plus que celui de ce Grec. Mais ayant découvert que chacun des lumignons est en réalité un soleil, qu’il y en a des milliards et des milliards dans notre seule galaxie, que les galaxies elles-mêmes sont innombrables, nous pouvons mesurer la fantastique erreur du Grec [6].
Il en est exactement de même de ce que nous croyons voir de l’homme, comparé ne serait-ce qu’au peu que nous en savons.
Voici un premier coup d’œil sur notre immensité.
Du point de vue zoologique, c’est-à-dire quand on examine son corps, l’homme se classe dans l’ordre des primates, auquel appartiennent aussi les tarsiens, les lémuriens, les singes. Et quand on classe les fossiles, on trouve les plus anciens primates au début de l’ère tertiaire (paléocène, éocène), il y a 60 à 70 millions d’années.
L’ère tertiaire, c’est celle qui a vu s’ériger toutes les hautes montagnes du monde, les Alpes, les Andes, l’Himalaya. C’est-à-dire que... ou plutôt écoutons Lamartine, si proche de nous pourtant, mais qui ne savait pas :
Ô lac, rocher muet, grotte, forêt obscure,
Vous que le temps épargne...
Le pouce du callicèbe et celui du galago
En réalité, l’enfantement de l’homme a duré bien plus que celui de ce rocher que « le temps épargne ». Quand on regarde (par exemple, à la page 322 du Précis de zoologie des vertébrés, de P.-P. Grassé, vol. 3) (c), le squelette du notharctiné de Gregory, vieux d’environ 65 millions d’années, bien sûr on voit un animal : il a une queue, son museau est allongé. Mais toute notre architecture est déjà là, pas un os ne manque, bien à sa place, et peut-on considérer sans broncher l’extrémité de son membre antérieur, une main, avec son pouce plus court et opposable, une main qui est déjà la nôtre ? Alors pourtant le rocher de Lamartine était encore perdu dans un lointain futur.
Ou faisons une autre expérience, toujours avec ce Précis de zoologie (ou un autre), et toujours à propos de la main. Page 270 et suivantes, Grassé montre les mains d’une série de primates. Celle-ci est plus longue, celle-ci plus large, ou plus épaisse ; celle du callicèbe n’a presque pas de pouce, celle au contraire du galago (son pied aussi d’ailleurs) exhibe un pouce démesuré. Et ainsi de suite. On dirait que la nature s’est complu à tirer toutes les variations imaginables d’une main moyenne. Quelle main moyenne ? Eh bien précisément la nôtre dont l’architecture est plus proche de celle de ces anciens primates d’avant l’Himalaya que de celle des singes actuels [7].
Sans doute la plupart des lecteurs de ces lignes ne disposent-ils pas du livre de Grassé. Qu’ils regardent simplement leur main : ce qu’ils voient, c’est un passé vieux de dizaines de millions d’années, plus ancien que le Mont-Blanc [8]. L’homme, disait Anaxagore de Clazomènes, est intelligent parce qu’il a une main. Il l’est évidemment surtout parce qu’il a un cerveau. Mais l’instrument si simple, souple, universel qui servit à Michel-Ange pour sculpter son David et qui réalisa toute l’œuvre bonne et mauvaise de l’homme, cet instrument dont chacun de nous dispose en naissant, modelait déjà de mille façons les choses de la terre bien avant que nous fissions notre apparition dans l’abîme du temps.
La Bible et les faits, même saisissement
Nous sommes le fruit d’une longue gestation. C’est avec un miraculeux discernement que la Genèse, voulant en faire entendre la majesté à des hommes n’ayant encore de savoir que le spectacle offert à leurs yeux, l’identifie à une histoire du monde : « Que la lumière soit », etc. Car il est vrai que l’histoire de l’homme est celle de l’univers entier.
La Bible n’est pas un système scientifique, nous avertissent les exégètes. Assurément.
Mais comme nous le verrons au cours des prochains articles, la Bible nous enseigne l’authentique sentiment de révérence que suscitent aussi les premiers regards portés par la science sur notre passé. C’est bien le même saisissement que nous éprouvons en lisant la Bible et en découvrant les faits. Et de même que le récit biblique est rempli d’épisodes mystérieux, de même la simplicité imaginée par les premiers savants a disparu devant les découvertes de leurs successeurs. Comme d’habitude en science, les progrès de la préhistoire et surtout de la paléontologie (la science des fossiles) nous révèlent d’abord l’étendue de notre ignorance.
C’est une ignorance qui résonne au plus profond de la métaphysique, car elle périme l’image mesquine de lui-même où l’homme se complaît. L’homme est sorti de la préhistoire en se voyant petit. J’espère détruire cette illusion qui n’était pas humilité, mais mépris. L’homme n’est pas méprisable. Il n’est que perdu dans sa propre grandeur [9].
Aimé MICHEL
(a) Steven Weinberg : Les Trois Premières Minutes de l’univers (Éditions du Seuil, Paris 1976). Weinberg, professeur à Harvard, a reçu le prix Nobel en 1979. On n’est pas pour autant, Dieu merci, tenu de croire à ses « 3 premières minutes ».
(b) Certains astronomes, comme le Français Jean-Claude Pecker, pensent qu’il n’y eut pas de premier centième de seconde.
(c) Masson Éditeur, Paris.
Chronique n° 347 parue dans F.C. – N° 1823 – 20 novembre 1981
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 avril 2016