Une très belle exposition du Musée de l’homme (actuellement présentée à Grenoble) a sûrement suscité la curiosité et les réflexions de nombreux lecteurs de cette chronique : elle est, en effet, consacrée aux origines de l’humanité.
POUR ceux qui pourront la visiter, M. Yves Coppens, directeur au Musée de l’homme [1], et ses collaborateurs, viennent de publier dans une revue (a) un numéro spécial qui constitue la plus stimulante et la plus complète mise au point des dernières trouvailles et incertitudes concernant ce sujet.
À tous ceux qu’ont pu intéresser mes articles [2], à ceux aussi qu’ils ont peut-être parfois agacés, je conseille vivement la lecture de cet opuscule, modèle de science, de prudence et de modestie. Ils y trouveront, non seulement un état de la question, mais aussi un instrument de réflexion sur les méthodes de cette difficile science des origines. Les chapitres couvrent, en effet, successivement un résumé de ce que l’on sait et de ce que l’on ignore ; la présentation du Rift est-africain, région des découvertes les plus significatives ; un chapitre montrant comment l’étude approfondie de certains petits animaux contemporains de l’Homme ancien peut nous renseigner sur le milieu où il vivait, et indirectement sur lui-même ; un autre chapitre sur cette providence de l’archéologie qu’est le pollen (ainsi qu’on l’a vu récemment par l’étude du saint suaire [3]) ; reconstitution des paysages préhistoriques ; enfin, une vision sur les plus anciens témoignages culturels, œuvre de l’esprit et des mains de l’Homme ancien.
Sur les origines, M. Coppens, qui découvrit lui-même la fameuse « Lucie », à ce jour championne en antiquité (trois millions d’années) [4], souligne combien ces découvertes, à mesure qu’elles se multiplient, rendent caduques les hypothèses simplistes de naguère : « Chaque inventeur, dit-il, a vu, en son fossile l’origine des Hominidés. » Lui-même n’a pas cédé à la tentation : « (Actuellement) la formule consacrée, presque rituelle, est : on croyait ce fossile-ci ancêtre de ce fossile-là ; l’examen détaillé montre en fait que ce fossile-ci est beaucoup trop spécialisé pour avoir pu être à l’origine de ce fossile-là ; on peut cependant dire qu’il donne une bonne image de l’ancêtre direct de ce fossile-là. »
Prudence donc. M. Coppens propose lui-même (p. 10) un « tableau de famille » illustrant ces incertitudes : les quelques filiations probables depuis vingt millions d’années ne sont marquées que par de brèves lignes pointillées dont on ignore les relations mutuelles, sauf vers la fin, à partir de quatre millions d’années, quand les vrais hominidés ne peuvent plus prêter au doute.
La découverte de « Lucie »
Mais même de ces hominidés la parenté n’est pas encore connue. Pour M. Coppens, le plus sage est de constater qu’à plusieurs reprises ces hominidés différents ont été longuement contemporains, vivant dans les mêmes lieux en « sympatrie » comme disent les préhistoriens. Par exemple, la ligne Homo, la nôtre, a vécu pendant des millions d’années à côté des Australopithèques et, avant, sous la forme Homo habilis, avec les pro-Australopithèques (« Lucie »). Tous ces êtres étaient bien des hommes, marchant debout, usant d’outils que le temps a épargnés quand ils étaient de pierre, dont nous n’avons aucune idée tant que le matériau en fut (il faut le supposer) le bois.
« Lucie », la découverte d’Yves Coppens et de ses deux amis, D.C. Johanson et T.D. White, est particulièrement impressionnante : taille un mètre, celle d’un enfant actuel de quatre à cinq ans ! Certes, « Lucie » a le crâne presque absolument plat depuis les sourcils jusqu’au haut de la nuque (p. 13). Comment un être aussi fragile a-t-il survécu si longtemps (beaucoup plus d’un million d’années) dans un sauvage milieu de savanes à boqueteaux où erraient aussi de puissants carnassiers ? On l’ignore, mais le fait est là, attestant que ce minuscule hominidé aux mains nues sut en trouver le moyen, probablement par une organisation sociale très poussée.
Comme le souligne M. Coppens, « Lucie » était bien « de notre côté », dans la famille primitive de l’Homme et, même si elle ne compte pas parmi nos ancêtres, marchant debout [5]. Un million d’années plus tôt, déjà un être encore à découvrir marchait de même, « trait confirmé de manière éblouissante, dit M. Coppens, par la découverte à Laetoli, en Tanzanie, de traces de pas, vieilles de plus de trois millions d’années ». De ces traces de pas, deux photos émouvantes nous sont montrées : pas d’un adulte et d’un enfant marchant côte à côte dans la cendre volcanique fraîche, les petits pieds marquant sur la gauche un nombre de pas exactement égal, comme si ces deux êtres, dont rien d’autre ne reste, s’étaient donné la main, la droite de l’enfant dans la gauche de l’adulte [6].
M. Coppens n’élude pas la question délicate posée depuis quelques années aux paléontologistes par les découvertes de la biologie moléculaire : les protéines et, en général, l’appareil chimique des cellules des êtres vivants permettent une classification zoologique très proche de la classification classique établie depuis longtemps par les systématiciens : or, « une des grandes surprises de cette approche biologique a été de mettre en évidence l’extrême « proximité »... des gorilles et des chimpanzés, d’une part, et de l’homme, d’autre part ». En supposant que la chimie vivante évolue à vitesse constante, « les biochimistes ont... tenté de dater les modifications successives qu’ils constataient. C’est à ce dernier niveau que paléontologistes et biochimistes s’opposent, les premiers étant partisans d’une chronologie toujours plus longue que les seconds » (b).
Les fossiles sont des faits
En fait, le désaccord est total : pour les biochimistes, l’homme et le chimpanzé ont « divergé » il y a cinq ou six millions d’années, alors que les paléontologistes datent la divergence cinq fois, voire dix fois plus tôt, éliminant, en fait, par là toute parenté réelle avec les chimpanzés et les singes anthropoïdes, apparus comme l’homme bien après la divergence. M. Coppens ne tente pas une conciliation, de toute évidence impossible pour l’instant [7]. Les dates proposées par les biochimistes supposent, je l’ai dit, une vitesse constante d’évolution démentie par les fossiles eux-mêmes, puisque des singes très apparentés aux anthropoïdes actuels existaient déjà il y a une quinzaine de millions d’années. Pourquoi ont-ils si peu évolué si l’évolution est constante ? Les fossiles ne sont pas de simples arguments, ils sont des faits, les faits mêmes qu’il faut expliquer.
Un autre fait dément l’hypothèse d’une évolution chimique à vitesse constante : c’est que les espèces connues formant la famille des hominidés anciens (pour ne pas parler des animaux eux-mêmes) ont vécu pendant des temps très longs sans modifications notables. Ceci ne revient pas à dire que les « distances biochimiques » sont erronées, mais que, comme les fossiles, elles sont des faits à expliquer [8].
Sans doute touche-t-on là aux mécanismes les plus profonds de l’évolution. Pourquoi la biochimie s’emballe-t-elle parfois, permettant la prolifération foisonnante d’êtres nouveaux, comme ce fut le cas il y a une soixantaine de millions d’années, aux débuts de l’ère tertiaire ? Pourquoi, au contraire, semble-t-elle parfois s’assoupir, comme on le voit chez des espèces qui traversent des dizaines de millions d’années sans évoluer : le cafard, de nombreux autres insectes, mollusques, poissons, et même primates, comme le Tarsier ?
C’est sans doute que la biochimie recèle encore bien des mystères, ou bien qu’elle n’est que l’instrument de forces plus générales et complexes. La science (chimie et paléontologie) fait apparaître sans cesse de ces faits insoupçonnés qu’il ne faut pas se hâter d’expliquer. Tel est bien, me semble-t-il, l’enseignement de cette brochure sur l’origine de l’homme, aussi profonde que prudente. L’origine de l’homme (de son corps) reste une profonde énigme.
Aimé MICHEL
(a) Yves Coppens et collaborateurs : Le Premier Homme, n° 60, février 1982, de Archéologie, B.P. 28, 21121, Fontaine-lès-Dijon (24 F).
(b) Je reviendrai dans un autre article sur ce sujet [9].
Chronique n° 360 parue dans France Catholique-Ecclésia – N° 1851 – 4 juin 1982. Une photo montre un homme barbu tenant en main un crâne pris sur une table encombrée d’ossements avec en arrière-plan, trois squelettes humains. Sa légende précise : « Non, ce n’est pas Barbe-Bleue et ce qu’il reste de ses femmes... C’est Yves Coppens, directeur au Musée de l’homme et “inventeurˮ de Lucie. ».
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 juillet 2017
Messages
24 juillet 2017, 23:36, par Jacky Réault
Pour moi, qui n’ai pas de compétence sur les lignées d’hominiens (effectivement il est devenu intenable de "faire descendre" homme du singe), j’en reste au robuste marqueur à la fois anthropologique et spirituel, de l’inhumation consciente, commune quelques cent mille ans avant notre ère, à des néanderthaliens et à des sapientes.
L’outil (quoique j’adhère à la double articulation des chaînes opératoires parallèles, de la technique et du langage démontrée par Leroy-Gourhan) et moins encore le simple instrument isolés, ne peuvent trancher seuls, pas plus que l’instrumentalisation du feu.
Je parlerai de premiers hommes, dans le sens où nous auto-définissons, avec, dans le fil d’ailleurs de Pierre Chaunu, avec la conscience (donc la réflexivité), attestée de la mort.
28 juillet 2017, 20:26, par Gilberte
Les méthodes de datation s’affinent. On utilise la thermoluminescence pour la datation des outils et la résonance de spin électronique pour la datation des dents. Ainsi, les reste d’homo sapiens découverts dernièrement au Maroc datent de _300 000 ans. Les homo sapiens africains viendraient d’Europe centrale d’après les dernières découvertes et se seraient dispersés au nord à l’ouest et au sud. Nos origines sont donc plus anciennes que l’on croyait en 1982. Les variations du climat ont sans doute fait émigrer les êtres vivants. On ne peut que supposer les origines précédant _300 000 ans