MARTHE ROBIN, OU LA LUMIÈRE DU SOIR - France Catholique
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MARTHE ROBIN, OU LA LUMIÈRE DU SOIR

Chronique n° 330 parue dans F.C.-E. – N° 1785 – 27 février 1981

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Marthe Robin a suscité en mourant la frivole curiosité du monde. Frivole : « Vraiment, elle ne mangeait ni ne buvait rien ? et depuis des années ? vous y croyez, vous ? Et à ces stigmates et autres prodiges ? Franchement, en plein XXe siècle, peut-on encore sérieusement croire à ces fariboles ? »

Pauvre siècle aveugle et décervelé. Société de théâtre, où n’est vrai que ce qui passe à la T.V., ce qui bavarde, dont on bavarde.

Une petite paysanne née en 1902, qui n’a jamais quitté son hameau, qui depuis des dizaines d’années n’est pas sortie de sa pauvre chambre, clouée sur un lit, dans l’obscurité, revivant une fois par semaine les douleurs de la Passion. Et qui, de là, par la seule puissance de son amour et de la grâce, a pu étendre au monde entier son rayonnement spirituel1.

Mon vieil ami Jean Guitton, qui depuis trois quarts de siècle a eu l’occasion de rencontrer tant de grands de ce monde, dit son émerveillement : « Après l’avoir vue, le Nouveau Testament prenait de la phosphorescence. Ces mots de péché, de rédemption, de sacrifice, de “sang versé”, qui sont si voilés de nos jours, voici qu’ils brillaient à mes yeux d’un étrange éclat. » Et il rapporte ce mot de Marthe décrivant son expérience mystique : « Je m’enfonce dans l’essence divine, où il n’y a plus d’images. »

Mais justement il y a l’esprit

Les prodiges sont difficiles à distinguer des miracles. C’est autre chose. Ils se produisent très souvent sous l’effet d’une tension spirituelle point forcément religieuse, mais trop forte pour notre corps d’animal préhistorique. Presque rien, à part l’esprit, n’a changé en l’homme depuis qu’il n’était qu’un fauve vertical, ne l’oublions pas. Mais justement, il y a l’esprit, auquel le fauve vertical ne s’est pas encore accoutumé. C’est notre drame. Les grands spirituels le ressentent comme un supplice. « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » demande saint Paul2. Avant lui, les Grecs païens le répétaient depuis Pythagore : « Le corps est le tombeau de l’âme. »

Une âme dont les puissances se libèrent (ou sont libérées par l’intervention de Quelqu’Un), c’est trop pour qui n’a pas le robuste tempérament d’un saint Vincent de Paul3 ou d’une Jeanne d’Arc4, les deux plus grands saints de France, du moins selon mon cœur. C’est trop, et alors apparaissent, en même temps, des infirmités et des désordres, presque toujours les mêmes (membres inférieurs qui se paralysent, puis qui se retournent sous le corps, torsion des bras, hypersensibilité de l’ouïe, et de la vision, souvent du toucher, cécité, mais aussi « dons » dépassant les possibilités humaines connues, divination des pensées, vue à distance, jeûne partiel ou total, étrange modification du corps. C’est ainsi qu’au procès de béatification de la bienheureuse Veronica Laparelli (XVIIe siècle) les témoins affirmèrent que lors de ses extases de la Passion, « son corps s’allongeait jusqu’à atteindre deux fois sa taille normale. » Je cite l’élongation comme exemple de prodige mystique avéré, défiant la science actuelle, et cependant non miraculeux, car un miracle est édifiant5. Les cas d’élongation corporelle sont très nombreux. On en trouve même chez les païens pieux de l’antiquité (a).

La sainteté, c’est donc autre chose que les prodiges. Jésus a donné les signes qu’on lui demandait, non sans féliciter ceux qui, plus tard, croiraient sans avoir les signes. C’est-à-dire nous, si nous en sommes dignes.

L’Église se prononcera sur Marthe Robin. Elle a des règles très précises pour cela, consignées au XVIIIe siècle par un éminent théologien qui devait devenir le Pape Benoît XIV6. Ce qui fait la sainteté, ce sont les vertus poussées jusqu’à l’héroïsme, et elles seules.
Et là, à ma connaissance, il y a unanimité parmi ceux qui ont connu Marthe Robin. Humilité, obéissance, dévouement sans bornes à l’œuvre qu’elle avait réussi à créer du fond de son grabat, exquise sensibilité de cœur, intuition profonde des réalités mystiques, du divin. Espérons que seront publiés les textes qu’elle a dictés. Ceux que je connais sont souvent sublimes :

A la source des grands mystiques

– I1 me semble que le cœur pleinement confiant est celui qui, fasciné par la puissance infinie de l’amour divin, ne laisse pas les impossibilités humaines limiter son espérance, mais donne à sa confiance l’immensité de l’amour : l’infini, et qui attend de Dieu avec une paisible assurance infiniment au-delà de ce que nous pouvons penser et concevoir. »

Ou encore :

– Il me semble que pour être pur de cette admirable pureté qui est la sienne, il suffit de reconnaître ses innombrables misères parce que dès que nous ne sommes plus, il est Lui, tout entier. »

Pensées qui rejoignent celles des grands mystiques déjà connus, et d’autant plus remarquables si l’on se rappelle que leur auteur n’est qu’une petite paysanne inculte.

C’est qu’il y a chez tous les mystiques, une culture commune, née de la fréquentation divine. Souvent la lecture du peu de textes que j’ai d’elle me rappelle Simone Weil, dont tout pourtant la sépare : Simone Weil, juive, d’origine bourgeoise, convertie comme Mgr Lustiger, philosophe éminente, fleur de la culture grecque, sœur d’un des plus grands mathématiciens du monde, mais auteur elle aussi de pensées d’une infinie simplicité sur l’amour divin et elle aussi héroïque. Toutes deux ont un accent qui ne trompe pas pour parler de la présence divine, semblable, disait Simone Weil, « au sourire d’un être aimé ».

Un fait me frappe. Ceux qui s’interrogent doctement sur la modernité d’une Marthe Robin sont tous des gens d’un certain âge. C’est que notre fin de siècle dégradée par la violence, le sexe et la drogue, mais consciente de son infinie solitude, cette fin de siècle, voyez-vous mes maîtres, c’est celui de Marie-Madeleine. Sur lui veille, je crois, ce voyou à qui cependant il fut promis que « ce soir même il serait au paradis… ».

Oui, il est vrai qu’un soir angoissant descend sur nous. Il est vrai que comme le soir du Vendredi Saint, tout semble perdu. Mais voilà : ce soir terrible c’était en réalité celui du plus grand jour de l’histoire du monde. Notre confiance, comme le dit Marthe Robin doit se mesurer à l’immensité de l’amour, c’est-à-dire à l’infini.

Aimé MICHEL

(a) Chez les mystiques néoplatoniciens et néopythagoriciens. Ils sont décrits notamment par Jamblique7, par les disciples de Plotin et d’autres auteurs.

Chronique n° 330 parue dans F.C.-E. – N° 1785 – 27 février 1981. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 589-592.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 31 mars 2014

  1. Morte le 6 février 1981 à Châteauneuf-de-Galaure (Drôme) dans la maison paternelle qu’elle n’avait jamais quittée. Il existe peu de doute sur les éminentes qualités morales et spirituelles de Marthe et des personnes ayant vécu auprès d’elle. Les conclusions de l’enquête diocésaine en vue de sa béatification (1991-1996) ont été positives et le dossier a été transmis à la Congrégation de la Cause des Saints à Rome. L’inédie, en contraste avec celle de Thérèse Neumann, n’a pas fait l’objet d’un examen médical rigoureux, d’où débat pour décider si elle est totale (J. Guitton et J.-J. Antier : Les pouvoirs mystérieux de la foi, Perrin, 1993, pp. 79-81) ou « partielle » (J. Bouflet : Encyclopédie des phénomènes extraordinaires dans la vie mystique, Le jardin des Livres, 2002, pp. 49-54 ; Aimé Michel m’avait rapporté le témoignage d’un ami persuadé d’avoir entendu Marthe grignoter). L’évolution de sa maladie est connue (même si des versions différentes des mêmes faits sont rapportés par Jean Guitton dans son Portrait de Marthe Robin, Grasset, 1985) : en novembre 1918 elle tombe dans un coma provoqué, semble-t-il, par une encéphalite virale (grippe espagnole). Après une rémission en 1921, la maladie progresse et à partir de 1926, elle ne quitte plus le lit ; ses jambes (mars 1928) puis ses bras (février 1929) sont paralysés et elle vomit presque toute la nourriture qu’elle absorbe. Elle dit (en 1942 pour n’en plus reparler par la suite) ne plus boire ni manger depuis 1932, si ce n’est l’hostie une ou deux fois par semaine, en raison d’une paralysie de la déglutition. Elle devient aveugle en 1940. À partir d’octobre 1931 elle souffre la Passion chaque vendredi et les stigmates apparaissent aux mains et aux pieds, puis à la tête et au côté. En 1936, elle invite le père Finet, sous-directeur de l’Enseignement Catholique de Lyon, à fonder un « foyer de charité » pour accueillir des retraites spirituelles. Il en existe actuellement 75 dans 40 pays.
  2. Épître aux Romains, chap. 7, v. 24.
  3. Ses humbles origines landaises ne destinait pas Vincent de Paul à une vie auprès des grands de ce monde mais, comme on l’a vu à l’occasion d’une autre chronique (n° 160, La science et le mystère, parue ici le 18.07.2011), les aventures quelque peu mystérieuses du jeune M. Vincent le conduisirent des Landes à Tunis et de Rome à Paris. En 1609, Vincent Depaul (c’est ainsi qu’il écrivait son nom) est aumônier de la reine Marguerite de Valois puis, deux ans plus tard, curé de Clichy (où son église existe toujours). A cette époque il commence à fréquenter Pierre de Bérulle qui le fait entrer comme aumônier chez le comte de Gondi, général des galères. C’est dans cette période (1610-1617) que l’on situe la conversion de sa vie intérieure. Mme de Gondi « en promenant son aumônier à travers le délabrement matériel et moral des campagnes » le confronte à la misère du peuple. Il n’aura dès lors de cesse d’y porter remède.

    Son intervention en faveur des prisonniers aux galères, qui étaient détenus dans des conditions atroces, a frappé les esprits. Une anecdote célèbre l’illustre. A Marseille, rendant visite aux galériens, il « en remarqua un jour un fort malade, qui était à la chaîne et que le commis battait rudement ; qu’ayant dit au commis d’envoyer ce brave homme à l’hôpital et le commis lui ayant répondu qu’il le ferait s’il voulait prendre sa place, le serviteur de Dieu accepta la condition, se mit dans les fers et y demeura jusqu’à ce que les gens de Madame la générale des galères, qui le cherchaient, l’eussent trouvé dans cet exercice. » Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette anecdote ne révèle qu’une facette de son action concrète : transfert de ces malheureux dans des prisons plus saines, construction d’un hôpital à Marseille, garantie de libération à l’expiration de la peine, missions d’assistance spirituelle et matérielle sur les navires et dans les prisons, etc. « Le siècle était dur, mais il n’était pas inhumain ; il pêchait par ignorance ou par cécité morale plus encore que par indifférence. En lui montrant ses plaies, en lui exhibant le pauvre et le galérien, M. Vincent lui a rendu l’usage de sa conscience chrétienne. Oui mais pour réveiller cette Belle au bois-dormant il fallait un saint ».

    S’il obtient de tels résultats c’est qu’il émanait de lui un ascendant que tous, seigneurs et paysans, reconnaissaient, à commencer par Philippe de Gondi et son épouse. La séduction irrésistible qu’il exerçait lui valait l’admiration et l’aide de tous dans ses entreprises. Il agissait comme un catalyseur d’une efficacité presque incroyable. « Ce n’est pas la crainte qui rameutait le troupeau autour de M. Vincent. Il séduisait, ce qui est le propre du christianisme bien compris et bien vécu. (…) Quelque chose en lui avait le don d’éveiller ou de réveiller les âmes, étant entendu que l’on appelle “âme”, ici, ce qui dans l’être humain tressaille au souvenir de Jésus-Christ. »

    En 1625, il fonde la Congrégation de la Mission destinée à évangéliser les populations pauvres. Les missionnaires, qui viennent en grand nombre, sont formés dans une léproserie au nord de Paris pratiquement désaffectée, le prieuré de Saint-Lazare, ce qui leur vaudra leur nom de lazaristes. L’action de ces prêtres s’étend rapidement hors de France, notamment en Irlande et à Madagascar. En France, on leur confie la formation des futurs prêtres. Vincent intervient également dans les nominations des évêques contrecarrant ainsi Mazarin pour qui l’épiscopat n’était qu’une dignité honorifique. En 1633, avec Louise de Marillac, il crée la communauté des Filles de la Charité pour se consacrer au service des pauvres et des malades. Fait remarquable pour l’époque, celles-ci n’habitent pas dans des couvents et gardent les vêtements de leur province d’origine. Mais pour comprendre les multiples actions de cet homme d’exception et son efficacité pratique, il faudrait d’abord décrire la misère du peuple, les enfants abandonnés promis à la mort, les ravages épouvantables de la guerre de Trente Ans…

    Dans la biographie qu’il lui consacre à l’occasion du troisième centenaire de sa mort (à laquelle j’ai emprunté les citations qui précèdent), André Frossard écrit : « Faut-il l’avouer ? En cherchant saint Vincent de Paul à travers son temps, je craignais de rencontrer la figure sans doute bienveillante, mais un peu pâle, de la philanthropie traditionnelle. Il était de ces respectables personnages, statufiés depuis longtemps dans les plis de leur légende, à qui l’on dévoue les louanges distraits d’une vénération exempte de curiosité. Une forme grise, à demi effacée par l’éclat d’un siècle de marbre et d’or (…). Prenant le bâton du pèlerin avec ces pensées lamentables, je suis allé, pour ma plus grande joie, de surprise en surprise. Ces plis de la légende n’étaient que les faux-plis de la rhétorique pieuse, la statue souriait, le philanthrope avait toutes les séductions de la tendresse et de la grâce ; l’humble paysan des landes, fidèle aux petits, égal aux grands, recommençait l’Évangile, avec le même cortège de souffrances et d’espoirs, attirés par sa souveraine douceur, et d’intelligences surprises par sa lumière. Le Grand Siècle, dans ses bons jours, faisait silencieusement cercle autour de la modeste forme grise, dont chacun savait, déjà, qu’elle appartenait à l’histoire de Dieu parmi les hommes. » (Votre très humble serviteur Vincent Depaul, Bloud et Gay, 1960 ; sur André Frossard, voir la chronique n° 253, Au cœur de l’inconnu (Suite et fin) – Ceux qui portent au mystique un mépris « scientifique » sont des ignorants, 4.02.2013).

  4. Sur la mort de Jeanne d’Arc, voir la chronique n° 147, Ascèse et liberté – La libération du corps passe par la libération de l’esprit, 22.04.2013.
  5. Dans son livre Metanoia (Albin Michel, 1986), Aimé Michel écrit : « Je ne dis pas que je crois aux nonnes élastiques. Mais j’enregistre avec attention le compte rendu de leurs performances » (p. 209). En fait le doublement de taille provient du témoignage des religieuses du couvent de sœur Veronica au procès apostolique commencé en 1728, un siècle après le procès ordinaire. Cette tradition n’a pas la valeur des témoignages du procès ordinaire qui font état d’un accroissement d’environ 25 cm, mesuré à la toise lors de deux extases au moins. (H. Thurston : Les phénomènes physiques du mysticisme, trad. Marcelle Weill, Gallimard, 1961, pp. 239-241). Toutefois J. H. Crehan, l’éditeur de Thurston, rapporte, en note, d’autres dépositions qui suggèrent une interprétation différente des faits : « Feu mon père (…) vit la sœur Veronica, agenouillée en extase, et il me dit : “Va et vois ce que sœur Veronica a sous les genoux car elle me semble beaucoup plus grande que d’habitude” ; sur ce, je passai ma main sous ses genoux et m’aperçus qu’elle était élevée au-dessus de terre. » On peut supposer que l’ample habit de la sœur traînait à terre cachant la lévitation et donnant l’impression d’une élongation. Au total le phénomène d’élongation me semble mal établi chez les mystiques.
  6. Sur Benoît XIV, les miracles et la canonisation, voir la chronique n° 106, L’avocat du diable, mise en ligne le 01.09.2010, et notamment la note 4.
  7. Jamblique : Les Mystères d’Egypte, III, 5 : « Il y a donc plusieurs genres de possession divine et c’est de plusieurs manières que l’inspiration divine se met en branle (…). En conséquence aussi les caractéristiques des inspirés sont multiples : mouvement du corps ou de certaines parties, calme total du corps, dispositions harmonieuses, danses, voix accordées ou les signes contraires ; ou bien le corps se voit soulevé ou distendu ou porté en l’air comme sur des ailes, ou ce sont des phénomènes contraires qui se produisent » (trad. E. des Places, Les Belles Lettres, 1993, pp. 78-79). Le passage que je souligne a été traduit aussi « le corps semble croître ou se gonfler, ou être emporté très haut dans les airs » (trad. P. Quillard, Dervy, 1948, p. 82) ou encore « le corps aussi est élevé au-dessus de terre, ou grandit de taille, ou est porté mollement dans les airs » (trad. du grec en anglais par G. Parthey puis en français par M. Weill, in Thurston, op. cit., p. 234). Thurston ajoute « le mot διογχοΰμενον, que certains érudits veulent traduire par “allongé” ne signifie-t-il pas “dilaté” ? ». On apprécie sur cet exemple la difficulté d’une traduction exacte.