LE TRAVAIL MANUEL - France Catholique
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LE TRAVAIL MANUEL

Chronique parue dans France Catholique n° 230 – N ° 1516 – 2 janvier 1976

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Donc, nous allons avoir un Institut des métiers d’art. Et force mesures sont annoncées qui devront revaloriser le travail manuel.

Que voilà de bonnes nouvelles ! Si toutefois l’Institut ne tombe pas entre les mains de cuistres incapables de planter un clou, et si les mesures ne se bornent pas à revaloriser le travail manuel en termes d’argent (ce qui est nécessaire, mais ne constitue qu’un préalable).

Le péril numéro un, dans notre cher hexagone, doit être surveillé d’un œil de lynx : ce sont les cuistres. La cuistrerie est notre maladie nationale, bien plus pernicieuse que celle que les Italiens et tant d’autres étrangers malicieux appellent « mal français ». Ce mal français-là, la médecine en fait son affaire. La cuistrerie, elle, n’a pas encore trouvé sa pénicilline. Un de mes amis d’enfance est ouvrier mécanicien. C’est un homme d’une intelligence et d’un humour supérieurs, avec qui l’on ne s’ennuie jamais. Mais de même que M. Jean-Paul Sartre ne peut rester cinq minutes sans écrire, discourir ou signer un manifeste, de même mon ami ne supporte pas de laisser ses mains inactives. Il pense avec ses mains, ce qui est conforme aux connaissances de la paléontologie (qui montre le développement conjugué de l’habileté manuelle et du cerveau depuis l’ère tertiaire), de la physiologie (qui reconnaît dans les convolutions cérébrales la place éminente de la main humaine) et du bon sens, exprimé jadis par Anaxagore : « L’homme est intelligent, parce qu’il a une main. »1

Dans un précédent article, j’ai parlé des cancres et des cracks 2 : cet ami est un crack en mécanique. Il a une sorte de génie pour diagnostiquer à l’oreille ce qui ne tourne pas absolument rond dans un moteur – ainsi d’ailleurs que chez le propriétaire du moteur (toujours à l’oreille). Il lui est arrivé de dépanner le moteur d’un bateau à distance, par téléphone !

Il me semble que cet homme devrait jouir des mêmes titres et de la même considération que n’importe quel autre crack ayant fait des études sur des livres et dans une école. C’est-à-dire qu’on devrait l’appeler Docteur ou monsieur le Professeur, si c’est ainsi qu’on nomme les experts. En France, c’est un ouvrier, mentalement classé comme tel. Il ne fait pas partie de ce qu’il est convenu d’appeler les élites.

Je sais bien que M. Jean-Paul Sartre et les intellectuels français contestent les élites, à la condition, toutefois, d’en faire partie. Il est plus facile de les contester dans des discours que de s’en passer, et je ne vois pas comment une société pourrait rester munie comme nous sommes, Dieu merci ! de philosophes et de contestataires, sans une bonne élite comprenant notamment des hommes capables de diagnostiquer par téléphone le cafouillage d’un moteur.

L’esprit public, dans ce pays, doit faire une découverte et accomplir une révolution.

La découverte, c’est qu’un homme possédant à fond un métier manuel complexe (plombier, maçon, mécanicien, menuisier, charpentier, sans même parler des « métiers d’art », ni des paysans, ni des vignerons), n’a pu atteindre sa maîtrise qu’au terme d’une étude, différente de, mais équivalente à toute autre espèce d’étude ! D’où diable nous vient ce préjugé qu’il n’est d’étude que livresque ? Au vu des livres où sont présentement censés s’instruire nos enfants, notamment en grammaire et en mathématiques, je tiens même qu’un apprentissage bien fait éduque mieux l’esprit. Car si l’on peut dire impunément n’importe quelle sottise en grammaire, en revanche, en plomberie, il faut bien finalement que cela marche ! Je n’ai pas encore remarqué, sur le commerce, de plomberie structurale3?

Quant à la révolution à accomplir, c’est, ayant reconnu la dignité intellectuelle de tout métier manuel complexe bien su, d’en tirer la conséquence sociale, et je dirai dans un sens non marxiste la conséquence de classe. Et là, la difficulté est double. On imagine sans trop de peine le snobisme et le désir d’embêter papa aidant – que les filles de médecin, d’avocat, de banquier, pourquoi pas ? se mettent à épouser les jeunes plombiers. D’ailleurs, j’ai déjà vu cela, et sans doute aussi quelques lecteurs. Mais il n’y a pas qu’un préjugé à surmonter. Il y a véritablement un abîme à franchir, je l’ai dit, doublement. Car non seulement celui qui n’a jamais travaillé de ses mains se croit (je dis en France) d’une essence différente, mais il en est de même de celui qui travaille de ses mains : lui aussi se croit d’une essence différente et, quoi qu’on en dise, inférieure. Car (croit-il) il n’a pas fait d’études et il se tient en tout cas exclu d’un certain type de loisirs de l’esprit constituant la part la plus précieuse de la vie, et voué par nature à un autre type de loisirs. Parlons clair : l’ouvrier (je dis toujours : en France) croit que, son travail fini, il ne saurait sans ridicule que taper la belote, regarder la télévision, faire rouler sa voiture ; à cause de notre cuistrerie culturelle, l’idée d’acheter un violon, comme cela se voit en Hongrie ou en Tchécoslovaquie, ou un piano, comme il y en a dans des appartements ouvriers polonais, allemands ou américains (spécialement noirs, plus pauvres et plus « incultes » selon notre sens livresque), cette idée lui paraît comique et prétentieuse. Quand elle lui vient quand même, c’est pour ses enfants, et il sent du coup que ceux-ci veulent changer de classe sociale. S’il aime la musique, il apprendra la guitare ou l’accordéon, qui sont aussi difficiles et aussi chers que les instruments « bourgeois ».

Pour que les Français comprennent qu’apprendre un métier c’est faire des études, il faut qu’un univers de mots creux s’effondre. Hélas, il ne s’effondrera pas tout seul. Et l’on n’entend personne parler d’y mettre des bombes. Tout le monde est bien d’accord sur cette absurdité : étudier dans les écoles et dans les livres est la seule activité supérieure de l’intelligence, donc la justice veut qu’on y boute tout le monde y compris le pied aux fesses, ceux dont le goût et le don seraient de penser avec la main.

Parmi les êtres les plus hautement spiritualisés qu’il m’ait été donné de connaître, certes j’ai rencontré des savants, des écrivains, des artistes. Bien rares étaient ceux qui n’avaient pas aussi l’intelligence de la main. Ceux qui ne l’avaient pas m’ont toujours paru frappés d’une sorte d’infirmité de l’esprit. L’esprit manchot presque toujours déraille. Je suis convaincu que l’URSS ne serait pas cette aberration sinistre et bancale qui angoisse même les communistes si Lénine et Staline avaient d’abord été horlogers, mécaniciens, maçons4.

Mais quelle plénitude rayonne des « manuels » conscients de leur main spiritualisée ! J’en prends à témoin les lecteurs et admirateurs du vigneron Gustave Thibon5. J’en prends à témoin les compagnons formés par des maîtres, non pas seulement dans leur métier, mais par leur métier, en esprit. J’en prends à témoin cette main que Michel-Ange peignit au centre de sa « Création », tirant d’un geste hors du temps l’être du non-être.

Aimé MICHEL

(*) Chronique n° 230 – F.C. – N ° 1516 – 2 janvier 1976 reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 12 « Économie et politique », pp. 335-337.

Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 septembre 2012

  1. Dans sa correspondance avec Bertrand Méheust (L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com, pp. 137-139), Aimé Michel commente, non sans humour gaulois, une autre facette de cet aphorisme d’Anaxagore : la masturbation. Elle a, selon lui, joué un rôle éminent dans la genèse de l’espèce humaine car l’homme « s’est sélectionné lui-même à travers le rêve que chaque sexe hallucine de l’autre. L’homme a fait la femme et la femme l’homme ».
  2. Allusion à la chronique n° 228, Le Q.I. d’Ivan Denissovitch, publiée ici la semaine dernière.
  3. Cet éloge du travail manuel, de la « main spiritualisée », est une constante de la pensée d’Aimé Michel (sur son origine, voir aussi la note 2 de la chronique de la semaine dernière). Voici trois citations qui l’illustre :

    Dans La noblesse de la main (Ce qui égale l’ouvrier à tout autre homme c’est que le geste bien fait est une forme de pensée, chronique n° 43, publiée ici le 08.11.2010), en réponse à la lettre d’un ouvrier autodidacte, Jean Coulonval, il écrit : « Il y a dans votre lettre une phrase dont vous devriez toujours vous souvenir : “Ce qui sauve quand même l’ouvrier, c’est que le tact, le geste bien fait est encore une forme de pensée.” Supprimez “quand même”, “encore”, remplacez “sauve” par “égale (l’ouvrier) à tout autre homme” et vous avez la règle d’or dont je vous conseille vivement d’inspirer désormais votre réflexion. Si vous faites ainsi, je vous prédis un grand apaisement intérieur et l’intérêt respectueux de vos contemporains pour ce que vous avez à dire. »

    Dans Le Q.I. d’Ivan Denissovitch (chronique n° 228) il s’indigne d’un préjugé qui sévit autant à gauche qu’à droite : « [D]e quelles arrière-pensées se nourrissent ces aimables révolutionnaires qui mesurent la réussite d’une vie à la hauteur atteinte sur le perchoir social ? Camarades, je trouve navrants vos préjugés bourgeois ! Quand j’étais enfant, j’ai gardé les quelques vaches de mon père. Dans ma famille, à part quelques curés, il n’y eut jamais et il continue à n’y avoir que des travailleurs manuels. Pourquoi tenez-vous pour une déchéance de ne pas mordre à l + 0 = l et aux réformes du moyen Empire ? Il y a autre chose dans la vie de l’esprit. ».

    A propos de la sonde Viking qui s’est posée la première sur Mars le 20 juillet 1976, trente-six ans avant Curiosity, il commente : « Viking n’est pas le triomphe isolé d’un groupe de savants américains. Il est celui d’un état d’esprit qui se décèle déjà chez l’enfant et ne cesse ensuite de se développer, une curiosité d’esprit concrète, un savoir-faire où les mains et l’esprit se conjuguent sans cesse. “Ne pas travailler de ses mains” n’est considéré comme une promotion sociale qu’en France, depuis la disparition de la Chine des mandarins (je ne parle pas des pays du Tiers Monde). (…) Mais même cela, je crois, n’est que la manifestation de quelque chose de plus profond, qui existait aussi jadis au plus haut point dans notre peuple quand il était encore fait surtout d’artisans et de paysans : le désir, je dirai nuptial, du contact avec la réalité matérielle, le plaisir de n’en être séparé par rien, même si cette réalité est rebutante comme la terre, le charbon, le métal, le béton, et de savoir la manipuler pour y assurer son bien-être. » Chronique n° 254, Viking et l’autre façon américaine d’être plombier, in La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com, chap. 15 « Angleterre et Amérique », pp. 408-410).

    Non seulement au cours des trente dernières années la France n’a pas fait la découverte qu’Aimé Michel appelait de ses vœux mais le déclin de son tissu industriel fait craindre qu’elle soit de moins en moins apte à « penser avec la main ». Ce déclin vient cumuler ses effets aux profonds préjugés intellectualistes qui traversent la société française. Qui peut dire quelles seront les conséquences à long terme de ces pertes de compétence, ruptures des chaînes de savoir et retrait des réalités concrètes ?

  4. Le père de Lénine, Ilya Nicolaévitch Oulianov, était le fils d’un employé de bureau qui devint professeur de mathématiques puis inspecteur des écoles primaires et épousa la fille d’un médecin militaire. C’était un notable qui se faisait appeler excellence. Son fils, Vladimir Ilich naquit en 1870 à Simbirsk, aujourd’hui Oulianovsk, sur la Volga. Il eut une enfance heureuse dans une famille unie et affectueuse. Quand son père mourut brutalement en 1886, il cessa d’aller à la messe et rompit avec la tradition familiale. L’année suivante son frère aîné fut pendu pour avoir participé à un complot contre Alexandre III. Le jeune Lénine s’inscrivit à la Faculté de Droit mais en fut exclu trois mois plus tard pour avoir participé à une manifestation. Il dût se retirer à la campagne dans une propriété de sa mère. Là, au cours de l’hiver 1887-88, il lut le Capital. Il fut finalement autorisé à passer ses examens (1890). En 1893, il s’installa à Saint Pétersbourg comme avocat ; ce fut la seule période de sa vie où il eut à se préoccuper de gagner sa vie. Il prit rapidement le contrôle d’un cercle marxiste clandestin. En 1895, il fut arrêté, passa plus d’un an en prison avant d’être déporté trois ans en Sibérie…

    Joseph Vissarionovitch Djougatchvilli, naquit en 1879 à Gori, en Géorgie, d’un père ouvrier cordonnier et d’une mère employée de maison. Le père, un alcoolique qui battait sa femme, finit par les abandonner, elle et son fils, pour aller travailler à Tiflis. Sa mère, une maîtresse femme, rêvait de faire de son fils un évêque. Elle parvint à convaincre des notables locaux de l’inscrire au petit séminaire et de lui obtenir une bourse. Joseph se passionna pour l’étude, obtint de très bons résultats et fut apprécié pour sa belle voix. Il parvint à entrer au grand séminaire en 1893 où régnait, paraît-il, une atmosphère pesante et carcérale. Il s’y fit remarquer pour son caractère querelleur et ses moqueries envers les plus faibles. En 1896, il perdit la foi car il se rendit compte, dit-on, que si Dieu existait le monde serait mieux fait. Il lut Marx en secret. En 1898, il adhéra au Parti social-démocrate russe. Ne s’étant pas présenté aux examens il fut expulsé du séminaire. Il commença à faire de l’agitation politique et fut lui aussi déporté en Sibérie en 1903…

  5. Gustave Thibon (1903-2001) est né à Saint-Marcel-d’Ardèche, près de Privas. Son père, paysan et poète, l’initie au latin et à la poésie. « À sept ans, dira-t-il, je récitais force poèmes de Leconte de Lisle, Hérédia et bien sûr, Mistral et Aubanel, en provençal. » Il sort de l’école dès l’âge de treize ans ce qui lui vaut sa réputation d’autodidacte. La Première Guerre mondiale le marque profondément : « Ce fut la guerre civile dans toute son horreur, la mise à mort d’un monde pour des raisons dont aucune ne tenait debout. Toute cette jeunesse sacrifiée ! » dit-il à Philippe Barthelet dans un entretien publié en 1988. Ce patriotisme idéologique, dont il voit l’origine dans la Révolution de 1789, nourrit sa méfiance de la démocratie.

    Une jeunesse aventurière le conduit à Londres, où il connait la misère, puis en Italie. Il effectue son service militaire en Afrique du Nord, où des lecteurs lui font découvrir Nietzsche, auteur auquel il demeurera toujours attaché. En 1926, il revient dans son mas provençal et s’y adonne à l’étude. À l’anglais et à l’italien, il ajoute l’allemand, le latin, le grec, et les mathématiques, avant de s’attaquer plus tard à l’espagnol. Son don des langues est servi par une mémoire exceptionnelle : il savait par cœur des milliers de vers, notamment de Dante et de Hugo, ce qui lui faisait citer avec plaisir et modestie ce mot de Nietzche : « Il y a des êtres qui ont trop de mémoire pour avoir du génie » !

    Il reçoit le christianisme non de son père mais de Jacques Maritain et de Gabriel Marcel. Un de ses premiers livres, Diagnostics. Essai de physiologie sociale (1940), sera préfacé par ce dernier. Sa rencontre avec la philosophe d’origine juive Simone Weil (1909-1943) est l’événement le plus marquant de sa vie. Celle-ci fuyant Paris occupé se réfugie à Marseille. Au cours de l’été 1941 Thibon l’embauche comme ouvrière agricole dans sa ferme. C’est lui qui rassemble et ordonne les textes des cahiers que Simone Weil lui a confiés avant de partir aux États-Unis et qui la fait connaître au monde en publiant La pesanteur et la grâce en 1947.

    Gustave Thibon publie plus d’une vingtaine de livres dont les principaux (tous publiés chez Fayard) sont postérieurs à 1960 : Notre regard qui manque à la lumière (1975), L’ignorance étoilée (1974), Le voile et le masque (1985), L’illusion féconde (1995). Ce sont des recueils d’aphorismes écrits dans un style simple et clair. S’il a eu de nombreux et fidèles lecteurs, le monde universitaire ne l’a pas reconnu (parce que, explique Aimé Michel, ce milieu a horreur de « tout écrivain capable de répandre des idées dans le public », in La clarté au cœur du labyrinthe, www.aldane.com, p. 382). Pourtant, en 1964, l’Académie française lui décerne le Grand prix de littérature et en l’an 2000, le Grand prix de philosophie. Philippe Barthelet, après des années de recherche en archives, vient de lui consacrer un Dossier H (suite des célèbres Cahiers de l’Herne) aux éditions L’Âge d’Homme (Lausanne).

    Pour en savoir plus sur Gustave Thibon on peut lire l’article que lui consacre l’Encyclopédie de l’Agora, la recension du Dossier H Thibon, Simone Weil et le catholicisme français par Gérard Leclerc et se procurer sur le site de l’INA l’entretien de 1989 de Gustave Thibon avec Jacques Chancel. On trouve sur la toile de nombreux aphorismes de Thibon, notamment sur http://www.horaz.com/03_Citations/AUTEURS/Thibon_Gustave.htm. Je n’en retiendrai que deux, la première sur l’Église, la seconde sur le mysticisme :

    « Je ne m’en sépare pas, je m’en éloigne. Pour mieux la voir. J’emprunte, pour la contempler, le regard de l’étranger et de l’ennemi. Incapable d’habiter en son centre comme les saints et las de ramper à sa surface comme les dévots, je prends du recul. Et plus je m’éloigne, plus je sens, au fond de moi-même, l’irrésistible pureté de son attraction. De près, je voyais ses taches: de loin, je ne vois que ses rayons. » (L’ignorance étoilée, 1974, p. 1.)

    « Les contacts avec le divin sont comme des trouées de l’éternel dans la durée. Éphémères comme les sauts d’un poisson hors de l’eau, son élément, mais laissant à jamais dans l’âme la nostalgie d’un monde irrespirable à force de pureté. » (L’illusion féconde, 1995, p. 117)

    Le parallèle entre Gustave Thibon et Aimé Michel est facile à faire : mêmes origines paysannes et provençales (mais des marges, ardéchoises pour l’un, alpines pour l’autre), même attachement à celles-ci, même dédain apparent de la reconnaissance institutionnelle, même goût de l’aphorisme et de l’expression claire mais dispersée, même passion du savoir et de la profondeur historique, même capacité à entretenir des idées en apparence contradictoires, même manière d’être « orthodoxe sans l’être » (pour reprendre l’expression de l’encyclopédie de l’Agora) sans doute fondée sur une même expérience de « contacts avec le divin », donc « plus proche de la mystique que de l’institution » (pour reprendre celle de G. Leclerc). Pourtant les différences sont également profondes : là où l’un trouve en Hegel un guide, l’autre ne voit qu’un « aveugle de génie de la ratiocination » (chronique n° 109, Le petit roi de l’univers, 27.02.2012) ; là où l’un exprime une sensibilité et un pessimisme « réactionnaires », l’autre manifeste un optimisme « scientifique » ; et bien entendu, là où l’un s’attache d’abord aux œuvres philosophiques et littéraires, l’autre privilégie la « philosophie naturelle ». Aimé Michel tenait Gustave Thibon pour un grand écrivain et en parlait toujours de manière très positive. Cependant, lorsque j’avais visité Aimé Michel pour la première fois durant l’été 1975, Jean Coulonval (voir note 3 ci-dessus) lui avait dit en ma présence, avant de prendre congé, que Gustave Thibon souhaitait le voir. Pour autant qu’il m’en souvienne, Aimé Michel lui avait répondu de manière évasive, quelque chose comme « Qu’irai-je faire là-bas ? ». Si donc chacun pouvait lire les articles de l’autre dans France Catholique à l’époque, il ne semble pas qu’ils se soient connus personnellement.