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LE DIEU DES SAVANTS

Chronique n° 257 – F.C.-E. – N° 1554 – 24 septembre 1976

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J’AI DÉJA EU L’OCCASION de dire ce que je pense du Rapport du ministère de la Justice sur l’Informatique et la liberté1. Le rapport a enfanté un projet de loi. Tout le monde se congratule. Cela me rappelle l’arrêté municipal qu’un garde champêtre, en 1954, proclamait aux coins des rues d’un petit village du Midi, « interdisant l’atterrissage des soucoupes volantes sur le territoire de la commune ».

Aucun des braves gens qui ont conçu le projet de loi n’est un informaticien : tous sont d’éminents gens de robe, sauf un ou deux administratifs d’organismes d’informatique. Aucun n’a la moindre idée de l’évolution réelle de l’ordinateur, et les commentaires diffusés dans la presse de source autorisée ont répété les mêmes naïvetés : que l’ordinateur se trompe comme les hommes (il ne se trompe pas comme les hommes, mais quand les hommes se trompent) ; que l’ordinateur se borne à tenir des fichiers (grands dieux et comment s’y prennent ceux du Jet Propulsion Laboratory qui au moment où j’écris ces lignes étudient à des dizaines de millions de kilomètres de distance la surface de Mars dont ils établissent à mesure la carte, où ils reconnaissent le relief, actionnant subtilement quand il faut de petites fusées pour modifier la trajectoire de Viking et changer d’orbite en fonction de leurs observations et des indications reçues ?)2.

Ce qui me console (si l’on peut dire), c’est que le premier ordinateur venu, programmé par un véritable expert comme il n’y en a aucun dans la commission, dressera en un quart d’heure la liste de tous les moyens propres à utiliser la loi dans des buts contraires à ce qu’elle croit interdire. On nous annonce un comité des sages pour en assurer l’application. Ce sont encore des gens de robe, éminemment respectables ! – comme le garde-champêtre du petit village.

Passons. Légiférer sur l’informatique, qui se transforme tous les jours entre les mains de gens infiniment sophistiqués ne se comprenant qu’entre eux et qui, comme tous les savants, participent à une évolution collective échappée depuis longtemps à tout contrôle, à toute planification et à toute prévision, c’est faire comme Xerxès qui fouettait in océan pour apaiser ses tempêtes. Fouettez toujours, cela occupe3.

[|*|]

Et revenons à un sujet que j’avais promis de traiter : le « terrible point d’interrogation » où le physicien Alfred Kastler4, grand esprit méditatif, a, dit-il, perdu la foi chrétienne de son enfance (il est né protestant d’Alsace).

Ce point, cette énigme, la voici.

La nature tout entière est fondée sur le meurtre, le mensonge, la déprédation, l’écrasement du faible, le triomphe cynique du plus malin et du plus fort. La loi de nature, c’est, avec une méticuleuse précision, l’antidécalogue. C’est-à-dire que le Décalogue révélé à Moïse et qui fonde encore toute loi morale, est très précisément le contraire de ce que fait la nature. Tous les êtres vivants sont voués à une seule finalité, la survie de l’espèce, qu’ils poursuivent avec un assortiment de moyens dont le Décalogue nous fournit la liste complète : il suffit de le contredire point par point. En toute occasion tu tueras, tu mentiras et tromperas, tu voleras, tu mangeras le plus faible, y compris tes parents devenus vieux et tes frères malades, tu te livreras tout ton soûl à la sexualité, y compris à toutes les perversions, sans considération de personne – sur ta mère, ta sœur, ton père, la femelle de ton congénère, etc. Telle est la Nature.

Or dit Kastler, Dieu est la force qui a créé et maintient l’univers. Où est-il, dans tout cela, le Dieu d’amour que l’on m’a prêché ?5

On sait que ce problème classique est appelé « problème du mal », qu’il est discuté dans tous les traités de philosophie, et que toutes les religions issues de la Bible l’expliquent par la faute originelle : c’est cette faute de l’homme qui a introduit le mal dans un monde jusque-là innocent.

Seulement la science le pose maintenant d’une façon plus troublante, qui semble déconcerter toute réflexion.

Que la faute originelle commise par l’homme explique le mal dans l’homme, admettons. Mais la paléontologie, science des fossiles, a ressuscité du sol les milliards d’années de l’histoire terrestre où l’homme n’était pas encore là confirmant d’ailleurs que, comme le dit le récit de la Genèse, l’homme est le dernier venu de tous les êtres vivants.

Or ces êtres fossiles pratiquaient eux aussi depuis toujours l’antidécalogue avec la même férocité. La vie sur la Terre avant l’homme, c’était déjà depuis toujours le même carnage et le même coupe-gorge. Monstres carnassiers et prédateurs y pullulaient comme maintenant. C’est d’ailleurs d’eux que descendent, peu modifiés souvent, les êtres actuels. Ceci constitue déjà une énigme de taille : comment expliquer le mal avant la faute de l’homme ?

Mais ce n’est pas encore là le plus incompréhensible.

Comme on le sait, l’évolution reste un fait non expliqué. Mais elle est un fait : plus les fossiles sont anciens, plus ils sont simples et rudimentaires ; de plus, cette simplicité fournit les prototypes des êtres actuels. Plus le fossile est récent, plus il ressemble à son parent actuel. Les plus récents sont identiques aux êtres encore vivants. Plus on recule dans le temps, plus on régresse vers les formes simples. De temps à autre, je reçois encore des lettres de lecteurs qui croient que l’évolution est une théorie non prouvée.

Ce qui demeure complètement obscur, c’est comment, par quels moyens, sous l’effet de quelles forces, par quels événements l’évolution s’est faite. Mais l’évolution n’est pas une théorie : c’est la succession des fossiles telle qu’elle se montre à qui fouille le sol6.

Cela étant, la nature humaine est sortie de cette évolution. Son anatomie, notamment l’anatomie de son cerveau et son code génétique, conservent vivant l’empilement de tous les états pré-humains et animaux vécus et traversés par son ascendance. Votre cerveau contient aussi celui du reptile et celui du poisson. Comme tous les êtres actuellement vivants, l’homme est un produit du coupe-gorge, de la jungle qui règnent sur la Terre depuis les origines. L’homme a été formé cellule par cellule, organe par organe, instinct par instinct – en un mot dans tout ce que contient d’inné sa nature de chair et de sang – par la pratique immémoriale et universelle de l’anti-Décalogue, qui est le catéchisme élémentaire de la survie dans la nature vivante originelle.

Tel est le terrible problème, que l’on pourrait d’ailleurs documenter de toutes les précisions voulues. Ce tableau semble rejeter entièrement, non sur l’homme, mais sur le Créateur, la violence et le mal qui règnent dans le monde. Ce n’est plus le problème du mal que pose ainsi la science, mais bien celui de la nature de Dieu. Car en même temps qu’elle nous montre un monde voué dès les origines aux horreurs de l’anti-Décalogue, la science, comme je l’ai maintes fois souligné ici, découvre avec une clarté croissante que l’univers est finalisé. Ce n’est pas une machine aveugle. Une pensée l’anime.

Il y a plus de vingt ans que je réfléchis à cet angoissant problème (a), qu’il est peu sensé, je le sens bien, d’exposer de façon si sommaire. Mais enfin Kastler l’a fait, il faut parler. Je dirai donc pour conclure la solution que j’y ai apportée pour moi-même, sous toutes réserves !

La question est : ce monde a-t-il été créé par un Dieu d’Amour, malgré les apparences exactement contraires ? Je réponds oui (toute foi mise à part ; et la science étant seule en considération7). Oui, évidemment.

Car si l’homme, dernier produit d’une évolution qui n’a jamais cessé de marcher vers lui, se trouve porteur d’une loi morale qui condamne le passé de l’univers, il faut bien que cette loi morale ait été voulue et projetée dès la naissance des choses.

Elle est posée dès la première origine comme dernière fin. Sinon la révolte de l’homme à l’égard des horreurs de la nature ne s’expliquerait pas. La loi morale naturelle, présente dans le code génétique de l’homme, atteste que depuis toujours le monde était en marche vers elle, puisque le code génétique humain résume l’histoire de la vie.

Il y aurait immensément à dire là-dessus. Mais passons. Quand on écrit de petits articles, il faut se plier aux lois du genre. Le lecteur méditera lui-même, et n’y perdra rien.

Aimé MICHEL

(a) Que j’ai exposé pour la première fois dans une préface8 au beau livre du géologue André de Cayeux (Trente millions de siècles de vie, Édition André Bonne, 1958)9.

Chronique n° 257 – F.C.-E. – N° 1554 – 24 septembre 1976. La seconde partie a été publiée dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com).


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 février 2013

  1. Voir la chronique n° 226, L’informatique et la démocratie – Naissance de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés, mise en ligne le 27.08.2012. Originellement publiée onze mois auparavant, le 28 novembre 1975.
  2. Voir les chroniques n° 253, Au cœur de l’inconnu (Début) – Viking : un bicentenaire sur Mars (21.01.2012) et n° 254, Viking et l’autre façon américaine d’être plombier – L’univers aime s’amuser et il aime bien ceux qui s’amusent avec lui (28.01.2012).
  3. Aimé Michel a souvent exprimé ce caractère autonome de la science, échappant à tout contrôle. Quant à l’épisode cocasse de Xerxès, il est tiré de l’un des ses livres favoris, L’enquête d’Hérodote, le premier des historiens. Xerxès, roi des Perses de 485 à 465 av. J.-C., en route pour la Grèce avec son immense armée, fit construire deux ponts sur l’Hellespont qui sépare l’Asie de l’Europe, « l’un par les Phéniciens, avec des câbles de filasse, l’autre par les Égyptiens, avec des câbles de papyrus (…) ; mais les ponts jetés sur le détroit, une violente tempête s’éleva, qui les rompit et les balaya. A cette nouvelle, Xerxès indigné ordonna d’infliger à l’Hellespont trois cents coups de fouet et de jeter dans ses eaux une paire d’entraves. J’ai entendu dire aussi qu’il avait envoyé d’autres gens encore pour marquer l’Hellespont au fer rouge. En tout cas, il enjoignit à ses gens de dire, en frappant de verges l’Hellespont, ces mots pleins de l’orgueil insensé d’un Barbare : “Onde amère, notre maître te châtie, parce que tu l’as offensé quand il ne t’a jamais fait de tort. Le roi Xerxès te franchira, que tu le veuilles ou non ; et c’est justice que personne ne t’offre de sacrifices, car tu n’es qu’un courant d’eau trouble et saumâtre”. Ainsi fit-il châtier la mer, – et couper la tête aux ingénieurs qui avaient dirigé les travaux. » (VII, 34-35 ; traduction d’Andrée Barguet, Folio et La Pléiade).

    Hérodote tient Xerxès pour un orgueilleux de faible intelligence ; il n’empêche que, comme le note A. Barguet, selon la loi grecque également il était normal de juger et châtier un objet inanimé. On mesure sur cet exemple les similitudes et différences avec notre époque. Vingt-cinq siècles plus tard, les quatre peuples mentionnés par Hérodote, qui pour certains portent maintenant d’autres noms ou parlent d’autres langues, font toujours l’actualité, parfois encore avec violence, mais qui songerait encore à marquer la mer au fer rouge comme du bétail ou des esclaves ? A cette lecture on ne peut que s’interroger : quelles seront donc les mentalités et les idées de nos descendants dans vingt-cinq siècles ?

  4. Sur Kastler, voir la chronique Cette étrange matière – Le livre évènement du physicien Alfred Kastler, prix Nobel, parue ici la semaine dernière. On y trouvera un bref résumé des idées du physicien sur la biologie, l’état imparfait selon lui de nos connaissances dans ce domaine, sa tolérance à l’égard de notions condamnées par Jacques Monod comme celles de finalité et de projet dans la nature, sa conception d’une pluralité des finalités et son regard réaliste et prudent sur l’avenir de l’humanité.
  5. Si Kastler a perdu la foi protestante de son enfance, il n’en a perdu ni les connaissances ni les références. Le passage clé de son livre Cette étrange matière (Stock, Paris, 1976, pp. 262-263) où il expose sa vision critique du problème du mal le montre bien :

    « Entre le Dieu de Darwin créateur de l’univers, imposant aux êtres l’implacable et impitoyable loi de la sélection naturelle, et le Dieu d’amour de Jésus, il n’y a aucun compromis possible. Schweitzer se sent impuissant à résoudre ce dilemme. Il écrit : “La nature ne connaît pas de respect devant la vie. Les êtres vivent aux dépens d’autres êtres. La nature les oblige à combattre les pires cruautés. Regardez l’araignée ! La nature est belle et merveilleuse vue du dehors, mais lire dans son livre nous remplit d’horreur. Dieu est la force qui maintient tout l’univers. Mais pourquoi le Dieu qui se révèle dans la nature est-il la négation de tout ce que nous ressentons comme moral, pourquoi est-il à la fois une force qui construit rationnellement la vie et une force qui la détruit démentiellement ? Comment pourrions-nous concilier le Dieu créateur du monde avec le Dieu d’amour, volonté de promouvoir le bien ?” La seule issue qu’il entrevoit pour lui-même est celle-ci : “Nous sommes dans la vérité lorsque nous ressentons de plus en plus profondément les conflits. La bonne conscience est une invention du diable.” »

    Cette vision est remarquablement proche de celle qu’exposait Aimé Michel 18 ans auparavant dans sa préface à Trente millions de siècles de vie, ce qui mérite qu’on y regarde de plus près (voir note 7).

  6. L’évolution biologique, ce phénomène majeur étendu sur plus de trois milliards d’années auquel nous devons l’existence, n’est plus depuis longtemps une hypothèse et la thèse d’une Terre jeune où les êtres vivants auraient été créés indépendamment par Dieu n’est pas plus tenable aujourd’hui que celle d’une Terre fixe au centre de l’univers. Par contre, l’explication scientifique complète de ce phénomène est bien loin d’être acquise. C’est un des thèmes récurrents des présentes chroniques, voir par exemple les n° 100, La bicyclette de Darwin, L’évolution s’observe, s’expérimente et se mesure (parue ici le 28.11.2011), n° 109, Le petit roi de l’univers – L’espèce humaine en évolution (27.02.2012), et n° 122, Les préhumanités : question pour l’homme – La découverte du crâne KNM-ER-1470 et l’inévitabilité d’un homme (07.05.2012).
  7. Cette affirmation « toute foi mise à part ; la science étant seule en considération » peut surprendre tant on s’est habitué, dans l’ambiance intellectuelle contemporaine en France, à considérer que la question de l’existence de Dieu est une affaire privée, à ne pas mettre sur la place publique, et une croyance irrationnelle livrée à l’arbitraire de chacun. Aimé Michel n’est pas de cet avis. Il pense au contraire que la question de l’existence et des attributs de Dieu peut être discutée sans référence à une révélation et résolue au terme d’un effort d’information et de réflexion. On peut résumer ainsi sa position : « Sur la base des seuls faits scientifiques parvenus à ma connaissance, minutieusement rassemblés et analysés, moi, Aimé Michel, j’en conclus que le monde a été créé par un Dieu d’Amour ». Il en vint à cette conclusion par un mouvement inverse de celui de Kastler dont les idées sur le problème du mal évoluèrent vers la solution que l’on sait « au cours des vingt dernières années » comme il le confia à Christian Chabanis dans Dieu existe-t-il ? Non (Fayard, 1973).
  8. Cette préface intitulée Lettre à François Mauriac sur le mal fossile commence ainsi : « “J’ai cru (avez-vous dit à Pierre Lhoste), je crois, je croirai jusqu’à mon dernier souffle qu’au centre de cette matière aveugle et sourde vit et souffre le Dieu des cœurs, celui dont Pascal a écrit qu’il sera en agonie jusqu’à la fin du monde, mais qu’alors il attirera tout à lui comme il nous l’a promis. Je crois, avez-vous ajouté, que le secret de la création est un secret d’amour, et que l’amour aura le dernier mot”. Oui, je sais que rien ne serait plus désirable que la réalité de votre foi, celle du moins que Pierre Lhoste vous a donné l’occasion de proclamer. Je sais que la grande inquiétude des hommes est de trouver avant leur mort un genou où poser leur tête, et dormir. Mais le secret d’amour dont vous parlez, j’ai beau le chercher, je ne le trouve pas, et c’est bien plutôt ce monde où vous le croyez scellé qui m’offre le mystère d’une éternelle agonie. »

    Cette Lettre que j’ai lue à plusieurs reprises au fil des années, m’a toujours paru aussi redoutable, non pas tant parce qu’y apparaît la face sombre du monde (qu’on aperçoit en bien d’autres passages du même auteur), mais parce qu’elle apparaît seule, sans contrepartie. Tel n’est pourtant pas l’avis d’André de Cayeux, auteur du livre qu’elle préface qui, quelques mois avant sa mort, s’écrit dans une lettre adressée à Aimé Michel datée du 9 janvier 1986 : « L’exemplaire de 30 millions de siècles de vie que j’avais donné à ma mère est tombé entre mes mains, et ainsi j’ai retrouvé, avec 25 ans de recul, votre préface ! Quelle pensée ! Quelle écriture ! Quelle œuvre ! ces trente pages ! N’auriez-vous écrit que cela, vous devriez être en paix. Rassuré. Vous avez donné un message d’amour, quoique vous disiez » (c’est moi qui souligne). Pourtant ce message d’amour de la préface à mon tour « j’ai beau le chercher, je ne le trouve pas » et je m’interroge. Que signifie cette préface désespérée ?

    Et d’abord pourquoi la Lettre est-elle adressée à Mauriac (1885-1970) ? Est-ce parce qu’il est l’un des écrivains français les plus importants du XXe siècle, membre de l’Académie française (1933) et lauréat du prix Nobel de littérature (1952) ? Oui sans doute mais c’est d’abord au chrétien affirmé que Michel s’adresse comme il s’en explique au début de sa lettre. Et moins d’ailleurs au Mauriac romancier, celui de Thérèse Desqueyroux (1927) et du Nœud de vipères (1932), romans qui peignent de manière si saisissante le mal et le vice que des catholiques ont pu douter de la foi chrétienne de leur auteur, qu’au Mauriac polémiste courageux et redouté qui se manifeste après 1945. Antifasciste avant la guerre, il soutient les républicains espagnols, s’insurge contre les abus de l’épuration à la Libération, puis s’oppose aux guerres coloniales et à la pratique de la torture. Michel y fait allusion : « François Mauriac signifie l’exigeante tendresse, le partie pris en faveur du faible, la révolte contre la violence et l’injustice. C’est vous qui m’avez appris le respect de la vie vers les années quarante-cinq (…). Vous polémiquiez alors avec Camus. Il rompit le combat, et je peux témoigner que cette défaite annonçait le premier trouble, le premier retour sur soi de tant d’enfants jetés au feu sans avoir eu le loisir d’apprendre la pitié » (Michel sortait alors d’un maquis communiste où le mot « pitié » n’avait, semble-t-il, pas court). C’est pour cela qu’il le prend à témoin.

    La Lettre développe longuement toutes les raisons de penser que la nature est mauvaise et que, selon le mot de Teilhard de Chardin, le péché est dans l’atome. Il s’ensuit une critique des Pères de l’Église car, contrairement à ce qu’ils imaginaient, le mal n’est pas né avec la faute originelle et la chute d’Adam : « Il y a seulement quelques centaines de milliers d’années que l’homme existe, alors que la création souffre et meurt depuis des milliers de siècles. (…) Comment oseriez-vous prendre le parti de l’amour et de la pitié, si vous saviez d’où vous venez ? Ces beaux sentiments eux-mêmes n’ont mûri jusqu’à vous que grâce à leur constante négation depuis le commencement du monde. » Et la critique, le cri de révolte monte même jusqu’à Dieu ; « Que la morale chrétienne soit admirable, certes, nul ne le nie. Mais qu’on la fonde sur celui-là même qui tira du néant les êtres et leur ordre, voilà qui se justifiera difficilement, à moins d’interpréter la Loi Nouvelle comme je ne sais quelle blasphématoire palinodie, comme je ne sais quel repentir d’une éternelle erreur judiciaire. C’est pour échapper à un tel blasphème que Manès imagina d’attribuer la création au diable, et la Rédemption à Dieu, ce qui valu à cet hérétique d’être écorché vif en 276 à Babylone. » (p. 22). Et encore : « Je ne sais où est la vérité, mais si c’est vous qui l’avez, je nous plains. Si notre destin est de retomber dans les mains redoutables qui animent toutes choses depuis le commencement du monde, préparons-nous au sang et aux larmes. » (p. 32).

    Nulle part dans cette lettre-préface on ne trouve l’affirmation claire de la présente chronique « ce monde a été créé par un Dieu d’Amour, malgré les apparences exactement contraires ». La raison en est simple : en 1957, Aimé Michel n’a pas cette foi. C’est ce qu’il écrit en passant, sans insister : « il y a là un scandale mystérieux et, même pour moi qui n’ai pas votre foi, terrifiant » (p. 18). Il paraît donc légitime de supposer que, progressivement ou peut-être soudainement si l’on en juge par certaines allusions (voir en particulier la Recette pour rencontrer le Prévenu, in L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com, p. 201), les mêmes faits lui sont apparus sous une autre lumière, sans que le doute soit jamais complètement aboli. Les faits sont restés, la presque totalité des analyses aussi, si bien qu’on trouve dans la Lettre les germes et les premières formules qui donneront 15 ans plus tard les chroniques de F. C. et de bien d’autres textes. Je ne sais si Mauriac répondit jamais à son contradicteur. Les deux hommes auraient pu se retrouver, au-delà du différend d’un moment, dans leur commune aptitude à peindre le mal avec tant de réalisme et de froideur qu’ils peuvent semer le doute dans l’esprit du lecteur. Ainsi le roman de Mauriac La Pharisienne (1941) et la méditation de Michel sur le mal fossile dépeignent celui-là une dévote, celle-là une Nature, si dépourvues de charité qu’ils pourraient passer pour des œuvres hostiles à la religion.

  9. André de Cayeux dit Cailleux (1907-1986) était un géologue éminent que j’ai eu déjà l’occasion de présenter en marge de la chronique n° 131, À propos d’un cousin éloigné – L’animal d’où monte l’homme était déjà un être au visage prédestiné tourné vers les étoiles (mise en ligne le 25 juin 2012). Voir aussi la chronique n° 7, Chaos ? « Pantouflage » ? Course aux astres ? La fin de l’histoire vue par un géologue (15.08.2009).

    Cailleux montre à plusieurs reprises dans sa correspondance l’attachement et la reconnaissance qu’il avait envers son ami Michel. Le 3 janvier 1980, il lui parle de son 30 millions de siècles « qui vous doit le jour ». L’année suivante dans une lettre destinée à un éditeur il écrit : « Pourquoi ai-je écrit Trois milliards d’années de vie ? Très franchement, parce que mon ami Aimé Michel, auteur bien connu de plusieurs intéressants ouvrages, me l’a conseillé. (…) Le titre de mon livre ? Il a été trouvé non par moi, je le confesse, mais par Aimé Michel. Or plus je vais, plus je me convaincs qu’il exprime, mieux encore que je ne l’aurais cru, d’abord, l’essentiel, je veux dire : l’importance du temps. » (8 mars 1981)