IL FAUT TOURNER SEPT FOIS SA LANGUE AVANT DE DIRE QUE C’EST ABSURDE - France Catholique
Edit Template
L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
Edit Template

IL FAUT TOURNER SEPT FOIS SA LANGUE AVANT DE DIRE QUE C’EST ABSURDE

Chronique n° 340 parue dans F.C.-E. – N° 1805 – 17 juillet 1981.

Copier le lien

La science a longtemps cru qu’elle avait tout compris quand elle avait expliqué. Elle en est moins sûre aujourd’hui et ne se berce plus de l’illusion de pouvoir dire le dernier mot des choses.

Je suis tout étonné de me voir, en 1981, écrivant encore sur le thème vieillot des « incompatibilités de la science et de la foi »1. Il y a un siècle et plus, c’était un sujet de polémique à peu près universel, rappelons-nous les noms de Haeckel, Renan, Berthelot, Freud (qui toutefois ne propagea ses idées qu’un peu plus tard dans l’Avenir d’une illusion et Moïse2). C’étaient alors, peut-on dire, les beaux jours de la science utilisée comme instrument de lutte antireligieuse. Les politiciens, toujours en retard, inventaient l’anticléricalisme, et Viviani se félicitait d’avoir « éteint dans le ciel des étoiles qui ne s’allumeraient plus ».

Laissons là la polémique. Il est plus intéressant de voir ce qu’a été depuis lors l’évolution de la science.

Une conception tellement pratique !

Il y a un siècle, l’image du monde tirée de la science par les philosophes était calquée sur la classification des sciences d’Auguste Comte. En gros, on peut tracer ainsi cette image : la physique explique la psychologie donc l’homme, qui explique la sociologie (une variante intervertit la psychologie et la sociologie, l’homme étant ainsi expliqué par la société). En prenant cette série en sens inverse, on obtient un système philosophique réducteur : l’homme (c’est-à-dire la psychologie) s’explique par la biologie, qui s’explique par la chimie, et ainsi de suite. On voit ainsi que la base, le fondement de l’explication vraie, c’est la physique. Tout, finalement, se réduit à la physique, et des mots comme esprit, conscience,volonté, ne sont que (le « ne sont que » est la phrase-clé du réductionnisme), ne sont rien autre que, finalement, la physique3.

Il ne faut pas se cacher que cette conception imprègne encore largement le milieu intellectuel moyen, et pas seulement en France. Elle est tellement pratique, tellement simple et facile à comprendre qu’elle en acquiert une auto-évidence se passant de toute démonstration. C’est elle qui inspire des livres aussi éloignés que ceux de Freud et le Hasard et la Nécessité de Monod4.

L’imprégnation est si profonde que beaucoup de savants et intellectuels contemporains identifient encore franchement explication et réduction : par exemple, tel phénomène psychologique se trouverait expliqué le jour où l’on aurait intégralement exploré ce qui se passe dans le cerveau quand le phénomène « se produit ». On admet d’avance, sans y penser, ou même en l’écrivant noir sur blanc (comme le psychologue américain Skinner5), que le « phénomène psychologique » est entièrement déterminé, et qu’il ne faut tenir aucun compte d’illusions telles que la liberté, la volonté : tout cela, disent-ils, n’est que la traduction, dans notre cinéma intérieur, des seules réalités existantes que sont le métabolisme de telle ou telle enzyme dans les cellules nerveuses, la circulation des ions dans le cerveau, et ainsi de suite.

Répétons-le : cette démarche de l’esprit (« tel phénomène n’est en réalité que tel autre phénomène plus élémentaire ») date d’un peu plus de cent ans sous sa forme philosophique généralisée, celle qui semble exclure la religion comme un conte d’ignorant superstitieux.

Raisonner sans connaître ce dont on parle

Si l’on veut remonter aux sources, on peut en suivre le fil même dans l’antiquité, comme une constante de la pensée, ainsi qu’on s’en rend compte en lisant le grand poème de Lucrèce De rerum natura et les fragments de Démocrite. Pierre Bayle a pu écrire au XVIIe siècle que c’était là tout le fond de la pensée grecque ionienne, qui précisément joua un si grand rôle dans la fondation de l’esprit scientifique. Je crois qu’il y a en tout homme un besoin d’explication et que nul ne peut accepter sans malaise le sentiment de vivre au milieu de choses « incompréhensibles ».

Maintenant, considérons un deuxième point tout à fait capital : avec les mathématiques modernes et la science expérimentale, l’homme a complètement perdu la liberté de dire sans vérification que ceci s’explique par cela, même si la chose paraît évidente.

Les mathématiques, d’abord. Leur élan toujours accéléré nous a révélé des faits de logique que rien ne laissait prévoir, qu’il était absolument impossible de découvrir par chance ou intuition, parce que, tant qu’on n’y tombe pas dessus, ces faits semblent contredire l’intuition.

Un exemple ancien est celui des nombres négatifs, devenus si familiers. « C’est une absurdité, objectait-on encore au début du XVIIe siècle : montrez-nous un nombre négatif de boules, d’arbres, de n’importe quoi » (ce qui évidemment n’a pas de sens). De même maintenant dans la potentiation que connaît tout bachelier, le fait qu’un nombre multiplié zéro fois par lui-même donne un, ou bien qu’on peut multiplier un nombre par lui-même un nombre décimal (ou même irrationnel) de fois.

Mais surtout le langage universel des ensembles et l’axiomatique permettent de raisonner sans avoir la moindre idée de ce dont on parle (selon la définition fameuse des mathématiques par Bertrand Russel), ce qu’un élève de 4e sait déjà faire en calculant sur des lettres. Ces progrès des mathématiques, de plus en plus rapides et généraux, périment complètement les évidences du « bon sens ». Appliquées à la réalité, les mathématiques permettent des déductions que l’on conduit à travers des pages de calcul en ayant complètement perdu de vue l’objet du calcul lui-même, jusqu’à un résultat, très souvent stupéfiant. C’est actuellement le cas de presque toute la discussion qui se poursuit sur le théorème de Bell et sur les résultats des expériences faites pour le vérifier (ou plutôt le réfuter) (a), discussion d’un intérêt exemplaire car les spécialistes eux-mêmes ont beaucoup de mal à se comprendre, et souvent ne se comprennent pas6.

Les mathématiques nous apprennent donc à nous méfier du raisonnement purement verbal, qui ne peut se référer qu’au « bon sens ». Mais en même temps, et pour cette raison même, elles éduquent l’esprit à rechercher la vérification, seule garante, finalement, qu’on ne s’est pas trompé. Si la logique (mais en la suivant pas à pas) nous conduit à admettre que 4 multiplié zéro fois par 4 égale 1, et mille autres bizarreries apparentes, il faut tourner sept fois sa langue avant de déclarer que ceci est évident et cela absurde. Il faut, plutôt, s’informer auprès de ceux qui ont longuement étudié et ceci et cela. Il faut exiger des vérifications7.

Une main invisible et toute-puissante

Je reconnais que cette sorte de dévalorisation de la réflexion « sauvage » n’est pas très revigorante, à première vue. Chacun ne peut donc plus trouver sa vérité ? Chacun doit en tout se référer aux « experts » et dire docilement Amen ? N’est-ce pas dérouler un tapis rouge devant les mystificateurs et les charlatans, se prétendant experts moyennant le premier charabia pseudo-scientifique venu ?
Le danger existe, et le danger inverse existe tout autant : que des savants sans scrupule tentent d’écraser un collègue respectable et même éminent en le calomniant devant un public qui n’y entend goutte (je n’invente rien, hélas8).

À première vue donc, la réflexion scientifique contemporaine, par sa difficulté et sa profondeur croissantes, ouvre de nouvelles possibilités à ceux (il y en a toujours) que la vérité indispose. Cependant l’humanité suit sa voie, conduite en dépit d’elle par une main invisible et toute-puissante : quoi qu’on fasse, c’est toujours la vérité qui a le dernier mot. Dans une prochaine chronique, j’essaierai de montrer l’image de la science qui a maintenant remplacé celle d’Auguste Comte.

Aimé MICHEL

(a) On peut suivre cette discussion dans les cahiers de l’Association F. Gonseth, case postale 1081, CH-2501 Bienne.

Chronique n° 340 parue dans F.C.-E. – N° 1805 – 17 juillet 1981. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 566-568.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 12 mai 2014

  1. Cette chronique sur les soi-disant « incompatibilités de la science et de la foi » fait suite à la chronique n° 337, Et si l’intelligence acceptait ses limites ? Il y a tant de choses que je ne sais pas… – Science et religion sont-elles en guerre à mort permanente ? mise en ligne le 07.04.2014. Aimé Michel y montre que les critiques virulentes de certains scientifiques athées à l’égard des religions (et bien sûr d’abord du christianisme) provient d’une survalorisation des connaissances scientifiques acquises et d’une sous-estimation de ce que nous ignorons. Croire que l’on sait tout, ou presque tout, ou du moins qu’on sait l’essentiel de ce qu’il y a à savoir, est une tentation constante de l’esprit humain. Pourtant, une réflexion, même superficielle sur l’accroissement des connaissances depuis, disons, l’Antiquité jusqu’à nos jours, devrait suffire à dissiper cette illusion. Que l’on pense à l’état des connaissances au cours des siècles : que savait-on en physique ou en biologie au temps d’Aristote, Cicéron, Thomas d’Aquin, Descartes, Marx, Bergson etc., au regard de ce que nous savons maintenant ? Et que savons-nous aujourd’hui au regard de ce que nous apprendrons un jour (ou jamais) ? Notre ignorance présente est inscrite avec certitude dans ce que nous savons déjà, par exemple sur l’immensité de l’univers, les planètes qui y sont répandues à profusion, le mystère de ce qui se passe à leur surface… Une réflexion philosophique qui ne prend pas en compte cette certitude de notre ignorance et sa possible immensité ne peut que nous induire en erreur. L’heure est plus que jamais à la modestie et à la prudence.

    La présente chronique aborde la même question par l’autre bout, non par ses creux mais par ses pleins si je peux dire : non pas simplement l’ignorance de notre ignorance (les creux) mais la croyance erronée que l’on sait expliquer scientifiquement, au moins en principe mais de façon définitive, l’univers, la vie et la pensée et que l’on peut se satisfaire en ces matières de l’évidence du « bon sens » (les pleins).

  2. L’Avenir d’une illusion a été publiée en 1927, Moïse et le monothéisme en 1939. Ces deux livres sont disponibles en version PDF : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/moise_et_le_monotheisme/moise_et_le_monotheisme.pdf et http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/avenir_dune_illusion/t1_avenir_une_illusion/avenir_une_illusion.pdf. Une citation de l’Avenir d’une illusion donnera l’esprit de l’ouvrage :

    « Qu’on réfléchisse à l’état de choses actuel qu’il est impossible de méconnaître. Nous en avons entendu l’aveu : la religion n’a plus la même influence qu’autrefois sur les hommes. (Il s’agit là de la civilisation européenne chrétienne.) Et elle ne l’a plus, non pas parce que les promesses qu’elle fait aux hommes sont devenues moins éblouissantes, mais parce que ces promesses semblent moins dignes de foi. Admettons-le : la raison de cette évolution est le renforcement de l’esprit scientifique dans les couches supérieures de la société humaine (ce n’est peut-être pas la seule). La critique a peu à peu effrité la force de conviction des documents religieux, les sciences naturelles ont fait voir les erreurs qu’ils contiennent, et les méthodes de l’examen comparé ont mis au jour la ressemblance fatale qui existe entre les idées religieuses que nous révérons et les créations intellectuelles des âges et des peuples primitifs. » (trad. de Marie Bonaparte, p. 34 de la version PDF indiquée ci-dessus).

  3. En réalité la structure globale de la science n’est pas pyramidale mais circulaire. C’est un point clé sur lequel Aimé Michel a souvent insisté. En l’occurrence, contrairement à ce que croit les matérialistes, rien ne prouve que la pensée s’explique par la chimie et la physique. Pour une critique « en creux » du réductionnisme, voir la chronique n° 267, Le rêve infantile du scientisme – Après la découverte du quark aura-t-on bientôt tout expliqué ? (06.05.2013), en particulier la note 4, et pour une critique « en plein », voir la n° 151, Les poux, les enfants et le lion – Skinner, Walden II et Twin Oaks : une société régie par les lois de la science, 29.04.2013), en particulier la note 3.
  4. Le livre Le hasard et la nécessité (1972) du biologiste Jacques Monod, prix Nobel en 1965, expose une métaphysique matérialiste fondée sur la science (une science dépourvue d’ignorance fondamentale). Il a exercé une influence considérable. On en retrouve l’esprit dans de multiples autres ouvrages ultérieurs de Jean-Pierre Changeux à Richard Dawkins et de François Jacob à Guillaune Lecointre. C’est la philosophie dominante en biologie, celle qui sert implicitement de toile de fond à la formation des étudiants. Aimé Michel a constamment critiqué les « évidences » sur lesquelles se fonde cette synthèse philosophique, ignorante notamment de la physique quantique, et dont on aurait tort de croire qu’elle fait l’unanimité. On pourra lire par exemple les chroniques n° 33, Un biologiste imprudent en physique (25.01.2010) et n° 252, « Cette étrange matière » – Le livre évènement du du physicien Alfred Kastler, prix Nobel.
  5. Sur Skinner, voir la chronique n° 151 mentionnée ci-dessus.
  6. Le physicien John Bell a montré en 1964, dans un article passé presque inaperçu à l’époque mais aujourd’hui célèbre, que si la physique quantique orthodoxe, celle qui s’est imposée à partir des années 30 notamment sous l’impulsion de Niels Bohr, était exacte, alors deux « particules » quantiques qui ont interagi demeurent liées (ne forment qu’une seule entité) quelle que soit leur séparation dans le temps et dans l’espace. Durant une quarantaine d’années les rares physiciens intéressés par cette question ont espéré échapper à une conséquence aussi dramatiquement contraire au bon sens. Ils ont dû déchanter : les expériences d’Alain Aspect et collaborateurs à Orsay, effectuées l’année même où cette chronique était publiée (1981), ont définitivement vérifié l’exactitude des prédictions de la physique quantique. Après les bouleversants résultats d’Einstein sur l’inter-conversion possible du temps et de l’espace au début du XXe siècle, cette démonstration expérimentale de ce qu’on appelle aujourd’hui la « non-localité » est l’illustration la plus spectaculaire de la faillite du « bon sens » : elle achève de montrer les limites en science des « pensées claires et distinctes » chères à Descartes et l’incapacité de notre esprit à se représenter de manière unique et cohérente toutes les facettes du monde physique. Seul y accède un formalisme mathématique abstrait. Pour en savoir plus sur cette question, on peut se reporter aux chroniques n° 286, Qu’est-ce qui n’est pas dans le temps ni l’espace et qui est infini ? – Le désaveu de la physique qui ne serait que physique (17.03.2014), et n° 294, Sur le seuil de la nouvelle physique – Une lettre de Olivier Costa de Beauregard (24.03.2014).
  7. Cette leçon est vraie d’une manière générale en science. Ainsi aucun résultat théorique, aussi brillant soit-il, ne se voit couronner par un prix Nobel tant qu’il n’a pas été vérifié expérimentalement. Dans son excellent petit livre sur Les conditions de l’esprit scientifique (Gallimard, coll. Idées n° 96, 1966) Jean Fourastié insiste aussi beaucoup sur l’importance et la difficulté de la vérification expérimentale et les limites de la déduction rationnelle. Voir la chronique n° 180, Contre les idoles de l’esprit (18.05.2009).
  8. Dans une chronique publiée deux mois après celle-ci (La science aux portes du mystère), Aimé Michel donne quelques précisions sur ces « calomnies » de « savants sans scrupule » : « Peut-être quelques lecteurs ont-ils eu connaissance à l’époque des attaques forcenées dirigées sur le ton le plus hargneux et le plus blessant par quelques follicules étrangers à la physique contre Costa de Beauregard au début de cette année. Attaques qui ne provenaient point de son contradicteur Vigier, esprit vif et passionné certes, mais honnête homme et respectueux de ses adversaires intellectuels. Pourquoi d’autres qui n’y connaissaient rien s’acharnèrent-ils contre un physicien éminent et courtois, connu dans le monde entier pour sa compétence, sa discrétion et la vigueur de ses conceptions ? » Nous y reviendrons…