George Steiner et la foi - France Catholique
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George Steiner et la foi

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5 avril

A chaque fois que je lis George Steiner, c’est la même séduction littéraire et dialectique. Il a un style inimitable qu’il faudrait définir comme oratoire, parce qu’il consiste en une éloquence constamment soutenue mais dont l’originalité tient à ce qu’elle n’est pas à la merci des effets mais de la tension de la pensée. Il y a un rythme incontestable, une sorte de montée qui entraîne, mais avec inquiétude sinon angoisse, vers un sommet qui se dérobe. Steiner est un de nos rares agnostiques sérieux qu’on dirait proche de l’athéisme, si sa radicale impossibilité de croire ne confinait à la mystique. Mystique du vide ? « Nihilisme débordant d’inconnu » ? « La méditation sur un « non-Dieu » peut être aussi intense, aussi humble et triomphante que la méditation pratiquée par la théologie et le culte admis. Elle ne provoque pas, je crois, la folie et la haine. Terrible est le dieu qui n’existe pas. »

Il y aurait beaucoup à dire sur toutes ces propositions. Mon idée est qu’il y a quelque chose d’irréductiblement religieux dans cette non-foi dont le vertige a quelque chose d’insoutenable. Nous sommes aux antipodes d’un athéisme positiviste qui s’énoncerait en imperturbable catéchisme. Nous sommes plus près de Nietzsche que de Marx et, sans doute, de Freud. Ce qui impressionne aussi c’est que Steiner possède une vraie culture théologique. Il est pétri de la Bible, il cite saint Paul, saint Augustin, Pascal et même Newman ! La plupart des athées sont dédaigneux de tout cela, alors que lui absorbe tout avec une soif inextinguible. S’il refuse le Dieu des juifs et des chrétiens, ce n’est pas par dédain, mais par pétition de principe. Là-dessus il me faudrait m’expliquer, mais c’est inutile parce qu’il ne s’agit pas d’un soupçon, encore moins d’une objection. Il s’agit de sa propre affirmation qui n’est pas nouvelle. Toute métaphysique et toute théologie s’apparentent pour lui à une tautologie. Ce que l’homme prétend dire de Dieu, prouver à son sujet, n’est qu’affirmation de lui-même. Il n’y a là-dedans que l’apparence d’un langage qui s’excéderait lui-même. « Les affirmations ontologiques, les célébrations de la transcendance sont tautologiques. Elles expriment ce qu’elles cherchent à exprimer, formant ainsi un cercle si rayonnant soit-il (…) Si vastes que soient ces moyens de suggestions et de figurations, aucun instrument linguistique ne peut excéder la portée de ses ressources lexicales et grammaticales. Celles-ci sont à leur tour historiquement, socialement, formellement engendrées et circonscrites. Lorsqu’il s’efforce de parler de « Dieu » le langage se reflète lui-même. »

Avant même de contester cette « pétition de principe », j’aimerais redire comment le logos de Steiner est impressionnant d’érudition, de force, et même d’enthousiasme. La vingtaine de pages qui tournent autour de sa non-foi est éblouissante. Le Steiner incroyant est sans doute le plus intimement attaché qui soit aux textes du monothéisme et du christianisme. Au livre de Job, à la Divine Comédie, à Kierkegaard et à Hopkins ainsi qu’à T.S. Eliot. Mais au terme, il parlera de « sublime bavar­dage ». Un bavardage dont il est persuadé qu’il atteint les sommets de la poésie et de la langue. Mais auxquels il ne peut adhérer par défaut de foi. Mais c’est une raison philosophique qu’il invoque, comme nous l’avons vu.
L’argument qu’il invoque pourrait se rapporter à l’école anglo-saxonne attentive aux « res­sources lexicales et grammaticales » et l’on pourrait aussi penser à Wittgenstein. Si le penseur autrichien ne revenait pas à la question métaphysique après l’avoir écartée pour les mêmes motifs. Mais s’il s’agit d’un pur positivisme, on pourrait au préalable s’interroger sur la simple valeur du langage à exprimer l’être le plus élémentaire, et de degré en degré, s’interroger sur la pertinence de la poésie à exprimer l’indicible de l’homme. Après tout, ce que Steiner refuse pour Dieu, pourquoi l’accepterait-on pour l’homme dont le secret échappera toujours au regard objectif des sciences humaines ? Steiner répondrait sans doute qu’aussi complexe et secret qu’il soit, cet homme est notre voisin immédiat et d’abord nous-même, la toute première expérience que nous ayons de l’être. Bien-sûr, mais n’y a-t-il pas précisément dans cette immédiateté quelque chose qui nous échappe toujours et qui n’est pas problématisable, parce que, dirait Gabriel Marcel, le problème empiète sur ces propres données ? Quoi qu’il en soit, il m’apparaît qu’en matière d’épistémologie, de savoir, de capacités de connaître, l’interrogation concerne d’abord les capacités propres au sujet connaissant. Avant tout langage, il y a l’énigme de cet être projeté dans le monde et qui y jette un regard singulier qu’aucun animal ne possède.
J’en déduis qu’il faut poser en préalable la capacité de l’homme, dans la ligne des théologiens qui l’ont défini comme capax Dei. Autre pétition de principe, sans doute, mais pas plus illégitime que celle qui interdit a priori une telle capacité. C’est alors une autre conception du langage qui émerge, car sauf à être autiste, il se définit comme la possibilité d’énoncer le monde, et pour peu que le monde ait un cœur, le cœur du monde. Et je soutiendrais qu’avant même d’envisager le mystère infini de Dieu, c’est le mystère de l’homme qui s’impose et qui nous impose de penser Dieu. Constructions métaphoriques, similitudes, analogies, avant d’être construites pour approcher le Tout Autre, elles s’appliquent à ce premier autre radical qu’est l’homme, ou alors la poésie est pure vanité qui emploie les mêmes procédés. Steiner devrait dans ce cas, proclamer la vanité de toute sa vie, consacrée à la littérature.

Il n’est pas vrai, par ailleurs, que l’humanité ne pose que les questions dont elle connaît déjà ou dont elle connaîtra la réponse. Historiquement, l’apparition du monothéisme change l’axe d’évolution du monde. Avec la révélation bi­blique la mutation est radicale, entraînant cette conséquence que Dieu est à la fois le Tout Autre, absolument différent de tous les êtres du monde, mais aussi celui qui est tellement proche de l’homme qu’Augustin pourra dire qu’il est plus intime à lui-même que lui-même. Le Tout Autre est le plus proche. Révélation inouïe qui change toutes les perceptions et établit un paradigme dont il ne sera plus possible de se débarrasser. Sauf à le nier ou à vouloir éradiquer ses témoins. La singularité de Steiner est de sans cesse cohabiter avec ce paradigme, tout en refusant d’admettre qu’il exprime la vérité-même.

Qu’elle soit essentielle à l’homme, il ne peut le récuser vraiment sauf à se nier lui-même. Celui qui a écrit Préface à la Bible hébraïque et De la Bible à Kafka est bien le dernier à penser que tout cela ne serait définitivement que bavardage quoique sublime !
Je ne sais si j’ai bien répondu à l’agnosticisme steinerien. Mais je suis persuadé qu’il porte en lui-même une contradiction qui est sans doute responsable du vertige du vide qui est le sien. On ne peut être, comme lui, l’héritier comblé au moins de la culture européenne, en abolissant ses requêtes indéracinables. Et s’il demeure persuadé de l’impossibilité de se priver d’un mythe aussi puissant que celui du péché originel pour comprendre la morsure du mal, c’est que ce langage n’est pas bavardage et que son sublime même est seul en capacité de nous dire quelque chose d’à peu près égal à son énigme et à son mystère. Ce qui pourrait bien être l’indice que la question de Dieu est ouverte et que la foi est le seul défi au non-sens. Et puis, dernier mot, quand George Steiner évoque la souveraine absence de Dieu, il a tout dit, empruntant, quoi qu’il prétende, à un procédé de la théologie négative, pour dire en absence ce qu’il se refuse à affirmer en présence.

7 avril

Pour reprendre autrement la question de la capacité métaphysique et théologique de l’homme, j’en reviendrais à un mot de Dante cité par Pierre Boutang dans son Ontologie du secret : « corto recettacolo ! » L’homme est un réceptacle trop court, débordé de toute part par le mystère qui l’habite et le fait vaciller. Ce que le père de Lubac référait à l’image biblique de Jacob devenu boiteux après son combat avec l’ange et qui exprime la même chose. Qu’on le veuille ou pas cette donnée irrécusable – à moins de l’écraser sous la morgue d’un positivisme épais – ne saurait être écartée rationnellement. Il me semble que c’est tout le paradoxe de Steiner. Il est pris par la contradiction frontale qui oppose son inquiétude incontestablement métaphysique à une sorte de nominalisme philosophique. Et ce nominalisme lui barre en même temps l’accès à la vérité de la révélation que par ailleurs il ne cesse d’admirer.

Une incise m’a beaucoup étonné de sa part. Ne prétend-il pas que seul le religieux permettrait ces groupes fusionnels haineux qui nous donnent les terrorismes d’aujourd’hui ? J’en suis tout ébahi de la part d’un lecteur de Dostoïevski. A-t-il oublié Les démons ou Les possédés, avec la formidable charge criminelle que porte le déni insensé et frénétique de Dieu, source et cause de toutes les transgressions ?
Glucksmann, me semble-t-il, a formulé des remarques pertinentes sur le sujet. Ces prétendus religieux sont des nihilistes forcenés, déliés de toutes res­ponsabilités éthiques, celles qui ré­sultent de la reconnaissance du Tout Autre et de sa Loi.

Je suis toujours étonné qu’on ne mette pas en avant l’étiologie de la transgression en ce qui concerne le phénomène nazi. On parle de nationalisme hypertrophié, de racisme pseudo-scientifique, de tous les mythes germaniques recyclés à une modernité agressive. Tout cela compte évidemment, mais il n’y aurait pas eu la monstruosité nazie s’il n’y avait pas eu au principe le déni forcené ou glacial de la transcendance qui protège les enfants d’Adam et Eve du meurtre et de toute atteinte à leur intégrité. La bande à Hitler est d’abord fondamentalement une bande de possédés déliés de tous les interdits, aptes à toutes les rapines et, de proche en proche, prédestinés au crime contre l’humanité. Si cet aspect n’est pas mieux mis en évidence, je soupçonne notre temps de secrètes connivences avec la transgression.

10 avril

La réception du petit essai du Père Antoine Guggenheim (Les preuves de l’existence de Dieu, Parole et silence) est venue relancer ma réflexion à propos de l’agnosticisme de Steiner. Les objections et les impossibilités exprimées par lui ne sont nullement ignorées par ce théologien d’une nouvelle génération, dont la maîtrise intellectuelle permet la mise en tension continuelle de la tradition et de la pensée contemporaine dans le contexte de ses obsessions lancinantes. Mais (surprise !) ces dernières étaient déjà prises en compte par Thomas d’Aquin, qui n’ignore nullement la possibilité de l’athéisme, d’ailleurs explicitement évoqué par le psalmiste et connaît la terrible objection de l’existence du mal à l’encontre de la Providence et aussi le problème de la suffisance en soi du monde dans sa naturalité et de l’homme en son autonomie. Rien de nouveau sous le ciel ? À ceci près que nous vivons dans le temps de l’Histoire, et qu’il y a aussi une his­toire de la philosophie, que cette dernière prétend discriminer les étapes passées au profit d’une actualité de la pensée qui les rendrait sinon obsolètes du moins impuissantes.

C’est dire que parler des preuves de l’existence de Dieu selon saint Thomas d’Aquin relève pour beaucoup sinon de l’anachronisme, du moins de l’improbable. Cela reviendrait à réactualiser la physique et la cosmologie d’Aristote dans un espace scientifique qui ne peut plus les recevoir. Pourtant, avant même d’envisager le bien-fondé de ces preuves, il faudrait savoir s’il faut ou non re­noncer à l’affirmation rationnelle de la réalité de Dieu et je ne puis alors qu’approuver le Père Guggenheim : « On laisse s’instaurer une tension négative entre l’intelligence et la sensibilité, entre l’homme et Dieu, entre l’anthropologie et la théologie, entre la foi et le savoir. Douter que l’homme puisse aller vers Dieu avec tout ce qu’il est, y compris sa raison, pour recevoir de lui son accomplissement, affaiblit le goût de Dieu. Ecarter les preuves rationnelles de Dieu ne crée entre les croyants et les incroyants aucun vrai dialogue. Au contraire, on referme l’ouverture spirituelle de la raison et on l’isole de la sensibilité, de l’imagination et de l’inconscient. On ne sait plus comment partager l’autorité de son expérience intérieure. Si la foi est une conviction subjective et irrationnelle, si la raison est ainsi pensée qu’elle ne peut s’accomplir dans la foi et par elle, Dieu n’est plus un sujet de rencontres ou de confrontations, mais un objet de respect, ou de mépris. »
C’est pourquoi, je ne laisserai pas, quant à moi, le dernier mot à George Steiner, même si je soulignerai mon in­térêt pour son agnosticisme sans repos (l’irrequietum d’Augustin). Il n’y a pas lieu d’abandonner à l’athéisme, à l’agnosticisme et à ce qu’on appelle improprement rationalisme, la clé du savoir, celle qui décide ou non de ce qui est accessible à la raison. Mais l’intérêt de la réflexion du père Guggenheim est de replacer la recherche rationnelle de Dieu dans l’unité de la démarche de la foi biblique d’une façon qui rejoint d’ailleurs l’authentique intention de saint Thomas. À cette fin, il convient de revenir à la Somme théologique dont la relation raison et foi est assez différente de celle de la Somme contre les gentils dont le but est avant tout apologétique. La différence est essentielle : « en exposant la sacra doctrina du « point de vue » de Dieu connu par la révélation, saint Thomas met la raison à l’école de l’Alliance dans les innombrables questions que l’homme se pose quand il veut connaître Dieu, le monde et l’homme. »

Ainsi, pour reprendre une expression chère au Père de Lubac, « plus de philosophie séparée » : « Saint Thomas ne cherche pas dans la Somme de théologie à distinguer une vérité accessible à la raison d’une autre qui la dépasse. Chaque question, chaque traité prennent place dans la dynamique histo­rique et ontologique du dessein divin. » Je ne puis ici trop prolonger la discussion mais sa portée est, je crois, considérable. Elle renvoie à l’insistance actuelle du magistère, singulièrement celle de Benoît XVI, si soucieux de montrer que la Révélation biblique et chrétienne correspond, de la façon la plus exigeante, aux interrogations les plus absolues de l’intelligence humaine. Mais le chemin de cette révélation, qui prend en compte ces dernières, les entraîne en quelque sorte plus loin qu’elles-mêmes. Il y a un impératif pour la raison de véritables conversions afin de « pénétrer dans le sanctuaire des choses de la foi ».

Voilà qui rejoint d’autres lectures parallèles, notamment des recueils de texte de Paul Ricœur extrêmement précieux. Quand le philosophe, par exemple, expose l’athéisme de Freud, il en montre à la fois l’intérêt purificateur pour une meilleure élucidation de certaines pathologies religieuses mais aussi les limites. Et l’on rejoint ainsi la remarque du Père Guggenheim sur les difficultés des témoins du Moyen-Âge avec l’héritage d’Aristote : la rationalité d’Aristote transmet, avec ses richesses, ses limites et ses déplacements d’accent à ceux qui s’en saisissent. N’en va-t-il pas analogiquement de la même façon avec Freud ?

Tous ceux qui se sont précipités sur les sciences humaines dans les décennies soixante et soixante-dix, dans l’espoir de renouveler la théologie voire de lui donner des structures anthropolo­giques modernes, ont-ils toujours mesuré exactement la difficulté ? N’ont-ils pas oublié cette nécessaire conversion des instruments rationnels pour pénétrer le sanctuaire de la foi ? (Paul Ricoeur Ecrits et conférences 1. Autour de la psychanalyse. Seuil). à ce recueil, j’en ajoute un autre aussi intéressant (Lectures 3. Aux frontières de la philosophie. Essais). Il aborde les questions des frontières philosophie-théologie.

13 avril

D’évidence, avec Paul Ricœur, nous ne sommes pas dans le registre exact de Thomas d’Aquin et de la théologie catholique. Mais nous avons affaire à un croyant de confession protestante qui n’a cessé de penser sa foi notamment sous le registre de l’herméneutique biblique et à un penseur qui refusait les exclusives et n’admettait pas tous les diktats d’une modernité philosophique. Nullement fermé à cette dernière, il en recevait toutes les impulsions et en reconnaissait tous les champs d’investigation, mais n’entendait pas se fermer à la pertinence des autres moments de la philosophie. C’est particulièrement net dans son livre Soi-même comme un autre, où il recourt tout à la fois à la modernité philosophique mais aussi à Emmanuel Kant autant qu’à l’Antiquité grecque, notamment aristotélicienne. Alain Finkielkraut aime bien citer ce mot de lui qui le peint tout entier : « Tous les livres sont ouverts sur ma table ; il n’y en a pas un qui soit plus vieux que l’autre (…) Je crois à cette espèce d’étrange contemporanéité, de dialogues des morts en quelque sorte mais conduit par des vivants. » Comme croyant, Ricœur est dans une attitude d’ouverture œcuménique totale. Il déclarait ainsi qu’on ne saurait passer sur cette chance prodigieuse qu’avait été le dialogue à Bâle de ces deux génies de la théologie, que furent le réformé Karl Barth et le catholique Hans Urs von Balthasar. Donc aucune fermeture de sa part, aussi bien en philosophie qu’en théologie. C’est un privilège trop peu commun pour qu’on ne le souligne pas. Cependant il existe une réelle difficulté pour lui, parce qu’il tenait à marquer rigoureusement la frontière entre son travail de penseur dans le champ exclusif de la rationalité et sa réflexion de croyant dans le domaine de la théologie et de l’exégèse biblique, en dépit des évidentes correspondances qui reliaient les deux domaines. La conception qu’il avait de l’herméneutique biblique était en relation étroite avec ce que sa recherche philosophique lui avait permis de déterminer en fait d’herméneutique. Faut-il incriminer sa culture protestante qui établissait une séparation beaucoup plus rigide que chez les catholiques en matière de foi et de raison ? Ou faut-il se reporter aux interdits de la modernité à propos de toute contamination théologique de la raison ? C’est le regretté Dominique Janicaud qui était parti à l’assaut contre ce qu’il appelait « le tournant théologique de la phénoménologie française » dont il excluait d’ailleurs Ricœur en pointant les cas re­marquables d’Emmanuel Lévinas et de Jean-Luc Marion, sans oublier Michel Henry. N’empêche que le fait est significatif.

On peut y voir une exigence de rigueur épistémologique, pour maintenir l’intégrité disciplinaire des savoirs. On peut y voir aussi, comme le note Olivier Mongin, la poursuite de la guerre des cultures, spécifique à la société française depuis la Révolution et bien mise en évidence par Émile Poulat.

Ce qui est certain, Ricœur tenait particulièrement à la distinction des domaines, au nom de ce qu’il appelait « l’ascétisme de l’argument » et qui allait très loin puisqu’il n’hésitait pas à dire de son œuvre qu’elle conduisait « à une philosophie dont la nomination effective de Dieu est absente et où la question de Dieu en tant que question philosophique reste elle-même dans un suspens qu’on peut dire agnostique. » Nous voilà loin de Thomas d’Aquin ! Et pourtant, chez ce dernier, on pourra relever aussi un ascétisme rationnel qui l’amène à discuter loyalement avec le païen Aristote en utilisant des arguments qui ne sont pas ceux de la Révélation mais ceux de la raison. Cependant, il ne saurait s’agir pour l’Aquinate d’un agnosticisme dont il aurait eu horreur et qui lui aurait paru absurde.

J’ai toutefois le sentiment qu’on pourrait établir une correspondance avec Ricœur car cet agnosticisme est un peu une provocation qui n’a de sens qu’à défendre l’autonomie d’une activité rationnelle chère à saint Thomas. Reste à resituer la dynamique de la foi et de son nécessaire recours à la culture et à ses ressources. Ricœur était un croyant tout à fait cohérent, et il n’y avait en lui aucune tension réelle entre sa foi bi­blique et son prétendu agnosticisme !