Claude Lévi-Strauss - France Catholique
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Claude Lévi-Strauss

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9 novembre

Mort de Claude Levi-Strauss. J’entends parler d’un papier ancien d’Alain Finkielkraut. C’est Damien Le Guay qui finit par me donner la référence. C’est dans La Défaite de la pensée (Gallimard, 1987). J’avais analysé ce livre en son temps mais ne me souviens plus du tout de l’angle de ma critique. Sûrement, j’avais adhéré à la thèse de fond de Finkielkraut contre le relativisme intellectuel. Il partait du romantisme allemand, celui de Herder et de l’irréductibilité des « cultures » à l’encontre de l’universalité de la pensée. J’étais, évidemment, convaincu d’avance et sur tous les points de la démonstration. Peut-être n’étais-je pas alors particulièrement sensible à la référence à Lévi-Strauss et à ses deux conférences fameuses prononcées à l’Unesco. Quel paradoxe ! Je l’ai déjà écrit ici même : ce relativiste culturel est en même temps « un grand civilisé », attaché à ce qu’il y a de meilleur dans l’art occidental, un humaniste pénétré de la beauté de la langue française qu’il sert lui-même admirablement. Par ailleurs, il y a chez lui cette volonté de dévaloriser la conscience comme centre du monde, de délégitimer l’anthropocentrisme. Il humilie ce qu’il admire et pratique en virtuose, à savoir notre culture la plus raffinée.

Mais tout cela s’est trouvé ranimé par la mort du vieil homme. À cent ans, cela faisait un certain temps qu’il s’était réfugié dans la discrétion, même s’il lui arrivait de réapparaître à un moment ou à un autre. Cette problématique lévistraussienne est-elle encore d’actualité, alors qu’elle était discutée avec ardeur, il y a un demi-siècle ? Je retrouve un numéro d’Esprit de novembre 1963, dont le dossier central concerne « la pensée sauvage et le structuralisme ». Je m’aperçois qu’il m’avait particulièrement intéressé, notamment la contribution de Paul Ricœur, surlignée avec conviction, ainsi qu’un long débat avec l’auteur lui-même. Toutes les questions qui remontent aujourd’hui étaient déjà posées. Si longtemps après, je ne puis qu’acquiescer à la conclusion de Ricœur :

« Je penserai plutôt que cette philosophie implicite entre dans le champ de votre travail, où je vois une forme extrême de l’agnosticisme moderne ; pour vous, il n’y a pas de « message » : non au sens de la cybernétique mais au sens kérygmatique ; vous êtes dans le désespoir du sens, vous vous sauvez par la pensée que si tous les gens n’ont rien à dire, du moins ils le disent si bien qu’on peut soumettre leur discours au structuralisme. Vous sauvez le sens, mais c’est le sens du non-sens, l’admirable arrangement syntactique d’un discours qui ne dit rien. Je vous vois à cette conjonction de l’agnosticisme et d’une hyperintelligence des syntaxes. Par quoi vous êtes à la fois fascinant et inquiétant. »

Comment mieux dire ? Il est probable que le vieil homme n’a rien changé à une orientation de sa pensée, dont la décision, à mon avis, est très précoce puisqu’elle précède de loin l’engagement en ethnologie. Une telle décision relève d’une attitude existentielle qui s’est trouvée ratifiée et développée à travers une culture et une élaboration philosophique.

Que le cadre épistémologique retenu ensuite dans la réflexion ethnologique ait solidifié la décision première n’est pas douteux. Mais ce cadre était d’autant plus adéquat qu’il excluait l’espace de l’interrogation ontologique, de l’affirmation du sujet et de la conscience. Ricœur disait encore : « Les catégories kantiennes, en l’espèce les structures, en absence de tout ego transcendantal. »

Fascinant et inquiétant ? Bien sûr. À les relire simplement, certaines formules sont porteuses d’une extraordinaire violence. Ainsi dans la finale de Tristes tropiques, c’est plus que de l’agnosticisme, c’est du nihilisme. Avec quelque chose de terroriste. Cela peut paraître étonnant de la part d’un homme si courtois, si bienveillant. N’y a-t-il pas une sorte d’énergie étrange, de rage même à faire exploser la personne et la conscience ?
« Pourtant, j’existe. Non point, certes, comme individu, car que suis-je sous ce rapport, sinon l’enjeu à chaque instant remis en cause de la lutte entre une autre société, formée de quelques milliards de cellules nerveuses abritées sous le territoire du crâne, et mon corps, qui lui sert de robot ? Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l’art ne pourront me servir de refuge, mythes désormais passibles aussi par l’intérieur, d’une sociologie d’un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l’autre. Le moi n’est pas seulement haïssable : il n’a pas de place entre un nous et un rien. Et si c’est pour ce nous que j’opte, bien qu’il se réduise à une apparence, c’est qu’à moins de me détruire, acte qui supprimerait les conditions de l’option, je n’ai le choix qu’entre cette apparence et rien. »

On s’attendrait tout de même à un sed contra, à une objection à soi-même qui donnerait un minimum, fût-il extrême de ténuité, à l’existence d’un tout petit je. Mais l’objection ne sert qu’à faire exploser ce qui pourrait rester d’illusion ultime. Le choix entre l’apparence et le rien, le seul qui ait quelque consistance, ne fait que consacrer la disparition du sujet : « Or, il suffit que je choisisse pour que par le choix même, j’assume sans réserve ma condition d’homme : me libérant par là d’un orgueil intellectuel dont je mesure la vanité à celle de son objet, j’accepte aussi de subordonner ces prétentions aux exigences objectives de l’affranchissement d’une multitude à qui les moyens d’un tel choix sont toujours déniés. »

Curieux stoïcisme, doublé d’un prodigieux aristocratisme ! Car l’orgueil est bien là, il pèse de tout son poids du côté de l’aristocrate du savoir qui domine de sa supériorité la multitude qui ne sait pas ! Qui ne sait pas qu’elle n’est rien.

Je réitère que cette morgue aristocratique écrase aussi de sa superbe toute interrogation philosophique, alors même qu’elle prend position, de la façon la plus catégorique, en faveur du nihilisme. Jean-Marie Domenach, dans son judicieux essai de 1978 sur les paradoxes de la pensée d’alors, structuraliste d’une part, férocement désirante de l’autre, interpellait le magnifique écrivain de L’homme nu en des termes qui n’ont pas pris une ride :

« À quoi bon ce final, ardent et sombre méditation sur l’humanité promise à la mort entropique où on entend le chant profond d’un homme confronté à son destin et à sa caducité ? Célébrer « le crépuscule des hommes », n’est-ce pas dire quelque chose sur l’homme, et qui n’est pas négligeable ? Ironiser sur « le pauvre trésor de l’identité personnelle », n’est-ce pas juger de la condition humaine ? Écrire tout cela dans une langue au rythme ample et cadencé, qui évoque beaucoup plus Bossuet et Chateaubriand que le compte rendu ethnographique, n’est-ce pas faire parler « le pauvre trésor », car, si tous les sons viennent d’ailleurs, c’est bien lui, le sujet, qui les assemble ou les compose. […] Il s’agit bien d’avantage que de « goûter une saveur ou une harmonie », il s’agit d’une œuvre qui porte la marque d’un homme, de son tempérament et de ses songes ».

(J.-M. Domenach, Le sauvage et l’ordinateur, Seuil-Point).

En prenant position de la façon la plus catégorique sur la caducité de l’homme, Lévi-Strauss s’installe dans le point de vue occidental – universaliste – qu’il récuse. Niant la philosophie, il se juche en haut du savoir pour prendre parti sur la plus importante des interrogations philosophiques. Il choisit le rien plutôt que l’être, mais ce faisant, il se réinscrit dans la continuité occidentale, en adoptant le ton mélancolique qui sied au musicien et à l’écrivain romantique qu’il est. Domenach le disait aussi admirablement : « Ce retournement mélancolique de l’univers, cette fulguration où paraît la fugacité des constructions humaines, c’est la couleur d’un état d’âme qui contamine le monde. » Je retrouve les sentiments d’émerveillement littéraire qui étaient les miens lorsque je lisais la finale de L’homme nu.

Que dire de plus ? Ce n’est que de l’extérieur, c’est-à-dire du côté de l’incompétence scientifique que je me permets de livrer mes impressions. Je délaisse forcément l’immense labeur de l’ethnologue et l’intérêt de la méthode structurale pour interpréter, classifier les mythes recueillis par le savant explorateur. Si je me permets de protester, c’est que Lévi-Strauss s’adresse à moi comme lecteur, qu’il me sollicite au-delà de sa compétence sur les grandes questions qu’il soulève. Tristes tropiques c’était écrit pour tout le monde, et la finale de L’homme nu dépasse largement le cercle des compétences scientifiques pour poser des questions générales, ne serait-ce qu’en interpellant Sartre et en récusant son point de vue existentialiste et antinaturaliste. J’ajoute qu’il est un autre point de vue que je pourrais aborder, mais que je ne ferais que signaler. C’est celui de René Girard, entamant, dès La violence et le Sacré, une discussion fondamentale qui concerne l’objet même de l’ethnologie et la lecture des mythes. Là la discussion s’introduit au cœur de la discipline et fait surgir un questionnement sui generis décisif. Il met en cause des axes essentiels de l’ethnologie structurale et de ses pétitions de principe. Que cette discussion « disciplinaire » fasse ressurgir les questions essentielles de la philosophie n’est pas pour étonner le lecteur de Lévi-Strauss qui les a vu ressurgir au moment même où elles semblaient avoir sombré.

Là-dessus ma confiance en René Girard est totale parce que l’auteur de La violence et le sacré, fait ressurgir, à l’opposé extrême de Lévi-Strauss, des conclusions qui sont un démenti formel à son nihilisme. Elles résonnent à la mesure de notre humanité. Je ne reprendrai ici qu’une seule citation de Girard, mais décisive :

« Vouer les hommes au non-sens et au néant au moment même où ils se donnent les moyens de tout anéantir en un clin d’œil, confier l’avenir du milieu humain à des individus qui n’ont d’autres guides d’aujourd’hui que « leur désir et leurs instincts de mort », voilà qui n’est pas rassurant. Voilà qui en dit long sur l’impuissance de la science et des idéologies modernes à maîtriser les forces qu’elles ont mises à notre disposition. »

(Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978).

Pour finir, une remarque à propos d’un paradoxe lévistraussien : son nihilisme n’empêche nullement le penseur d’aborder – comment le déplorer ? – avec maestria la nature et le rôle des religions dans le monde contemporain. À la fin de Tristes tropiques, il y a ainsi des considérations sur l’islam, le bouddhisme, très peu sur le christianisme, qui suscitent plus que de l’intérêt. Je laisse de côté les préventions à l’égard de l’islam qui vaudraient aujourd’hui à leur auteur une réputation d’islamophobe. Je note les affinités de l’intéressé avec le bouddhisme et l’étonnante discrétion sur le judéo-christinianisme qui, pourtant, constitue son milieu d’origine et de formation. J’ai l’impression que l’observateur est plus intéressé par les deux grandes religions extérieures à l’Occident qu’à celle qui a façonné – qu’on le veuille ou pas – sa propre civilisation. Y a-t-il des explications biographiques à cela ? Sans doute. Le grand-père maternel de Claude Lévi-Strauss était rabbin ! Mais l’épouse du rabbin était affranchie du judaïsme ainsi que tous ses enfants. Il y eut donc, dès le départ, chez le jeune Claude, une distance à l’égard du domaine du grand-père. Ainsi que le note son biographe, Denis Bertholet :

« La synagogue était reliée à la maison par un long et froid corridor, séparant radicalement le domaine sacré de l’espace profane. Cette coupure, jointe au fait que la synagogue, consacrée aux seuls offices, était lugubre, tendit à développer chez l’enfant le sentiment que la religion était une affaire à la fois étrangère à la vie normale et d’une sécheresse répulsive. Le cloisonnement, de surcroît, présentait l’avantage de purger la vie quotidienne de toute religion. »

(Claude Lévi-Strauss, Odile-Jacob, 2003).

Du côté paternel, les choses ne sont pas faites pour plus d’empathie religieuse. Un oncle obsédé d’exégèse biblique et à la tête fragile, se suicide. Un autre oncle se fait ordonner prêtre pour, dit-on, se distinguer de la famille. Il finira employé de la Compagnie du gaz. Sans vouloir donner à ces détails biographiques une importance déterminante, on peut néanmoins en déduire que le futur penseur ne reçut pas en cadeau de naissance le don de la foi et l’attirance pour la culture judéo-chrétienne. Ce qui explique qu’il ait été très vite, happé par le climat laïque de son temps et l’indifférentisme religieux qui lui correspondait.

Pourtant, je suis un peu troublé par ce que Mgr Dagens révélait à la mort de son aîné de l’Académie française. Je l’ai déjà dit, mais le mot de remerciement écrit à l’évêque à la suite de l’envoi d’un livre de théologie n’est pas anodin. C’était un acte d’humilité de la part de Claude Lévi-Strauss de reconnaître qu’il était ignorant de la culture chrétienne dont l’instruisait son tout nouveau collègue sous la coupole !