Tout d’abord, la frontière entre vivants et défunts est bien ténue quand on parle de chrétiens : à leur sujet, saint Paul ne parlera jamais de « morts », mais « d’endormis dans le Seigneur » (par exemple I Thess 4, 14 ; I Co 15…), car « celui qui écoute ma parole, nous dit Jésus, est passé de la mort à la vie » (Jn 5, 24).
Aussi nous faut-il nous demander en quoi notre charité aide, non seulement les âmes du purgatoire, mais aussi tous nos frères en marche avec nous vers la Jérusalem d’en-haut. En effet, en nous créant à son image, Dieu nous a créés libres, et donc responsables de notre destin, mais également de celui de nos frères, comme le rappelle Grégoire de Nazianze (329-390) : « Ce n’est pas chacun pour soi tout seul que nous sommes nés, mais chacun pour tous, nous qui partageons tous la même nature et avons la même origine et les mêmes destinées. »
Âmes d’esclaves ou d’empereurs
Voilà pourquoi, pour Léon Bloy (1846-1917), « lorsque tu accomplis un acte bon ou mauvais, rappelle-toi qu’il y a des âmes sans nombre, des âmes des vivants et des âmes de prétendus morts, qui correspondent mystérieusement à la tienne – âmes d’esclaves ou d’empereurs ayant pu animer des corps il y a cinq mille ans, ou les animant à cette heure –, lesquelles ont un besoin infini de toi. Si donc ton acte est mauvais, cette multitude est refoulée ; si ton acte est bon, tu la ramènes comme par la main » (Journal, mai 1903).
Équilibre du monde
Jésus est le seul sauveur, mais le chemin par lequel il vient à nous est celui des saints, c’est-à-dire de ceux qui, lui fournissant son humanité, lui permettent de continuer son incarnation à travers les siècles et les pays, comme l’affirmait Charles Péguy : « On ne se sauve pas tout seul. Nul ne retourne seul à la maison du Père. L’un donne la main à l’autre. Le pécheur tient la main du saint et le saint tient la main de Jésus. »
Sur ce chemin, pour Léon Bloy, « notre liberté est solidaire de l’équilibre du monde. Qui donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l’univers. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante les louanges divines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles ; il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les infidèles et protège le genre humain » (Méditation à l’Office de nuit chez les Chartreux).
Une chaîne de sainteté
Jésus nous a sauvés « une fois pour toutes » (Hb 10, 10), mais la propagation du Salut est mesurée par cette chaîne de sainteté : « Le saint est bon conducteur de Dieu » (Marie-Noël), et en ce sens, il y a un rapport direct entre la sainteté disponible en un temps et un lieu donnés, et l’avancement du Royaume de Dieu, ou si l’on préfère, la croissance de l’Église.
C’est ce qu’explique Nicétas de Remesiana (vers 350) : « L’Église est-elle autre chose que l’assemblée de tous les saints ? Car depuis le commencement du monde, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, tous les autres saints, qui ont été, qui sont et qui seront, ne forment qu’une seule Église : sanctifiés dans l’unité d’une même foi et d’une même vie, marqués par un même Esprit, ils sont devenus un seul corps dont le Christ est dit la tête » (Explication du Symbole, 10).