AVANT D’ÊTRE DES HOMMES QUI ÉTIONS-NOUS ? - France Catholique
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AVANT D’ÊTRE DES HOMMES QUI ÉTIONS-NOUS ?

Chronique n° 333 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1789 − 27 mars 1981

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L’homme est sorti de la préhistoire amnésique. Nous constatons qu’à partir d’une certaine date, variable selon les lieux, il s’est mis à écrire, laissant ainsi une partie de lui-même survivre dans la mémoire de ses descendants, à condition qu’ils sachent lire ! Les premières traces écrites montrent que leurs auteurs ne savaient rien sur leurs origines. Aventure étrange ! Quand nous regardons vers notre passé, notre vue porte jusqu’à l’orée d’une forêt impénétrable : c’est de là que nous sommes sortis : mais comment ? Ayant traversé quelles aventures ? À quoi ressemblions-nous au fond de cette forêt de siècles, quand nous n’étions pas encore des hommes ? La préhistoire fait actuellement de grands progrès, qui troublent ce que l’on croyait savoir il y a seulement un quart de siècle. La réalité s’avère plus étrange qu’on ne croyait. Certains faits demeurent incompréhensibles. Par exemple, et quel exemple ! d’où sort au juste l’Homo sapiens, c’est-à-dire nous-mêmes ? Quand j’ai commencé à m’intéresser à la préhistoire, et ce n’est pas si vieux, le schéma général de notre origine semblait assez simple, fondé sur des documents solides. En commençant à l’australopithèque, petit être plus ou moins vertical, sans front, sans menton, muni de dents carnassières et se servant de pierres à peine retouchées en guise d’armes et d’outils, on passait au pithécanthrope, grandi à notre taille actuelle, quoique toujours de face assez bestiale, inventeur du feu, puis à l’homme de Néanderthal au front bas, au crâne très volumineux vers l’arrière, aux formes générales grossières, déjà habile à tailler la pierre mais incapable de tout art − du moins de tout art laissant des traces − enfin l’Homo sapiens, né du précédent il y a environ quarante mille ans1. Discontinuités dans la série Les savants avaient une raison apparemment excellente de croire que ce tableau général ne pourrait plus subir de changements profonds : c’est que ces êtres se succédaient dans le temps de façon tout à fait évidente et satisfaisante. En fouillant les habitats, on trouvait leurs restes superposés dans l’ordre, comme une invitation à conclure. En effet, comment ne pas conclure ? Je me rappelle une réflexion de M. Leroi-Gourhan2. à qui je demandais s’il y avait des discontinuités : Des lacunes, dit-il. Il y a et il y aura toujours des lacunes. Mais elles ne cessent de se combler. Ce sont des lacunes dans nos connaissances. Quant à des discontinuités, s’il y en a, nous n’en voyons nulle part. Et en effet, où imaginer des discontinuités dans une série où tout se tenait ? Les lacunes ne se situaient pas entre ces divers êtres successifs, se suivant à la queue leu leu, mais dans la superposition de ce qu’on appelle leurs industries, ce qui a priori était non seulement compréhensible, mais prévisible et inévitable. Supposons en effet que dans dix mille ans des archéologues fouillent les vestiges d’une ville africaine : ils y verront apparaître sans transition la civilisation occidentale de notre XIXe siècle, une culture industrielle sur une culture médiévale ou même néolithique. Entre les deux cultures, inévitablement, une énorme lacune. Voilà les seules difficultés que les préhistoriens, il y a vingt-cinq ans, pensaient avoir encore devant eux. Et pourtant, cela ne marche plus tout ! Pourquoi ? Que le lecteur me pardonne cette habitude de poser des questions. C’est qu’on entre beaucoup plus profondément dans la pensée scientifique en marchant dans les pas des savants, en se posant après eux les questions où ils ont médité, voire en commettant leurs erreurs de raisonnement3. La question est donc : où et comment est-on menacé de découvrir des discontinuités dans une série où l’on n’en voit pas ? Ou, encore plus précisément : étant donné qu’on trouve des hommes de Néanderthal jusque vers 40 000 ans dans le passé, puis des Homo sapiens vers la même date, d’où peut surgir la difficulté ? Plusieurs espèces humaines La réponse est simple et, il faut le reconnaître, inattendue : l’Homo sapiens ne peut guère être un homme de Néanderthal transformé pour la raison (découverte depuis) que très longtemps après l’apparition des premiers Homo sapiens − une dizaine de milliers d’années (cent siècles…) − il y avait encore des hommes de Néanderthal. Dans la région cantabrique, entre Santander et San Sébastien, J. Altuna et L.-G. Straus ont fouillé de ces vieux habitats. On voit dans leurs graphiques comme un remplacement de l’espèce Néanderthal par Sapiens. Ailleurs, sur des sites proches, les deux espèces semblent avoir longuement coexisté. En Palestine, certains ossements font même penser à un métissage, si toutefois un métissage est possible entre deux espèces4. Deux espèces humaines !5 Et ce n’est pas tout : chez les hominiens anciens aussi, plusieurs espèces semblent se recouvrir dans le temps, coexister, comme le montrent les trouvailles de plus en plus nombreuses en Afrique. Alors, d’où vient l’homme ? Il semble que ce soit la vision darwinienne de l’évolution qui ait égaré longtemps les recherches, vision trompeuse d’une évolution continue, imperceptible. J’avoue y avoir cru moi-même jusqu’à ces dernières années, quoique n’étant pas darwinien, à la vue des belles séries de crânes telles que celles étudiées par le Sud-Africain Tobias. Une évolution par paliers La réalité est tout autre. Selon Yves Coppens, éminent spécialiste français des hominiens anciens et auteur de belles trouvailles en Afrique6, l’évolution procéderait par paliers. Il y aurait à certains moments des changements très rapides suivis de longues périodes de stabilité7. Le passé de l’homme à mesure qu’on le désembrouille, apparaît paradoxalement de plus en plus complexe. Il n’est pas exclu qu’un examen de plus en plus serré, fondé sur des vestiges de plus en plus nombreux, et sur une réflexion nouvelle, nous oblige à envisager des théories de l’évolution tout à fait différentes, aussi éloignées de Darwin que de Lamarck8. Ce n’est d’ailleurs pas seulement le passé de l’homme qui devrait être révisé, mais celui de tous les êtres vivants. Nous en reparlerons9. Aimé MICHEL Chronique n° 333 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1789 − 27 mars 1981. [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 28 mars 2016

 

  1. Effectivement les diverses espèces fossiles citées se sont bien succédé chronologiquement : Australopithecus anamensis (−4,2 à −3,9 Ma, au Kenya), Australopithecus afarensis (représenté par la fameuse Lucy, −4,1 à −2,9 Ma), Australopithecus africanus (−3,5 à −2,5 Ma en Afrique du Sud), Homo habilis (−2,45 à −1,55 Ma), Homo erectus (qu’on appelait jadis pithécanthrope, depuis −1,9 Ma), Homo neandertalensis (depuis 400 000 ans) et Homo sapiens (depuis 200 000 ans). (J’emprunte les âges exprimés en millions d’années de ces espèces jalons à J.-J. Hublin et B. Seytre, Quand d’autres hommes peuplaient la terre, coll. Champs Sciences n° 998, Flammarion, Paris, 2011). De ce point de vue, le « schéma général » présenté par Aimé Michel n’a pas été remis en cause. Toutefois, l’idée aujourd’hui abandonnée que l’homme moderne soit un descendant direct de l’homme de Néandertal a été longtemps un sujet de controverses dont la longue et complexe histoire est relatée notamment dans le livre d’Erik Trinkaus et Pat Shipman, Les hommes de Neandertal (trad. J. Henry, Seuil, Paris, 1996).
  2. André Leroi-Gourhan (1911-1986) est un des grands ethnologues et préhistoriens de cette période. Après avoir étudié le russe et le chinois et soutenu une thèse sur « L’archéologie du Pacifique Nord », il devient professeur d’ethnologie et de préhistoire à Lyon (1945), à la Sorbonne (1956) puis au Collège de France (1968). Ses fouilles de la grotte moustérienne des Furtins en Saône-et-Loire (1945-1948), d’Arcy-sur-Cure (1945-1963, site occupé du Paléolithique moyen au Magdalénien récent) et de Pincevent (1964-1985, site magdalénien, 12 000-15 000 ans) en Seine-et-Marne le rendent célèbres par leurs innovations méthodologiques et leurs résultats qui permettent de reconstituer la vie quotidienne de nos ancêtres. Dans son livre en deux volumes, Le Geste et la Parole, il étudie l’hominisation (Technique et Langage, 1964) et l’évolution des techniques (La mémoire et les Rythmes, 1965). Dans Préhistoire de l’art occidental (1965) il étudie l’art paléolithique d’Europe en se fondant notamment sur une étude statistique de la répartition spatiale des figures. Comme l’écrit Yves Coppens : « L’œuvre d’André Leroi-Gourhan est immense ; elle l’est par le nombre des travaux qu’il laisse, par la dimension du spectre des sujets qu’il aborde, par l’importance de la réflexion qu’il y développe et qui a influencé l’ensemble des préhistoriens du monde et la pratique de leur discipline. » (Pré-ambules : les premiers pas de l’homme, Odile Jacob, Paris, 1998, pp. 87-88)
  3. Aimé Michel illustre ici la valeur éminente, mais si souvent méconnue, de l’histoire des sciences. L’enseignement préfère habituellement le calme tranquille des idées mortes. Alfred North Whitehead, dans la préface d’une collection d’essais sur les buts de l’éducation, proteste « contre les connaissances mortes, c’est-à-dire, contre les idées inertes. » L’historien Gerald Holton, qui le cite, renchérit en assimilant bien des manuels scientifiques à des « catalogues d’idées mortes » (Introduction to concepts and theories in physical science, Princeton University Press, 1985, p. xi). Jean Fourastié va plus loin car il voit dans l’enseignement habituel des sciences une véritable trahison de leur esprit. « Quel contraste, s’exclame-t-il, entre l’acquisition de la science qui se fait et l’enseignement de la science formée ! Rien dans ces manuels ne peut faire même soupçonner le véritable processus du progrès de la science, le combat qu’il faut mener pour tirer le “fauxˮ du “vraiˮ, pour vaincre l’évidence au bénéfice de l’expérience ; pour assujettir le rationnel à l’expérimental. A lire ces manuels, il n’y a jamais conflit entre le rationnel et l’expérimental ; l’humanité sait aisément tout ce qu’elle doit savoir. Ampère, Ohm, Volta ne sont pas des hommes qui ont lutté et souvent souffert pour imposer à l’ensemble des savants et des vivants une réalité ignorée pourtant par eux depuis cinquante mille ans ; ce ne sont que des “unitésˮ de grandeurs physiques. Maxwell est un “tire-bouchonˮ qui sert à déterminer le sens du courant dans des spires… Tous les grands débats qui ont fait progresser la science et formé les hommes à l’esprit scientifique sont passés sous silence. Le professeur même les ignore. Il ne reste que la petite bière d’une rationalité sans histoire, sans faille et sans borne. N’importe quel cancre rit avec Pascal des idées du Père Mersenne, n’importe lequel se gausse de ses millions d’ancêtres qui ne savaient pas que la terre est ronde. » (Faillite de l’Université ? Coll. Idées n° 257, Gallimard, Paris, 1972, pp. 114-115). Le chimiste James B. Conant, qui fut président de l’université Harvard, est du même avis que Fourastié. Dans un remarquable petit livre d’introduction à la pensée scientifique issu d’une série de conférences délivrées à l’université de Yale (On understanding science, A Mentor Book, New American Library, 1951), il écrit : « Etre bien informé sur la science n’est pas la même chose que comprendre la science, bien que les deux propositions ne soient pas antithétiques. Ce dont on a besoin c’est de méthodes pour faire connaître les Tactiques et Stratégies de la Science à ceux qui ne sont pas scientifiques. » (pp. 26-27). On peut y parvenir par la voie de la logique, « mais je pense que pour neuf personnes sur dix la méthode historique donnera une meilleure compréhension. (…) La manière trébuchante par laquelle même les plus capables des premiers scientifiques ont dû combattre des fourrés d’observations erronées, de généralisations trompeuses, de formulations inadéquates et de préjugés inconscients est l’histoire qui, il me semble, doit être racontée. Elle n’est pas racontée dans les cours de physique, de chimie, biologie ou autre science naturelle pour autant que je sache. Prenez n’importe quel manuel sur ces sujets et vous verrez combien tout semble simple en ce qui concerne la méthode, et à quel point le corps des faits et principes devient bientôt compliqué. » (p. 30). Les étudiants, faute de connaissances suffisantes dans d’autres disciplines, notamment en mathématiques, doivent croire des affirmations sur les lois scientifiques « de manière presque aussi dogmatique que si elles étaient délivrées par un grand prêtre » (p. 30). Le remède proposé par Conant est d’enseigner des exemples historiques bien choisis dans les débuts des disciplines modernes. « Les avantages de cette méthode sont doubles : primo, des connaissances factuelles relativement faibles et peu de mathématiques sont requises ; secundo, dans les premiers jours on voit dans la plus claire lumière les nécessaires tâtonnements de géants intellectuels mêmes quand ils sont aussi des pionniers ; on en vient à comprendre ce qu’est la science en voyant à quel point il est difficile de suivre des préceptes scientifiques d’apparence facile. » (p. 31).
  4. En Europe, on estime que Homo neandertalensis et Homo sapiens ont cohabité pendant 15 000 ans de −45 000 à −30 000, date de la disparition du premier. Cette hypothèse d’un métissage des deux espèces a pu être récemment confirmée par l’étude du génome de Néandertaliens aux moyens de techniques qui étaient encore difficilement imaginables lorsque cette chronique a été écrite (voir à ce propos la note 3 de la chronique n° 190, Avortement et biologie – Les effrayantes perspectives ouvertes par les progrès de la biologie, 11.07.2011). Depuis moins d’une dizaine d’années, l’emploi de ces techniques a donné lieu à de nombreux travaux, parfois contradictoires. Tentons de les résumer car ils donnent un bel exemple de la manière dont les idées scientifiques progressent par discussion libre, patiente et approfondie : En 2008, Richard E. Green et ses collègues (A complete Neandertal mitochondrial genome sequence determined by high-throughput sequencing, Cell, 134, 416–426, 2008) étudient l’ADN mitochondrial d’un Néandertalien exhumé dans la grotte de Vindija en Croatie. Comme ses gènes ne se retrouvent pas dans les populations humaines actuelles, cela montre que l’ADN des mitochondries des Néandertaliens (qui ne sont transmises que par les mères) n’a pas contribué à celui des mitochondries d’hommes modernes. En 2010, une étude issue du même institut d’Anthropologie évolutive de Leipzig (Green, R. E. et al., A draft sequence of the Neandertal genome, Science, 328, 710–722, 2010) contredit la précédente mais en se fondant sur l’ADN nucléaire (qui lui est transmis à la fois par les pères et les mères) de trois Néandertaliens également issus de la grotte de Vindija datés de −41 000 ± 3 000 ans. Elle montre que 1 à 4 % du génome humain des Européens et Asiatiques actuels proviendrait des Néandertaliens, mais que les Africains seraient dépourvus de ces gènes. Cela indique que les croisements responsables de cet apport génétique se seraient produits il y a 50 000 à 100 000 ans au Proche-Orient, avant que Homo sapiens ne se répande depuis l’Afrique vers l’Europe et l’Asie. Pourtant Anders Erikson et Andrea Manika de l’université de Cambridge ne sont pas du même avis (Effect of ancient population structure on the degree of polymorphism shared between modern human populations and ancient hominins, Proc. Natl Acad. Sci. USA, 109, 13956–13960, 2012). En s’appuyant sur des simulations informatiques de l’évolution de populations humaines, ils concluent que les gènes communs peuvent provenir non d’un métissage, mais d’un ancêtre africain commun vieux de 500 000 ans. La même année 2012, Sriram Sankararaman et ses collègues de Harvard et de Leipzig montrent que les deux hypothèses – métissage ou ancêtre commun – n’ont pas les mêmes conséquences en raison des dates très différentes qu’elles impliquent pour les derniers croisements entre la lignée des ancêtres des Néandertaliens et celle des non-Africains. Leurs résultats indiquent un dernier flux de gènes (ou croisement) entre −86 000 et −37 000 ans (ou plus probablement entre −65 000 et −47 000). L’hypothèse d’un métissage récent est donc confirmée. Ce travail suggère en outre que les gènes néandertaliens ont pu aider les hommes modernes à s’adapter à l’environnement eurasien et que les hybrides masculins Néandertaliens-Homo sapiens étaient peu fertiles. Ce dernier point est important car il confirme que H. neandertalensis et H. sapiens étaient des espèces en voie de séparation avancée. Des études plus récentes ont précisé la nature des gènes néandertaliens conservés. Benjamin Vernot et Joshua M. Akey de l’université de Washington ont pu montrer que plus de 20 % du génome de Néandertal survit dans l’ADN de nos contemporains d’Europe et d’Asie du Sud-Est, ce qui n’est bien sûr pas contradictoire avec le fait que chaque individu ne partage que 1 à 3 % de ses gènes avec Néandertal (Resurrecting surviving Neandertal lineages from modern human genomes, Science, 343, 1017-1021, 2014). Kay Prüfer et ses collègues ont étudié les génome d’un autre groupe humain apparenté aux Néandertaliens, les Denisoviens, découverts en 2008 dans la grotte de Denisova des montagnes de l’Altaï (The complete genome sequence of a Neanderthal from the Altai Mountains, Nature, 505, 43-49, 2014). Ils montrent que des échanges de gènes se sont produits entre ces trois groupes humains ainsi qu’avec un 4e groupe encore non identifié. Dans la dernière étude en date, Michael Dannemann, Aida M. Andrés et Janet Kelso de Leipzig, ont montré quant à eux que les gènes néandertaliens et dénisoviens ont conféré à l’homme moderne une plus grande résistance aux agents pathogènes (acquise depuis longtemps par les hominidés anciens) mais aussi une sensibilité accrue aux allergies (Introgression of Neandertal-and Denisovan-like haplotypes contributes to adaptive variation in human toll-like receptors, Am. J. Human Genetics, 98, 22-33, 2016). Comme on le voit, il s’agit d’un domaine de recherche nouveau et en plein essor qui promet de beaucoup nous apprendre sur nos origines récentes.
  5. Dans la chronique n° 258, Le pot au noir de l’ascendance humaine – De l’asymétrie des acides aminés au peuplement de l’Amérique (11.05.2015), Aimé Michel s’interrogeait déjà à ce sujet : « plusieurs espèces humaines auraient à un moment, ou plutôt pendant des dizaines de milliers d’années, cohabité sur notre planète ? Plusieurs espèces humaines ? Quels abîmes philosophiques, peut-être théologiques ! »
  6. Le paléontologue Yves Coppens est l’un des meilleurs spécialistes français de l’évolution humaine. Né à Vannes en août 1934 d’un père physicien et d’une mère pianiste, passionné par la préhistoire dès l’enfance, il fait ses études à Vannes et à Rennes, puis une thèse sous la direction de Jean Piveteau avant d’entrer au CNRS à 22 ans. Il s’est fait connaître par la qualité et la diversité de ses contributions : études de terrain, synthèses théoriques et œuvres de vulgarisation, travaux qui lui ont valu, entre autres, d’être membre de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine, professeur au Collège de France (1983-2005) et membre de l’Académie pontificale des sciences (2014), et d’être récompensé par plusieurs distinctions, dont la médaille d’argent du CNRS en 1982. Il a ouvert de nombreux chantiers de fouilles couronnés de succès, dont la découverte en 1974 de la célèbre Lucy, et a proposé plusieurs théories sur l’origine des hominidés. S’il a défendu l’hypothèse que l’homme était né à l’est de l’Afrique, qu’il appela l’East Side Story (1983), il a su aussi l’abandonner quand les faits sont venus la contredire (2003). Aujourd’hui contre la théorie majoritaire de l’origine purement africaine de l’homme, dite de l’Ève africaine, il est l’un des défenseurs de la théorie multirégionale ou « théorie de continuité avec hybridation » selon laquelle Homo erectus a évolué localement en Homo sapiens en plusieurs endroits, sauf en Europe où H. erectus a évolué en H. neandertalensis. En particulier, il pense que les Asiatiques n’ont pas une origine africaine mais sont les descendants des H. erectus d’Extrême-Orient. Il n’hésite pas non plus à contester l’importance excessive que le néodarwinisme accorde au hasard qui, selon lui, « fait trop bien les choses pour être crédible » (voir note 8). Comme on le voit, Yves Coppens illustre bien l’un des thèmes de cette chronique : le rôle central en science du questionnement des idées reçues qui, à travers discussions, débats et controverses, conduit à un progrès des connaissances.
  7. Il s’agit de la théorie des équilibres ponctués de Stephen J. Gould (1941-2002) qu’il proposa en 1972 avec son collègue Niles Eldredge. Cette théorie a bouleversé le modèle orthodoxe de Darwin car elle substitue à sa vision d’une évolution graduelle, lente et continue, celle d’une évolution discontinue où de courtes phases de changement rapide (ponctuation) sont suivies de longues phases de stabilité (équilibre ou stase). Dans son dernier livre L’équilibre ponctué (Folio Essais n° 560, trad. Michel Blanc, Gallimard, Paris, 2012), Gould présente sa théorie en ces termes : « la conception fondamentale de l’équilibre ponctué, à savoir que la grande majorité des espèces, ainsi que cela est attesté par leur histoire géographique et morphologique observable dans les archive fossiles, apparaissent en un instant géologique (il s’agit de la ponctuation), puis persistent en stase durant leur longue existence – Sepkoski (1997), donne une estimation basse de 4 millions d’années pour la durée moyenne des espèces fossiles. » Cette théorie le conduit à prendre ses distances avec le gradualisme continu qu’imaginait Darwin : « Les thèses de la théorie de l’équilibre ponctué, poursuit-il en effet, demandent d’apprécier correctement la façon dont les processus microévolutifs se traduisent dans le cadre de ces temps géologiques immenses : c’est le point fondamental sur lequel Darwin s’est trompé. Il a en effet, estimé à tort que la “lenteurˮ des modifications chez les animaux domestiques ou les plantes cultivées, telle qu’elle s’aperçoit dans le contexte du temps humain ordinaire (…), devait se traduire, dans les temps géologiques, par un gradualisme phylétique lent et continu. » (pp. 101-102, c’est moi qui souligne).
  8. Le néodarwinisme, qui pense avoir bien compris le mécanisme de l’évolution, est un peu la bête noire d’Aimé Michel, qui lui répète avec insistance que l’évolution est un fait dont on ne comprend pas le mécanisme (voir les chroniques n° 291, Objections à François Jacob – L’évolution embrasse toute l’histoire de l’univers mais on en ignore le moteur, 04.01.2016, et n° 295, « À notre image et ressemblance… » – Objections à François Jacob (suite), 11.01.2016). Pourtant il n’est pas sûr que cette théorie ait exercé un si grand rôle en paléontologie humaine puisque Jean Piveteau pouvait soutenir encore en 1979 que « tout le travail actuel en paléontologie humaine se fait en dehors de la pensée darwinienne » (Le darwinisme aujourd’hui, coll. Points Sciences n° S18, Seuil, Paris, 1979, p. 85) Quoi qu’il en soit, Yves Coppens ne cache pas non plus ses interrogations sur la validité de cette théorie. En août 1995, il déclare : « Selon l’idée darwinienne, qui est toujours à peu près admise aujourd’hui, certains individus subiraient des mutations génétiques qui se produiraient au hasard, et plusieurs d’entre elles donneraient éventuellement un avantage pour subsister dans leur nouvel environnement. Au fil des générations, cette nouvelle espèce s’imposerait, sélectionnée en quelque sorte par le milieu. Cette théorie ne me plaît pas beaucoup, dans son ensemble. Il est quand même étonnant que les mutations avantageuses surviennent justement au moment où on en a besoin ! Au risque de faire hurler les biologistes, et sans revenir aux thèses de Lamarck, je crois qu’il faudrait s’interroger sur la façon dont les gènes pourraient enregistrer certaines transformations de l’environnement. En tout cas, le hasard fait trop bien les choses pour être crédible… L’apparition d’un préhumain qui tape sur les cailloux, fabrique des outils, de manière un peu occasionnelle, puis de plus en plus fréquente, jusqu’à en faire une culture, ou, si l’on préfère, le développement de la conscience, qui finit par créer un environnement culturel, cela est aussi, pour moi, un grand mystère. On part d’un être instinctif, sans liberté individuelle, pour arriver à un homme qui a acquis une liberté d’action et un libre arbitre grâce à la connaissance qu’il a accumulée et transmise… Le développement technique et culturel dépasse le développement biologique… » (citation reproduite sur le site http://www.hominides.com/html/biographies/yves_coppens.php).
  9. Il faudra attendre huit mois pour qu’il en reparle mais il y consacrera alors plusieurs chroniques successives.