En ce début d’été, où le soleil inonde la région et où Ars semble à portée de main, un effort d’imagination est nécessaire pour réaliser ce qu’il s’est déroulé ici, au monument de la Rencontre, le 9 février 1818. Ce jour-là, saint Jean-Marie Vianney est perdu dans la brume avec son maigre équipage – quelques vêtements, un lit et des livres – et demande sa route à des enfants qui paissaient leur mouton. L’un d’entre eux, Antoine Givre, comprend la demande du jeune prêtre qui ne parle pas le patois et lui indique la route, faisant dire au desservant fraîchement nommé : « Tu m’as montré le chemin d’Ars ; je te montrerai le chemin du Ciel. »
La maison du Curé d’Ars
En 150 ans, les choses ont-elles beaucoup changé ? Car s’il n’est pas commun de trouver des hauts lieux de chrétienté relativement peu transformés par le temps, le village d’Ars-sur-Formans semble en être un. Certes, son visage porte les traces du temps passé. Mais elle reste cette petite commune aux vieilles bâtisses, dont une partie des 1500 habitants sont les descendants directs des paroissiens de saint Jean-Marie Vianney, ayant transmis son souvenir de génération en génération. Les habitués d’Ars le confient tous : il se passe « quelque chose » sur ces terres, comme des traces d’odeur de sainteté. La fréquentation ne ment pas : 350 000 personnes se sont rendues à Ars en 2024, rattrapant peu à peu le niveau pré-Covid, qui voyait 500 000 personnes fouler les terres arsoises.
© Constantin de Vergennes
« Ici, tout est une relique de second ordre » sourit l’abbé Rémi Griveaux, curé recteur de la basilique Saint-Sixte d’Ars-sur-Formans, rencontré devant le presbytère, à deux pas de l’église. À commencer par la maison du Curé d’Ars, typique des bâtisses de la région de la Dombes, située à une dizaine de mètres seulement de Saint-Sixte. Ouvertes à tous, ces pièces sont agencées comme à l’époque de saint Jean-Marie Vianney et permettent de découvrir les conditions rugueuses dans lesquelles il déploya son sacerdoce. « On ressent la simple et humble pauvreté de l’époque, relève l’abbé Griveaux en contemplant la cuisine du Curé d’Ars, ainsi que la marmite où il faisait bouillir ses pommes de terre. Il faut rappeler que les campagnes avaient été épuisées par la Révolution, la Terreur et le Premier Empire ». La visite de sa maison est d’autant plus émouvante que chaque pièce permet de percevoir une facette de la sainteté de Jean-Marie Vianney. Ainsi de sa première chambre, où l’on découvre accrochés au mur les portraits des nombreux saints qui l’accompagnaient : saint François-Xavier, saint Vincent de Paul, saint Jean-Baptiste… « On présente souvent, de manière totalement erronée, le Curé d’Ars comme un prêtre illettré, s’indigne l’abbé Griveaux. Or, regardez devant vous ! » En effet, sur la droite, trônent deux bibliothèques pleines à craquer d’ouvrages, dont beaucoup d’écrits patristiques. Il y a là les livres de l’abbé Balley, formateur du Curé d’Ars, ainsi que les ouvrages qu’il acheta pour lui-même. « Saint Jean-Marie Vianney ne se couchait jamais sans avoir lu les Écritures ainsi que des vies de saints », rappelle le recteur de la basilique.
Le saint Curé délaissa cette chambre car les bruits du « grappin » pendant la nuit résonnaient dans l’escalier, où figure encore aujourd’hui un tableau représentant l’Annonciation, qu’il trouva plusieurs fois maculé de boue – signe, là aussi, d’infestation diabolique. Derrière sa deuxième chambre est d’ailleurs conservé le bois du lit qui s’enflamma en pleine nuit.
Précieuses chasubles
Abrités dans de grandes vitrines, plusieurs effets personnels de Jean-Marie Vianney sont conservés dans une pièce à l’étage, à commencer par sa Légion d’honneur… qu’il ne porta jamais, puisqu’il ne l’aurait jamais fait « face à saint Pierre ». « Tout, dans la vie du Curé d’Ars, se mesure par rapport au face-à-face avec Dieu, insiste l’abbé Griveaux. C’est la raison pour laquelle il portait d’aussi belles chasubles : face à Dieu, il voulait le plus beau. » Les habits liturgiques finement brodés contrastent ainsi avec la simplicité de ses habits du quotidien, comme sa grossière soutane. Si les objets exposés ne sont pas exhaustifs, c’est aussi parce qu’une partie des affaires du saint Curé a été disséminée par des fidèles, signe de la forte dévotion populaire qui entoure le saint. Ainsi, une petite dizaine de chaussures portées par saint Jean-Marie Vianney ont déjà été rapportées par des familles qui les conservaient comme reliques.
Au sortir de la maison, les pèlerins sont enthousiastes. « J’avais une image assez abstraite du Curé d’Ars, reconnaît Nathalie, qui visite Ars avec son mari. Désormais, sa figure commence à prendre forme. » « Ars est certes une petite localité, mais qui possède une importante force d’attraction », relève l’abbé Claudio Juan Biggiano. Originaire du Mexique, il se rend à Ars pour la quatrième fois. « Dieu est présent ici et l’on se sent un peu comme dans les sanctuaires mariaux. Tout cela nous rappelle que nous avons besoin de l’exemple des saints ! »
Une étonnante basilique
Dès le début de son ministère, saint Jean-Marie Vianney se levait avant même l’aurore et, pendant qu’Ars dormait, se rendait dans l’église située à quelques mètres à peine de sa maison, afin d’y prier. « Mon Dieu, accordez-moi la conversion de ma paroisse ; je consens à souffrir tout ce que vous voudrez tout le temps de ma vie !… Oui, pendant cent ans les douleurs les plus aiguës, pourvu qu’ils se convertissent ! » avait-il un jour imploré, en prière devant le tabernacle. Saint-Sixte est le cœur de son sacerdoce. L’architecture de cette église, devenue aujourd’hui basilique, n’a cessé de changer, portant les marques de son agrandissement et ce, dès l’arrivée de saint Jean-Marie Vianney : en 1818, il entreprend de construire cinq chapelles latérales. « Les lieux ne pouvaient accueillir qu’une soixantaine de fidèles et n’avaient même plus de clocher, détruit sous la Révolution, contextualise l’abbé Griveaux. Trois ans plus tard, il faisait revenir les cloches, afin notamment de marquer les heures et de permettre le chant de l’Angélus. Le Curé d’Ars était un bâtisseur. »
Pénétrer dans la basilique, c’est aussi percer le mystère d’une architecture qui peut désarçonner : mi-romane, mi-néo-byzantine, et mâtinée de néo-classicisme. Car lorsque les lieux sont agrandis par Pierre Bossan – l’architecte de Notre-Dame de Fourvière, à Lyon – en 1862, après la mort du Curé d’Ars, la nef de la petite église est conservée, telle une relique ; tandis qu’un nouveau chœur est comme greffé à l’édifice. La partie ancienne est la plus saisissante, mettant en lumière la cohabitation de l’extraordinaire ministère du Curé d’Ars et de la simplicité de cette petite église comme la campagne française en compte d’innombrables, qui finira par être assiégée par une foule de fidèles venus se confesser. Le pèlerin retrouve ainsi trois confessionnaux utilisés par le saint Curé dont celui installé à l’entrée, à côté d’une porte, qui permettait aux pénitents ayant la conscience particulièrement lourde – les « gros poissons » –, de rejoindre les lieux en toute discrétion. Dans la nef, deux chaires rappellent ses talents de prédicateur : la première en hauteur, traditionnelle, d’où le saint Curé exhortait ses fidèles à nourrir une ferveur eucharistique ; et la seconde, au sol, où il s’adressait aux enfants du catéchisme.
En pénétrant dans la « seconde » nef, l’ambiance change du tout au tout et le pèlerin se retrouve au milieu de piliers et de voûtes. Cette partie moderne abrite deux trésors : le tabernacle bien sûr, mais également la majestueuse chapelle abritant la châsse où est exposé le frêle corps du Curé d’Ars, revêtu d’un surplis et d’une étole. « Je vois le corps d’un frère prêtre, mais surtout de quelqu’un qui a vécu sa vie jusqu’au bout, chuchote l’abbé Griveaux face à la châsse. Les prêtres doivent venir prier ici. Les évêques aussi, afin de demander à Dieu des séminaristes pour leurs diocèses. »
Le cœur du Curé d’Ars
L’un des lieux les plus émouvants est sans doute aussi l’un des plus discrets, à l’ombre de l’immense presbytère et de la somptueuse basilique : la chapelle du Cœur, à l’extérieur, proposant à la vénération des fidèles le cœur du Curé d’Ars. Combien de confessions ce cœur a-t-il entendues ? Une chose est certaine : la myriade d’ex-voto recouvrant le mur, ainsi que le livre aux pages couvertes de noms de prêtres confiés par les pèlerins à la prière des fidèles souligne la grande ferveur populaire autour de cette relique. En 2005, elle fut même vénérée à Rome, jusque dans les appartements pontificaux, sur demande de Benoît XVI. Saint Jean-Marie Vianney, qui ne voyagea jamais à Rome, se retrouva ainsi au cœur de l’Église. Et c’est de Rome que le Curé d’Ars a encore été présenté comme un modèle de toujours et, en particulier, pour les jeunes, le 2 juin dernier. Ce jour-là, dans un message adressé aux évêques de France, Léon XIV exprimait sa confiance en la capacité du Curé d’Ars à « parler à la conscience de nombreux jeunes de la beauté, de la grandeur et de la fécondité du sacerdoce, en susciter le désir enthousiaste, et donner le courage de répondre généreusement à l’appel, alors que le manque de vocations se fait cruellement sentir dans [les] diocèses et que les prêtres sont de plus en plus lourdement éprouvés ».
Une vie extraordinaire – survenue dans un lieu totalement ordinaire – parce que tournée tout entière vers ses fidèles : il ressort d’Ars qu’il ne faut pas grand-chose pour faire un saint prêtre, si ce n’est tout donner sans rien garder pour soi.
Le séminaire d’Ars : « À l’école du saint Curé »
Depuis 1939, le Carmel d’Ars prie « pour la sainteté des prêtres, les vocations et le salut des âmes». Aujourd’hui, le village de l’Ain accueille un séminaire international situé à dix minutes à pied de la basilique, géré par la Société Jean-Marie-Vianney (SJMV) et comptant 34 séminaristes et 9 propédeutes. « Saint Jean-Marie Vianney est prophétique ! » s’exclame Mgr Guy-Marie Bagnard, ancien évêque des lieux et fondateur de la SJMV. À 87 ans, il tient à rappeler comment la figure du Curé d’Ars avait été délaissée par une partie de l’Église dans les années 60-70. « J’ai connu l’époque des absolutions collectives, souligne Mgr Bagnard. Autant vous dire qu’à ce moment-là, le modèle de ce curé passant des journées entières au confessionnal était jugé comme étant dépassé… Or le Curé d’Ars est le modèle du prêtre se donnant tout entier pour ses fidèles. » Ainsi, des cours de pastorale « À l’école du Curé d’Ars » sont dispensés aux séminaristes. « Le Curé d’Ars rappelle que la pastorale, ce n’est pas juste des “trucs” à faire, mais c’est aussi habiter son église, car le fond du ministère réside dans sa relation avec les autres et avec Dieu, résume l’abbé Éric Pichard, modérateur adjoint de la SJMV. Dans une époque où l’on exalte les charismes, il incarne celui qui reçoit sa mission sans jamais l’avoir cherchée. » Parmi les séminaristes, certains, comme Louis, le connaissaient uniquement « par les statues dans les églises ». Depuis qu’il est au séminaire, ce séminariste en deuxième année découvre la vie exceptionnelle du saint prêtre. « Une phrase qu’un pénitent du Curé d’Ars a un jour prononcée m’a frappé : “J’ai vu Dieu en un homme”, lance Louis. Cela veut bien dire une chose : le prêtre est avant tout l’homme de Dieu. »