Beaucoup d’événements peuvent se produire en ce jour qui marque le milieu du mois de mars, les « Ides » selon l’antique calendrier romain. Par exemple, ce jour-là, en l’an 221 avant J-C, Liu Bang est devenu le chef de la dynastie Han en Chine. En 1493, Christophe Colomb est retourné en Espagne après son premier voyage vers le Nouveau Monde. En 1869, l’équipe des Cincinnati Red Stockings est devenue la première équipe professionnelle de baseball.
Mais l’événement le plus mémorable de ce jour historique qu’est le 15 mars est certainement l’assassinat de Jules César en 44 avant J-C, par quelque cinquante conspirateurs dont beaucoup se disaient ses amis. Ils étaient impatients, soit de sauver la République, selon leur vision des choses, soit de gagner du pouvoir. Dans l’un ou l’autre cas, ils ont échoué. Rome a alors été gouvernée, non plus par Jules César ou par des opposants républicains, mais par un parent éloigné de Jules César, Octavien, que nous connaissons sous le nom de César Auguste.
Grâce à un bon coup de pouce de William Shakespeare, César est devenu un patronyme pour la perplexité politique, un nom qui réapparaît dans de nombreuses expressions ; les chrétiens eux-mêmes sont invités de façon pressante, souvent à leur grande surprise, à « rendre » des choses, non pas à Dieu, mais précisément à ce « César ». Certaines choses sont à César, non pas toutes, mais certaines.
Dans l’histoire de la pensée politique, beaucoup ont blâmé le Christianisme pour son échec à combattre ceux qui ont été perçus comme les « César » de leur époque. Nietzsche tenait les chrétiens pour une minable bande de poules mouillées qui tendaient une joue après l’autre pour se consoler de leur faiblesse. Dans le pays qui a usé du mot « Tsar » (ou Czar) pour signifier César, l’Eglise a souvent été vue comme étant simplement l’état en prière, au mieux une utilité pour manifester la volonté de l’état.
Mais Jules César, le personnage historique comme le personnage de littérature, est une figure qui mérite qu’on s’y arrête. Suite à un rêve, son épouse Calpurnia l’a prié de ne pas rejoindre ce jour-là le Sénat, qui se réunissait au Théâtre de Pompée. Il décide de ne pas y aller. Lui aussi avait des soupçons.
Seulement voilà, Brutus et ses amis lui font honte. Il écoute les femmes. Qu’est-ce qu’elles y connaissent ? Alors il y va. Le complot fonctionne comme prévu. Ses « amis » l’entourent, l’immobilisent au sol et le poignardent à vingt-trois reprises. On a dit que seul le second poignard était mortel. De toute évidence, la première autopsie rapportée par l’histoire a été effectuée sur son corps, pour déterminer la cause de sa mort. Mais les outils du légiste ne permettent pas de distinguer la perfidie, non plus que la noblesse, dans l’assassinat d’un tyran.
César s’était vu décerner le titre honorifique de « dictateur à vie ». Ce titre sonne exécrablement à nos oreilles contemporaines, tout comme évidemment à celles de Brutus à l’époque. Mais l’office de « dictateur » était un aspect essentiel du droit romain. Sa durée était limitée à six mois, et on y faisait appel lors d’une crise militaire ou politique, quand un commandement unique était nécessaire pour le bien de la République. Bien que certains aient pensé qu’il cherchait à donner le change, César n’a jamais accepté cet « honneur ».
A posteriori, beaucoup assurent que l’expansion militaire de Rome dans l’ensemble du monde méditerranéen rendait impossible de gouverner avec les vieilles institutions qu’étaient le Sénat et les Tribuns. L’argument pour un roi ou un empereur sur le modèle d’Alexandre était convaincant.
Lisant ceci, les Américains fondateurs et les Américains actuels sont tentés de dire que notre législation a été prévue pour prévenir ce que la bureaucratie de l’Empire Romain a entrepris. Le système américain combine des lois locales et nationales sur un immense territoire tout en gardant des éléments de législation populaires, aristocratiques et monarchiques pour s’adapter aux exigences militaires, économiques, politiques de la société, lesquelles varient dans le temps.
Cela a-t-il du sens de s’inquiéter de César aujourd’hui ? Nous avons un président qui gouverne essentiellement par décrets, un Congrès qui offre peu de résistance et un système judiciaire à la botte des dernières idéologies à la mode. Nous pouvons soutenir que Brutus a eu raison de trahir son ami. Mais l’argument contraire tient également la route.
La République, comme Rome, choisit de ne plus être gouvernée par ses principes fondateurs, tout spécialement parce que très peu semblent tenir ces principes comme allant de soi. Le cri « nous n’avons pas d’autre Dieu que César » semble prophétique.
Nous avons des néo-barbares à nos portes. Nous n’avons guère envie de nous en préoccuper. Nous sommes raillés parce que nous avons le meilleur armement, mais aucune volonté de nous battre. Le cœur de notre civilisation a disparu dans un relativisme incapable de distinguer l’ami de l’ennemi, la vérité du mensonge. Non seulement nos peuples ne savent plus qui ils sont, mais ils ne savent même plus ce qu’ils sont. Nous avons choisi de ne plus croire à la famille, à la vérité, ou à un système politique.
Actuellement, nous voyons César comme un individu isolé, un chef charismatique qui a gouverné à son avantage exclusif. Jean-Paul II parlait de « tyrannie démocratique » à propos d’un peuple qui n’a pas un principe interne de gouvernement mis à part celui-ci, que ce qu’ils désirent soit imposé par leurs propres lois. En ces Ides de mars 2016, il est bon de jeter un regard neuf sur ce si fameux César, assassiné ce même jour en l’an 44 avant J-C. Quelles choses désirons-nous ne pas lui « rendre », voilà la question qu’il faut se poser.
James V. Schall, S.J., qui a été professeur à l’université de Georgetown durant trente-cinq ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques d’Amérique.
Illustration : buste de Jules César réalisé par Andrea Ferrucci vers 1512 [Metropolitan Museum, New York]
source : https://www.thecatholicthing.org/2016/03/15/on-the-ides-of-march/