Dans son discours inaugural à Cambridge, C.S. Lewis parlait de lui-même comme d’un dinosaure, c’est-à-dire comme d’un « spécimen du vieil ordre occidental ». Il ne plaisantait qu’à moitié.
ewis considérait l’Angleterre de 1954 comme séparée des âges du roi Arthur, de Chaucer et même du Dr. Johnson par un grand « gouffre » qui s’est ouvert à l’époque de Jane Austin et de Walter Scott. Pour comprendre le monde d’avant Ivanhoe et Persuasion, avertissait-il, on doit « suspendre la plupart des réactions et désapprendre la plupart des habitudes » que l’on a acquises en « lisant la littérature moderne » et en vivant dans le monde moderne. C’était précisément parce qu’il était fils de ce vieux monde, disait Lewis, qu’il pouvait être utile à ses contemporains au moins comme spécimen, voire même comme expert.
S’il y a jamais eu un représentant du vieil ordre occidental dans sa forme spécifiquement catholique, ce ne peut être que Jacques-Bénigne Bossuet (1624 – 1704. Quand il est un tant soit peu connu, c’est en raison de ses oppositions : au libéralisme politique, à la critique biblique, à la nouvelle spiritualité de Fénelon et de Mme Guyon et même à l’interprétation ultramontaine de la mission papale.
Tonsuré enfant, il a vécu toute sa vie dans les limites de l’Eglise et du nord de la France ; il semble qu’il n’ait jamais voyagé assez loin pour voir l’Océan Atlantique ou la Méditerranée. Evêque d’une petite ville avec des idées résolument traditionnelles, il a parfois été appelé un « fondateur des Contre-Lumières ». Comment ses pensées et aspirations les plus profondes pourraient-elles éventuellement nous être de quelque utilité ?
C’est que l’esprit de Bossuet était un modèle de rationnalité et d’équilibre. Il cumulait des qualités supérieures rarement rassemblées en une seule personne.
Comme prédicateur, il était tout à la fois érudit, enthousiaste et d’une dialectique aiguisée. Comme courtisan, il était à la fois discret et vertueux. Inspirant confiance au point de devenir précepteur du fils de Louis XIV, il a aussi réprimandé le Roi Soleil en terme voilés depuis la chaire et avec une audacieuse franchise dans des lettres privées. Il était un administrateur compétent mais pas un bureaucrate besogneux. Bien loin d’une critique, Paul Claudel a un jour déclaré que si un seul livre pouvait être sauvé « pour témoigner au monde de la langue et de l’esprit français », il choisirait son Histoire des variations des églises protestantes (1688).
En ce qui me concerne, le chemin pour apprécier Bossuet commença de façon inattendue, avec l’étude de la Révolution française et des Lumières, qui sans cesse le désignaient comme l’homme résumant tout ce qui contrariait Voltaire, Diderot et Robespierre. Quand j’ai commencé à lire ses oeuvres, j’ai découvert qu’il avait beaucoup plus à offrir qu’une opposition. Il s’y trouvait une chaleur alliée à un éclat dans des proportions que j’avais rarement vues. L’accord a été scellé quand une rencontre fortuite avec un prêtre belge m’a conduit à profiter d’une récitation de la sonore introduction de l’oraison funèbre d’Henriette-Marie, la veuve de roi Charles Ier d’Angleterre. Il y a d’autres grands maîtres de la langue française, mais pour un catholique, le style de Bossuet est particulièrement captivant.
Comme chaque catholique devrait le savoir, il n’y a pas de coincidences. Donc ce devait être un coup de pouce de la Providence quand un ami a choisi et mis de côté un vieil exemplaire des Méditations sur l’Evangile afin de me le donner la prochaine fois qu’il me verrait. Dans ses pages, j’ai trouvé la même ardeur et la même illumination que j’avais découvert plus tôt dans ses sermons. Il a écrit les Méditations tardivement, pour un couvent de religieuses de son diocèse, dans le nord de la France, et elles portent l’empreinte de deux grands saints : Vincent de Paul et Augustin. Tous deux sont des maîtres spirituels qui excellent à comprendre et à établir un ordre juste. mais tous deux comprennent aussi, très profondément, que nous ne sommes que de pauvres créatures qui ont désespérément besoin d’être réhabilitées par l’étreinte de notre Père du Ciel.
Quoi que nous puissions avoir appris du renouveau ecclésial moderne, nous avons toujours beaucoup à gagner à écouter les voix venues de l’autre bord de la grande fracture dont parle Lewis. Laissons Bossuet lui-même plaider sa propre cause :
Cous, qui que vous soyez, à qui la divine Providence le fera tomber entre les mains : grand ou petit, pauvre ou riche, savant ou ignorant, prêtre ou laïque, religieux et religieuse ou vivant dans la vie commune, allez à l’instant au pied de l’autel, contemplez-y Jésus-Christ dans ce sacrement où il se cache : demeurez-y en silence : ne lui dites rien, regardez-le et attendez qu’il vous parle, et jusqu’à tant qu’il vous dise dans le fond du cœur : Tu le vois, je suis mort ici, et ma vie est cachée en Dieu jusqu’à ce que je paraisse en ma gloire pour juger le monde. Cache-toi donc en Dieu avec moi, et ne songe point à paraître que je ne paraisse : si tu es seul, je serai ta compagnie : si tu es faible, je serai ta force ; si tu es pauvre, je serai ton trésor : si tu as faim, je serai ta nourriture : si tu es affligé, je serai ta consolation et ta joie : si tu es dans l’ennui, je serai ton goût : si tu es dans la défaillance, je serai ton soutien : « Je suis à la porte et je frappe : celui qui entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et j’y ferai ma demeure avec mon Père, et je souperai avec lui et lui avec moi : » mais je ne veux point de tiers, ni autre que lui et moi. « Et je lui donnerai à manger du fruit de l’arbre de vie, qui est dans le paradis de mon Dieu, avec la manne cachée, dont nul ne connaît le goût, sinon celui qui la reçoit. Que celui qui est altéré vienne à moi, et que celui qui voudra reçoive de moi gratuitement l’eau qui donne la vie. » Ainsi soit-il, ô Seigneur, qui vivez et régnez avec le Père et le Saint-Esprit aux siècles des siècles. Amen.
http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/excavating-a-spiritual-dinosaur-for-lent.html
Portrait de Jacques-Bénigne Bossuet par Hyacinthe Rigaud (1702)
Christopher O. Blum est professeur d’histoire et de philosophie à l’institut augustin de Denver (Colorado) ou il est également doyen académique. Les Méditations de Carême de Bossuet sont son 5e livre traduit du français.