Le corps et l’âme – et Rome - France Catholique
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Le corps et l’âme – et Rome

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Quand Michael Novak, Ralph McInerny, George Marlin, Austin Ruse, Bill Saunders, Hardley Arkes et moi-même réfléchissions au nom à donner à notre site alors tout nouveau et maintenant déjà ancien, nous étions extrêmement conscients de vouloir assurer la continuité avec la tradition, mais aussi d’intégrer la tradition, sans la dénaturer, dans le monde actuel.

Nous avons été inspirés par la célèbre lettre adressée par Hilaire Belloc à G. K.Chesterton juste après sa conversion : « L’Eglise catholique est l’interprète de la réalité. C’est vrai. Ses doctrines sur des sujets de grande ou de faible importance sont des constats… Ma conclusion – et celle de tous les hommes qui l’ont perçue un jour – est la foi. Un corps constitué, organisé, une personnalité, un enseignement. Une chose réelle, pas une théorie. C’est bien ça».

Une réalité donc, pas seulement une construction théorique, à la manière d’un système philosophique rationaliste (bien que, comme l’affirme Belloc, les doctrines en soient une partie intégrante). Un corps vivant, déployé dans le temps et l’espace, et au-delà, vers l’éternité. Organisé hiérarchiquement en diocèses, paroisses, écoles, ordres religieux. Aux sources de la philosophie, de la théologie, de la liturgie, de l’art, de la musique sacrée et de la poésie.
Je viens de passer tout le mois d’octobre à Rome pour couvrir le synode, et deux semaines auparavant j’avais suivi le voyage du pape à Cuba et en Amérique. Je n’oublierai jamais certains moments de cette expérience, mais il y en a d’autres que je préférerais oublier. Mais au-delà des tensions et des controverses, il faut souligner ces remarquables faits bien concrets, à savoir que, en dépit de toute la confusion qu’il a créée, le vicaire du Christ peut encore attirer des millions de fidèles, même sur ces rives encore sauvages. Qu’il peut rassembler les successeurs des apôtres de toute race et nation pour s’efforcer tous ensemble de suivre les voies du Seigneur à une époque déchristianisée. Et que nous pouvons, en définitive, compter sur l’Esprit Saint, en dépit des nombreux courants contraires, pour conserver notre catholicisme, notre « Catholic Thing ».

Pour moi personnellement, le week-end de mon retour chez moi après un synode sur la famille coïncidait avec une date douloureuse. Mon père est mort il y a quelques années juste après minuit un 31 octobre. Les liens entre parents et enfants, et surtout entre pères et fils, sont si profonds et variés qu’aucune parole, aucun génie littéraire n’a jamais pu que donner une idée de cette réalité. Ainsi, la Bible ne révèle pas la Trinité en termes philosophiques, malgré la valeur qu’ils peuvent comporter – des abstractions comme l’Un et ses Emanations du néo-platonisme – mais grâce à des relations à la fois divines et humaines entre le Père et le Fils.

Même dans ce monde, ce qui est vrai des parents et des enfants se prolonge dans des conditions normales dans ce que certains pères synodaux, surtout les Africains, ont présenté comme une espèce de modèle humain : les familles « élargies » qui se créent quand deux personnes, elles-mêmes intégrées dans de multiples relations dans leurs propres familles, s’unissent et imbriquent ces liens dans des réseaux encore plus riches.

Un contraste absolu avec la plupart de nos familles dans le monde « développé ». Je me dis parfois à quel point il est étrange que je risque fort d’être le seul membre de ma famille élargie à ne pas être enterré avec les autres dans un cimetière à flanc de coteau de ma ville natale. Je suis encore assez proche des vieilles coutumes pour que cela me paraisse singulier. Dieu nous appelle à suivre Ses voies et Il a certainement choisi pour moi. Pourtant, l’atavisme fait que le corps et l’âme tirent d’une certaine manière leur nourriture de ces réseaux qui, comme nous le sentons en ce jour de commémoration des défunts, associent profondément le corps et la tombe – et que tout ne s’arrête pas à la tombe.

Nous nous sommes engagés dans une nouvelle expérience en tant qu’espèce, dans certaines régions du monde tout au moins. Ce face à face unissant la naissance et la mort que tous connaissaient virtuellement autrefois s’est délité. Lors du synode, les Africains ont expliqué que, chez eux, le mariage était l’union d’une famille à une autre. Les vocations religieuses, ont-ils aussi dit, viennent de ces familles solides. Par contre, les Européens – les Allemands en particulier – ont déploré, mais accepté que la « famille » ne soit que le produit de relations entre des individus totalement autonomes dont les identités sont par conséquent si fragiles que leur parler des avantages d’une vraie vie familiale pourrait leur faire l’effet d’un jugement.

Ce qui se passe au niveau individuel influe évidemment sur l’ensemble de la société et commence à devenir la norme. Dans un monde d’individus isolés, il est difficile de concevoir les communautés et les relations comme autre chose que des freins aux choix individuels. A leur crédit, les pères synodaux ont affronté ces problèmes modernes et d’autres du même genre, bien qu’ils aient été rarement abordés à cause de l’obsession du cas des divorcés. Nous avons besoin de ces réponses à court terme, mais plus encore de perspectives à long terme – parce que les êtres humains tirent en général leurs repères de leurs familles.

Permettez-moi de mentionner une réponse qui pourra vous sembler étrange, mais juste assez étrange pour être aussi toujours actuelle. De temps à autre, je relis l’Enéide, d’habitude à Rome. Si vous ne l’avez pas relue depuis vos études de latin à l’école secondaire ou vos cours de civilisation occidentale à l’université, cela vaut la peine de vous y remettre. Il y a des raisons qui expliquent pourquoi Dante prend Virgile pour guide dans une partie de sa Divine Comédie. La première, c’est que Virgile avait intuitivement compris la mission divine de Rome : comme nous le savons à présent, tout d’abord en tant que force civilisatrice, mais, fait plus important, parce que c’est sous la Pax Romana, alors que les temps étaient accomplis, que le Christ est né et que le christianisme s’est répandu.

J’ai commencé à relire Virgile pour me détendre pendant le synode. Mais ce faisant, j’ai été frappé par le rôle important que joue la continuité de la famille, même dans des conditions difficiles, même dans la fuite et le voyage vers l’inconnu, dans l’ensemble de l’Enéide. J’ai souvent dit que l’histoire d’Enée était l’équivalent païen de celle d’Abraham quittant Ur des Chaldéens pour établir le peuple élu dans la Terre promise. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles les premiers chrétiens qualifiaient parfois Virgile d’anima naturaliter christiana (une âme naturellement chrétienne). Nous aurions besoin de davantage d’êtres de ce genre maintenant.

Dans l’œuvre de Virgile, Enée affronte de nombreuses épreuves et sanglantes batailles avant de s’unir aux Latins en Italie et de préparer la voie pour la fondation de Rome (la ville, écrit Dante, qui deviendra le siège politique et religieux de l’humanité). Mais c’est aussi l’histoire d’une famille –Enée, son père, son fils et leurs descendants – conduite par le tout-puissant Jupiter.
Comme bien d’autres choses, comme nos familles élargies elles-mêmes, notre culture s’est détachée de ces grands récits épiques qui contribuent à stabiliser notre fragile existence : pourquoi un nomade sémite qui devient le père d’une descendance innombrable ? Pourquoi l’ancienne Rome ? Pourquoi celle d’aujourd’hui ? Et pourtant telles sont les racines d’où notre civilisation tire sa vie et sans lesquelles elle meurt.

Lundi 2 novembre 2015

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/11/02/body-and-soul-and-rome/


Photographie : Virgile lisant l’Enéide à Auguste, Octavie et Livie par Jean-Baptiste Wicar, vers 1830 (Art Institute of Chicago)

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Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing et président du Faith&Reason Institute de Washington.