L’INSONDABLE SOURCE DES SONGES (*) - France Catholique

L’INSONDABLE SOURCE DES SONGES (*)

L’INSONDABLE SOURCE DES SONGES (*)

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Quand la fantasmagorie du rêve s’éveille dans notre cerveau endormi, nous savons depuis les expériences du professeur Jouvet que la cause déclenchante est une stimulation venue d’un petit centre nerveux appelé Nucleus Reticularis Pontis Caudalis (NRPC) situé à la base du cerveau, sur le pont qui relie le cerveau droit au cerveau gauche (a) 1

Si, pour une raison quelconque, le NRPC est empêché de jouer son rôle – c’est-à-dire de nous faire rêver presque deux heures chaque nuit – c’est la folie en deux ou trois semaines, et la mort avant trois mois.

Cette stimulation, quelle est-elle ? Quelle est sa nature ? Une fois de plus, nous allons ici toucher du doigt ce qui distingue la méthode expérimentale.

Chapelles, écoles, dissidences

Notre première tentation est, en effet, de réfléchir au rôle possible du rêve dans notre vie mentale. Mais à quoi une telle réflexion peut elle aboutir ? Les pères de la psychanalyse, Freud, Jung, Adler, d’autres après eux, ont proposé leurs interprétations, toutes fondées sur (et aboutissant à), des mots. Ces interprétations sont différentes, souvent contradictoires.
Les physiologistes qui étudient le rêve renoncent complètement à proposer des interprétations en termes de conscience subjective, vécue. Depuis plusieurs années, le mot « rêve » a même complètement disparu de leurs publications : ils ne parlent que de « phase paradoxale », désignant par là les faits physiologiques observables et mesurables qui accompagnent le rêve, comme les médecins et les biologistes ne parlent que des processus physiques observables. 2

Ayant identifié le rôle déclencheur du NRPC, Jouvet a d’abord voulu voir ce qui se produit quand on stimule cet organe. Il implanta donc des électrodes dans le NRPC de ses chats et y envoya des courants électriques de même puissance que ceux que le NRPC lui-même émet lorsqu’il est actif. Il constata alors qu’il pouvait à volonté déclencher le rêve du chat en envoyant le courant (sous une réserve exposée plus loin). Pour la première fois dans l’histoire, la science a donc réussi, au Laboratoire de pathologie générale de la faculté de Médecine de Lyon, à déclencher le rêve en appuyant sur un bouton.

Cependant, Jouvet constata que ce déclenchement obéissait à des lois très strictes.

D’abord, une fois provoqué, le rêve n’est plus assujetti au courant des électrodes : il se déroule pendant un temps correspondant à la durée normale d’une « phase paradoxale » quelle que soit la durée de la stimulation. Le déclencheur joue apparemment (si l’on me permet cette peu poétique comparaison), un rôle équivalent à celui du siphon de la chasse : il suffit, pour déclencher la descente de l’eau, de tirer sur la chaîne. L’eau ensuite descend jusqu’à ce que la chasse soit vide, quelque mouvement que l’on continue d’imprimer à la chaîne. Tout se passe comme si, quelque part, une intarissable source d’énergie onirique coulait dans un réservoir que le NRPC devrait vider périodiquement en amorçant le siphon.

Cette image semble être plus qu’une image : Jouvet constata aussi, en effet, que si l’on envoie le courant tout juste après la fin du rêve, il ne se passe rien : le réservoir est vide. De même, plus on attend longtemps après la fin du rêve pour envoyer le courant, et plus le rêve déclenché durera longtemps. Si l’on attend assez, le rêve se déclenche seul : c’est le siphon qui s’amorce. Le siphon, c’est-à-dire le NRPC.

Voilà qui est étrange, et la première idée qui vient à l’esprit est celle de chercher d’où peut couler cette source de substance onirique. L’hypothèse la plus vraisemblable est évidemment que c’est du cortex, « organe de la pensée ». Jouvet stimule donc le NRPC d’un chat qu’il a privé de son cortex : surprise, le chat rêve comme si de rien n’était. Du corps, alors ? Pas davantage : si l’on sectionne la moelle épinière à son sommet, les phases paradoxales continuent de se succéder normalement. Jouvet alors déconnecte complètement le système nerveux autonome : il ne supprime toujours rien. Il pratique l’ablation des glandes endocrines, hypothalamus, hypophyse épiphyse, et même des surrénales : les mêmes phénomènes continuent de se produire.

Voilà qui est embarrassant, car toutes les hypothèses possibles semblent être éliminées. Plus on cherche la source physique des rêves, plus elle se dérobe. Il ne reste plus, comme source physique possible, que la formation réticulée elle-même, à laquelle appartient le NRPC.

Mais comment est-ce possible ? Quand nous rêvons, notre pensée est aussi active que pendant la veille, quoique d’une autre façon. Or, pour la pensée, le cortex est absolument indispensable, semblent montrer toutes les expériences. Un chat « décortiqué » ne mène plus qu’une vie végétative. Il n’est plus capable d’aucune activité psychique. Un homme privé de l’usage de son cortex par un accident, une maladie ou une malformation, n’est qu’un pauvre être sans humanité.

Est-il vraiment possible que la pensée absente à l’état de veille d’un être décortiqué ressuscite chez lui pendant le rêve ? Cette hypothèse est fantastique, car on ne voit pas sur quel support matériel elle se développerait alors.

Troublantes questions

Pour répondre à ces troublantes questions, il faudrait réaliser des expériences actuellement impossibles, car elles devraient se faire sur l’homme, qui seul peut s’expliquer, et non plus sur l’animal. Il faudrait savoir mettre le cortex de l’homme en panne sans danger et sans lui ôter l’usage de la mémoire, de telle façon qu’il soit au réveil capable de dire ce qui s’est passé. Le principe même de cette expérience semble contradictoire, car on sait depuis Penfield (b) que les mécanismes de la mémoire, sinon les souvenirs eux-mêmes, sont localisés dans le cortex, ou peut-être aussi (c) dans la partie profonde des lobes. 3

Notons que ces interventions « à crâne ouvert » sont toujours pratiquées avec succès pour traiter les patients épileptiques qui peuvent en bénéficier et qui l’acceptent. Les crises épileptiques sont très invalidantes car les patients redoutent en permanence les pertes de conscience qu’elles provoquent et qui peuvent survenir n’importe où, n’importe quand.

Quoi qu’il en soit, on voit que les premières études de laboratoire sur la physiologie de l’inconscient font déjà apparaître des problèmes dont on ne soupçonnait même pas l’existence. Plus on avance dans cette recherche et plus apparaît illusoire l’ambition d’atteindre par l’intérieur et sans contrôle expérimental quoi que ce soit d’essentiel. Notre pensée est libre et maîtresse d’elle-même dans le champ de sa conscience. C’est là que se développent notre responsabilité et notre introspection. Mais l’abîme sous-jacent est d’une infinie complexité. Ceux qui ont cru le mesurer à l’aune de quelques « complexes » se sont lourdement trompés. 4

Aimé MICHEL

(*) Chronique n° 75 parue initialement dans France Catholique – N° 1312 – 4 février 1972.

(a) Voir France catholique n° 1311.

(b) W. Penfield et L. Roberts : Langage et mécanismes cérébraux (PUF, Paris, 1963).

(c) M. J. Horowicz et J. E. Adams : Hallucinations on brain stimulation, evidence for revision of the Penfield hypothesis (XIVe Congrès de l’E.P.R.A., New York, 1969).

Les notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars

  1. Quatrième des cinq chroniques de la série après les n° 71, La science des rêves, n° 73, Le besoin de rêver et n° 74, La mort et le rêve. .
  2. Le rêve est une expérience subjective à laquelle la science actuelle ne peut accéder directement : elle ne peut le faire qu’indirectement grâce à des phénomènes observables « de l’extérieur ». La question se pose donc de savoir si ces phénomènes objectifs sont des signatures fiables de l’expérience subjective. Voici la réponse qu’apporte Michel Jouvet à cette question : « Les arguments permettant d’assimiler l’activité onirique au sommeil paradoxal sont solides : des sujets réveillés au cours ou immédiatement après une phase de sommeil paradoxal se souviennent avec beaucoup de détail de leur rêve, tandis que des éveils au cours des autres stades du sommeil n’entraînent que des souvenirs flous ou pas de souvenir du tout. Il existe également une certaine corrélation entre l’intensité des phénomènes phasiques au cours du sommeil paradoxal (mouvements oculaires, pause respiratoire, accélération cardiaque) et l’intensité dramatique du rêve. Enfin, dans certains cas exceptionnels, il est possible de repérer des séquences caractéristiques de mouvements oculaires au cours du rêve correspondant au spectacle onirique (par exemple des mouvements de droite à gauche répétés correspondant au rêve d’assister à une partie de tennis). (…) L’assimilation rêve sommeil paradoxal est également justifiée chez l’animal, mais il fallut attendre un stade avancé de nos connaissances pour en acquérir la certitude définitive. » (M. Jouvet, La Recherche, n° 46, pp. 515-527, 1974).

    L’hypothèse que les mouvements oculaires rapides correspondent à un « balayage » de la scène vue en rêve a été l’objet d’une vive polémique et donc de nombreux travaux chez l’homme et l’animal. La synthèse proposée par Dement (Dormir, rêver, op. cit., pp. 78-84) semble confirmer l’hypothèse. Il est par exemple remarquable que les aveugles de naissance, dont les rêves sont dépourvus d’imagerie visuelle, n’ont aucun mouvement des yeux durant la phase paradoxale. Les expériences négatives peuvent s’interpréter par le fait que, même à l’état de veille, il n’est pas possible de corréler à 100% les mouvements enregistrés de l’œil avec ce que les sujets disent avoir regardé au cours des quinze dernières secondes.

  3. Les expériences du médecin et neurophysiologiste canadien Wilder Penfield sont célèbres. Dans le but de traiter chirurgicalement des patients atteints d’épilepsie, il leur ôtait une partie du crâne et exposait une grande partie de l’un ou l’autre de leurs hémisphères cérébraux. Pour localiser les zones épileptogènes il appliquait une électrode ici et là sur le cortex de patients conscients. Au début de certaines crises épileptiques les malades décrivent des états psychiques « de rêves se mêlant avec les pensées présentes », « de double conscience », « de réminiscences comme si j’étais revenu à tout ce qui s’est passé dans mon enfance ». L’application d’un courant électrique à certaines parties du lobe temporal produit des effets semblables. « Quand la stimulation électrique rappelle le passé, le malade a ce que certains patients ont appelé un “fulgurant retour en arrière”. Il paraît revivre une période antérieure et prend connaissance des choses dont il était conscient durant cette période. C’est comme si le courant de la conscience coulait à nouveau comme il l’a fait jadis dans le passé. Héraclite a dit : “Nous ne descendons jamais deux fois le même courant. ” Pourtant le malade semble le faire. Le courant est partiellement le même, mais le malade a conscience de quelque chose d’autre. Il a une double conscience. Il entre dans le cours du passé et celui-ci est semblable à ce qu’il était, mais quand il regarde les berges, il prend aussi bien connaissance du présent. » (Langage et mécanismes cérébraux, PUF, Paris, 1963, p. 44). On remarquera la prudence de Penfield (« paraît revivre », « comme si ») car, on s’en doute, il est bien difficile de vérifier s’il s’agit bien du rappel de souvenirs.
  4. Avant de clore cette série disons quelques mots de rêves remarquables dont Aimé Michel n’a pas parlé ici mais qu’il a évoqué dans son livre.

    Il y a tout d’abord les rêves lucides. Il s’agit de rêves dans lequel le rêveur « s’éveille » en ce sens qu’il prend conscience qu’il est en train de rêver. Noté par Aristote cet état a été longuement décrit par le sinologue Hervey de Saint-Denis (1823-1892) dans son livre célèbre Les rêves et les moyens de les diriger publié sans nom d’auteur en 1867 chez Amyot et plusieurs fois réédités. Longtemps discuté (Jouvet lui-même admet que pendant longtemps il n’y a pas cru, Le sommeil et le rêve, op. cit., p. 132) cet état en apparence contradictoire a été définitivement démontré en 1983 par un collaborateur de Dement, Stephen LaBerge. « Le problème était le suivant, écrit-il : puisque la plus grande partie du corps du rêveur est paralysée pendant le sommeil paradoxal, comment le rêveur pourrait-il envoyer un message qu’il est en train de rêver ? Qu’est-ce que le rêveur lucide, au moment où il rêve, pourrait être capable de faire, qui pourrait être observé ou mesuré par des scientifiques ? J’eus alors une idée. Il y a une exception évidente à cette paralysie musculaire, c’est le fait que le mouvement des yeux n’est en aucune façon inhibé durant le sommeil REM. Après tout, c’est la survenue du mouvement rapide des yeux qui a donné son nom à cet état du sommeil (…). Il m’apparut qu’en remuant les yeux “dans le rêve” de façon reconnaissable, je serais susceptibles d’envoyer un signal au monde extérieur quand j’aurais un rêve lucide. » L’équipe de LaBerge entraîna sept sujets à la pratique du rêve lucide et l’expérience fut un succès. LaBerge relate ces travaux dans un livre passionnant Le rêve lucide : le pouvoir de l’éveil et de la conscience dans vos rêves (Oniros, Ile Saint-Denis, 1991).

    Il y a ensuite la question de la créativité dans le rêve, traitée dans de nombreux livres souvent remplis d’anecdotes sans références précises. Dement y consacre le dernier chapitre de son livre. Il donne quelques exemples autobiographiques de créations artistiques (Coleridge, Stevenson,…) et scientifiques (Kekule, Otto Loewi, Albert Szent-Gyorgyi, …) obtenues en rêve et rapporte une expérience à demi-concluante qu’il mena à ce sujet. Il conclut avec prudence : « Nous ne pouvons éliminer la possibilité que des solutions à nos problèmes nous soient présentées très régulièrement en rêve. Mais peut-être les rêveurs les plus perspicaces possèdent-ils seuls le pouvoir de reconnaître sous une forme déguisée ou symbolique la solution qui leur est présentée. » (op. cit., p. 151). Le classique d’Arthur Koestler, Le cri d’Archimède (The Act of Creation, trad. G. Fradier, Calmann-Levy, Paris) traite également de ce sujet au passage.

    Il y a enfin la vaste question des rêves télépathiques et prémonitoires. Dement ne l’évite pas, montrant à nouveau à cette occasion son ouverture d’esprit, son absence de préjugés et son courage. Dans une déclaration liminaire il pose le problème en ces termes : « L’existence de la perception extra-sensorielle, de la communication télépathique, ou de tout évènement qui transcende les lois de l’univers connu reste évidemment à démonter ; d’un autre côté, il n’existe aucune preuve de leur inexistence. » (p. 91). Il résume les expériences du Dr Montague Ullman et ses collègues sur les phénomènes de perception extra-sensorielle et leur relation avec les rêves. Elles ne furent pas statistiquement probantes. Puis il relate sa propre expérience menée durant l’hiver 1970-1971 avec les 600 étudiants de son cours comme « expéditeurs » et 6 rêveurs « destinataires ». Ce fut également un échec. « Rétrospectivement, écrit-il, nous décelâmes beaucoup d’insuffisances dans cette expérience maladroite et difficile. (…) Ainsi qu’il est fréquent dans ce genre d’études, nous obtînmes un résultat très aguichant, bien que dénué de toute valeur statistique » (p. 93). Quant au courage, on peut en juger par les réactions suivantes : « Voici quelques mois [sans doute en 1971 ou 1972], à une conférence des anciens de Standford, quelqu’un dans l’auditoire me demanda si nous avions mené des expériences sur les rêves télépathiques. Nous l’avions fait, mais (…) je dois à la vérité de dire qu’après avoir entendu mon récit de l’entreprise, certains de mes collègues menacèrent de m’expulser de nos associations professionnelles. Ils me demandèrent pourquoi je me prêtais à de telles absurdités. “Ça ne rime à rien”. Mais qu’importe. » (p. 92). Rien n’a changé depuis lors entre une minorité qui veut en avoir le cœur net et une majorité qui n’a pas de temps à perdre avec des absurdités, certains des seconds étant prêts, comme on le voit ici, à faire taire les premiers par tous les moyens à leur disposition. Ainsi va le monde.