L’HOMME QUI RÊVAIT DANS LA CAVERNE - France Catholique
Edit Template
Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
Edit Template

L’HOMME QUI RÊVAIT DANS LA CAVERNE

Chronique n° 395 – F.C. – N ° 1985 – 4 janvier 1985

Copier le lien
cave-1031499_1280.jpg
Admirateur fidèle et fervent propagateur de Jacques Ellul1, puis-je après son article dénonçant le vide spirituel du prêche technologique (a), lever le doigt au fond de la classe et proposer quelques remarques ? Il est bien vrai que « la culture (a toujours été) une capacité, une aptitude à procéder à une critique du milieu, le contraire d’une adaptation ». Et qu’une culture véritable « donne le moyen de faire des choix personnels et non pas les aptitudes à être adapté ». Donc, dit Jacques Ellul, « l’univers technicien n’est pas susceptible de donner naissance à une culture », et il est vain et dénué de sens de parler d’une « culture technologique ». Citant la définition fameuse d’Herriot (« la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié »), Ellul souligne qu’en science et en technique, « quand on a oublié les connaissances précises, il ne reste rien qu’une incompétence ». Cette dernière phrase, en ne laissant de choix qu’entre les connaissances précises du spécialiste et rien, condamne apparemment la curiosité du profane en matière de technique et de science. Je me demande si c’est bien ce qu’il veut dire. Et à tout hasard, la question me paraissant d’importance, je voudrais réfléchir un peu à l’opinion contraire : à savoir que le profane a le devoir spirituel de comprendre un peu ce que font et ce que disent les techniciens et les savants ; que cet effort d’intelligence est bien une culture ; et enfin que le spécialiste ne peut naître et fructifier que sur le fond social de cette culture2. Commençons par la fin. C’est un fait avéré que les découvertes et inventions ne fleurissent que dans un milieu de curiosité généralisée. Comment expliquer autrement la formidable productivité du peuple juif, celle de l’Europe, de l’Amérique, du Japon ? Comment aussi expliquer autrement que les peuples du monde entrent peu à peu dans le mouvement d’invention et de recherche à mesure qu’ils commencent à fréquenter nos machines et nos idées ? Ils les fréquentent, et d’abord, bien évidemment, en profanes, en s’étonnant (comme le recommandait déjà Aristote), en observant, en ne comprenant qu’« un peu », de loin, dans le vaste halo d’idées flottantes qu’il faut péniblement traverser pour arriver à la « compétence ». Entre la compétence de l’ingénieur qui construit et règle le moteur de ma voiture et l’ignorance de cette chose qui ronronne sous le capot, il y a une marge où s’inscrivent, chacun différemment, tous les hommes. Par exemple, j’en sais peut-être plus sur la thermodynamique, fondement théorique du moteur, qu’un ingénieur moyen. Mais je ne sais rien sur le réglage de l’avance, sur l’intervalle d’éclatement dans les bougies, et en général sur tout ce qui fait la compétence de l’ingénieur mécanicien. Quand la plupart des enfants de dix à douze ans d’une population sont familiarisés avec les principes de fonctionnement d’un moteur, comme on peut le voir en Angleterre, en Allemagne, aux U.S.A., et aussi avec l’explication verbale (sans chiffres ni équations) de beaucoup des objets artificiels parmi lesquels ils vivent, cet environnement, loin de les angoisser, stimule leur curiosité. Et il est tout naturel que, devenus adultes, beaucoup d’entre eux contribuent à l’évolution de ces objets et de cet environnement. [|*|] Oui mais, dira-t-on, et Marthe et Marie ? Et les lys des champs plus beaux que Salomon en sa splendeur ? Toute cette science et toute cette technique ajoutent-elles un pouce à la taille de l’homme ?3 Ne le détournent-elles pas au contraire, en l’amusant, de sa véritable destinée, qui est esprit ? Et même, ne lui donnent-elles pas la funeste puissance de multiplier les effets de sa malfaisance originelle ? Grandes et terribles questions, posées dès la tragédie de Caïn, le forgeron assassin d’Abel, l’homme de la nature. Pour en saisir la profondeur, lisez les livres de Jacques Ellul. Ce n’est pas pour rien qu’il est mieux compris et plus étudié dans les pays de haute technologie. Moi-même j’ai découvert son existence (traduit !) en fouillant la librairie d’une université américaine4. [|*|] Que l’on m’épargne d’avoir à décider en dix lignes si les progrès de la science et de la technologie sont bons, mauvais, utiles, maléfiques, et s’il eût mieux valu que nous restions dans les cavernes. Et que l’on m’accorde seulement ceci, qui est un fait : nous ne sommes pas plus libres d’arrêter ces progrès que nous ne le fûmes de rester dans les cavernes. Pourquoi ? Mais, précisément, parce que la science et la technologie résultent du refus opposé par l’homme aux fatalités de son milieu, de son refus de s’y adapter, de son acharnement à préférer ses choix personnels5 ; bref, parce qu’elles ont les attributs qu’Ellul tient pour ceux d’une culture véritable. L’homme est un être culturel. Il est donc condamné au changement. Il change même quand, comme Marc Aurèle et l’Écclésiaste, il ne voit « jamais rien de nouveau sous le soleil ». Il est comme la fleur des champs qui croit à l’éternel printemps parce qu’elle meurt avant l’été, et ne parlons ni de l’automne ni de l’hiver. [|*|] L’homme sans angoisse ni révolte serait une bête. Il porte dans son cœur le ravissement en même temps que l’effroi d’être. Entre tous les vivants, il est le seul à rêver d’avenirs différents. Dans l’obscurité de sa caverne, il songe à ses chasses passées, il imagine tel artifice pour les rendre plus faciles, moins dangereuses. C’est son privilège dans le vaste monde de pouvoir, intérieurement, le modeler à sa façon. Et comment de ce privilège pourrait-il ne pas tirer ce que nous voyons de nos yeux, un environnement entièrement artificiel né au cours des millénaires du refus critique de ce qu’il trouvait en naissant ? Ni bonnes, ni mauvaises, la science et la technologie sont nées de ce refus. [|*|] Les préhistoriens, les ethnologues savent bien que toute culture se forme sur un certain humus technologique. Ils disent « pebble culture », culture du bronze, du fer, du cheval, du livre. J’avoue être irrité par la classique référence à Herriot à propos de la culture. Non point que je dispute son idée (creuse) : c’est le personnage même d’Herriot qui me semble, comme disent les Anglais, irrelevant. Que peut avoir à nous dire sur la culture un rhéteur politique qui ne comprit ni Lénine, ni Hitler, ni de Gaulle, ce qui tout de même eût été son métier ? Il savait le grec. Il eût sûrement mieux valu pour son pays qu’il sût comprendre, même vaguement, le monde technique où se faisait l’histoire6. [|*|] Quand la science (dont rien ni personne, répétons-le, ne peut arrêter le « progrès ») enfante des monstruosités telles qu’utérus à vendre, embryons congelés, pesticides ravageurs, « pensée » artificielle, et ce n’est qu’un commencement7, je doute que cela n’ait rien à voir avec la culture, et surtout avec la spiritualité, la morale, la foi. Notre devoir est de savoir, de tout cela autant qu’il est possible, de le méditer à la seule lumière « qui éclaire tout homme venant en ce monde »8, de demander humblement à cette lumière qu’elle éclaire notre course hagarde. Toute civilisation matérielle engendre obligatoirement une culture, mais non point la nature de cette culture, qui vient d’ailleurs. Si nous refusons de comprendre, autant que nous le pouvons, ce qui se passe, alors croisons-nous les bras en attendant l’apocalypse. De ce que la maîtrise de cette apocalypse est entre les mains des seuls « compétents », doit-on conclure qu’il faut encore se dessaisir entre leurs mains de toute responsabilité9, et se borner à gémir : « Seigneur, Seigneur » ? L’œuvre d’un Jacques Ellul montre comment un esprit actif et fécond peut comprendre son temps et le précéder, donc le guider. J’ai cru lire, sûrement par erreur, qu’il nous déconseillait de nous donner le mal qu’il s’est donné lui-même. Si ceci n’est qu’un vain chahut au fond de la classe, qu’il veuille bien me pardonner. Du moins pourrons-nous dire ensemble, sans malentendu, les derniers mots de l’Apocalypse : « Viens, Seigneur Jésus ». Ou encore : « Que votre règne arrive ». Aimé MICHEL (a) F.C.-E. N° 1982, 14 décembre 1984, p. 13. Chronique n° 395 – F.C. – N ° 1985 – 4 janvier 1985 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 21 septembre 2015

 

  1. Aimé Michel explique pourquoi il est « admirateur fidèle et fervent propagateur de Jacques Ellul » dans la chronique n° 242, La cathédrale engloutie – La culture française ligotée par les cancres et mise au tombeau (07.10.2013) : « J’ai appris l’existence d’un certain Jacques Ellul, un jour, en feuilletant curieusement dans une librairie étrangère un gros livre signé de très grands noms étrangers (que je connaissais, eux !), et dont le titre était quelque chose comme “Hommage to Pr Jacques Ellul”. Curieusement, car je m’interrogeais sur la nationalité de ce personnage au prénom mystérieusement français ! » (Mais bien sûr, comme on le voit dans la présente chronique, cette admiration ne l’empêche nullement de prendre ses distances. Il en va d’ailleurs de même à l’égard d’autres auteurs qu’il admire comme Koestler ou Tresmontant). Voici comment Dominique Ellul présente son père : « Jacques Ellul, juriste, historien, sociologue et théologien protestant, décédé en 1994 à l’âge de 82 ans, nous a laissé une œuvre considérable (53 ouvrages et un millier d’articles traduits en une dizaine de langues). Bien que peu reconnu dans les cercles de pensée parisiens comme sociologue et dans le milieu de l’Église réformée comme théologien, il fut néanmoins mis au premier rang des intellectuels français aux États-Unis pour ses travaux sur la Technique, ses études sur le texte biblique et pour son Éthique de la Liberté en trois volumes. Enseignant à l’université de Bordeaux, ses étudiants apprécièrent ses cours sur l’histoire des institutions, le marxisme et la propagande mais aussi son humanité. Ceux qui l’ont côtoyé se souviennent de son engagement et de son combat d’homme de foi aux répercussions multiples sur la vie sociale et politique. Sa pensée s’articule autour de deux grands axes : d’une part l’analyse critique des problèmes générés par l’auto-accroissement du phénomène technicien, d’autre part une éthique chrétienne de la liberté et de l’espérance adaptée à cette société. Cette œuvre originale a inspiré des intellectuels et hommes politiques de bords opposés. En effet, certains altermondialistes se réclament actuellement de son influence, mais aussi des chrétiens et des juifs qui soutiennent Israël. » (in Jacques Ellul : Islam et judéo-christianisme, PUF, Paris, 2004, pp. 31-32).
  2. La thèse esquissée ici par Aimé Michel est développée à la même époque par un des plus grands philosophes contemporains, Gilbert Simondon. Ce dernier était peu connu à l’époque où Aimé Michel écrivait cet article, il a été découvert et apprécié depuis, et je ne crois pas qu’Aimé Michel en ait jamais entendu parler. Simondon pensait que la culture humaniste traditionnelle conduisait les intellectuels à percevoir le monde des objets techniques comme hostile et menaçant et que la tâche de la philosophie était de les réconcilier. (De Gilbert Simondon, voir notamment Le mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, 1966.) [Note de Bertrand Méheust].
  3. Marthe et Marie : « En cours de route, il entra dans un village, et une femme, du nom de Marthe, le reçut chez elle. Celle-ci avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise au pied du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe, elle, était absorbée par les multiples soins du service. Intervenant, elle dit : “Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse ainsi servir toute seule ! Dis-lui donc de m’aider.” Mais le Seigneur lui répondit :“Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et du t’agites pour beaucoup de choses ; pourtant il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée.” » (Luc 10, 38-42, trad. E. Osty). Les lys des champs : « Et du vêtement pourquoi vous inquiétez ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent. Or, je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu revêt de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ? » (Matthieu, 6, 28-29, parallèle Luc, 12, 27 ; trad. E. Osty). Quant à l’allusion à la taille de l’homme elle fait écho au verset qui précède les lys des champs : « Qui d’entre vous d’ailleurs, en s’en inquiétant, peut ajouter à la longueur de sa vie une seule coudée ? » (Matthieu, 6, 27).
  4. Aimé Michel confirme ici les circonstances de sa découverte d’Ellul. La phrase que j’ai tronquée en note 1 sur son admiration pour tout ce qu’écrit Jacques Ellul se poursuit ainsi « (…) non sans comprendre pourquoi il n’occupe pas parmi nos maîtres la place qui lui revient de droit, au premier rang : c’est un esprit religieux, il a démonté les mécanismes idéologiques qui épargnent à nos penseurs professionnels la fatigue de penser et alimentent leurs vociférations ordinaires, il n’est jamais grossier, il n’est agressif que contre les sottises et laisse en paix les sots. Et j’oubliais : ce qu’il dit est clair ! Tout le monde le comprend ! Évidemment, rien de tout cela ne se pardonne. » Ellul, qui regrettait bien entendu d’être beaucoup moins écouté dans son pays qu’aux USA, partageait cette analyse. Dans un entretien avec Jacques Chancel (Radioscopie sur France Inter le 1er octobre 1980, disponible sur http://www.ina.fr/recherche/recherche?search=Ellul&vue=Audio) il oppose son style simple, direct et accessible à celui maniéré des intellectuels parisiens. Il pense que le « centralisme culturel très caractéristique de la France » fait que son travail est « snobé par l’intelligentsia parisienne qui, plutôt que de prendre la peine de me critiquer, choisit délibérément de m’ignorer ». Cette pique adressée aux intellectuels parisiens se comprend quand on sait qu’Ellul a fait toute sa carrière à Bordeaux dans une université « de province » ce qui dans notre beau pays est rédhibitoire ! Né par hasard dans cette ville de parents étrangers d’origine cosmopolite (Autriche, Italie, Serbie, Grèce…), il avait choisi d’y rester et refusé à plusieurs reprises les offres de la capitale (On retrouve ces mêmes caractères dans le cas de Raymond Ruyer, voir la chronique n° 207, La gnose de Princeton – Vers un spiritualisme scientifique, 07.07.2014). Cependant ce n’est pas tout, Aimé Michel signale en premier lieu que son relatif échec en France tient à ce qu’Ellul est un « esprit religieux ». Même si ses livres consacrés à la Technique sont les plus connus, il en a écrit bien d’autres relatifs au christianisme vers lequel il s’est acheminé à la suite d’une révélation survenue dans sa dix-huitième année le 10 août 1930, expérience dont il n’a jamais livré le détail. Ses réflexions sur ce thème sont d’une troublante radicalité dont je ne peux donner ici qu’une maigre idée. Dans Les nouveaux possédés (Fayard, Paris, 1973), il rappelle que l’homme moderne n’est pas moins religieux que ses ancêtres, qu’il est sorti du christianisme mais non du sacré parce que c’est la Technique, c’est-à-dire la société technicienne qui est devenue sacrée, et dont les mythes sont la croissance, l’argent, l’État-Providence, la politique, le sport, les loisirs … À ces mythes aliénants et pour s’en libérer le chrétien doit opposer une raison de vivre : la foi et l’espérance. Or notre époque est précisément celle de la mort de l’espérance à la suite des philosophes du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud, qu’Ellul appelle les « trois malfaiteurs de l’humanité ». Parce que l’homme est désormais seul et qu’il se croit capable de s’assumer lui-même grâce à la technique, Dieu s’est retiré de notre monde, non pour nous punir mais parce que nous ne voulons pas de Lui. Dans le flot ininterrompu de paroles contradictoires qui nous submergent, Dieu se tait. Le chrétien doit refuser ce silence, contraindre Dieu à sortir de son mutisme, exiger sans relâche qu’Il tienne ses promesses ; c’est ainsi qu’Ellul comprend l’énigmatique logion : « Le Royaume des Cieux est aux violents qui s’en emparent » (Matthieu, 11, 12). Dans La subversion du christianisme, son livre le plus radical (1984, réédité en format poche, La Table Ronde, Paris, 2001), il pose une question troublante qu’il tient lui-même pour insoluble : « [C]omment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Église ait donné naissance à une société, une civilisation, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ? » Le Christ est révolutionnaire, subversif envers les pouvoirs économique (l’argent) et politique, la morale (cf. ses attaques contre les Pharisiens, les plus moraux des hommes), les cultures, les religions (cf. ses attaques contre les prêtres) alors que le christianisme est devenu une religion, une morale, un conservatisme politique, économique et social. Mais Ellul n’en tire aucune conclusion simpliste. « Et pourtant, Christ ressuscité est avec nous jusqu’à la fin du monde, le Saint-Esprit agit dans le secret, l’Église naît et renaît sans cesse (…). Et pourtant cette Église démantelée, divisée, mensongère, traîtresse, elle existe toujours, et elle existe non pas du tout en tant qu’institution ou organisation, mais malgré cela, elle existe quand même en tant que corps du Christ, et en tant que vraie Église. Et pourtant cet Évangile, cette Révélation, trahis, bafoués, accaparés, détournés, pervertis, ils existent toujours comme Révélation du seul Dieu, Père de Jésus-Christ, ils continuent à inspirer des vies que Dieu reconnaîtra pour vraies. »(pp. 292 et 297). Le lecteur intéressé trouvera un aperçu plus développé des idées de Jacques Ellul sur le site http://www.jacques-ellul.org/. Je recommande en particulier les deux textes de Frédéric Rognon intitulés « L’espérance » (http://www.jacques-ellul.org/les-grands-themes/lesperance) qui détaille ce qui précède, et surtout « Foi et doute » (http://www.jacques-ellul.org/les-grands-themes/foi-et-doute) sur Dieu, la liberté de l’homme et le Salut universel selon Jacques Ellul.
  5. Ce « refus opposé par l’homme aux fatalités de son milieu, son refus de s’y adapter, son acharnement à préférer ses choix personnels » sont une bonne explication du caractère inéluctable non seulement du développement des sciences et des techniques mais plus généralement des activités humaines. Comme Aimé Michel l’écrit par ailleurs « L’histoire est née de notre effort en face de l’inconnu et de l’adversité ». (Le principe de banalité, p. 211, in Mystérieuses soucoupes volantes, sous la dir. de Fernand Lagarde, Ed. Albatros, Paris, 1973 ; disponible sur http://www.aime-michel.fr/le-principe-de-banalite/).
  6. Qui plus est, cette fameuse phrase « La culture est ce qui reste quand on a tout oublié », souvent attribuée à Édouard Herriot (1872-1957), figure du Cartel des gauches qui fut longtemps maire de Lyon (de 1905 à 1940 puis de 1945 à 1957), n’est même pas de lui, comme le montre une discussion sur internet (http://projetbabel.org/forum/viewtopic.php?t=18990) ! On y apprend en effet qu’Édouard Herriot dans son livre Notes et maximes (Hachette, 1961, p. 46) l’a lui-même attribuée à un certain Émile Henriot ; il y écrit en effet : « La culture est si importante qu’Émile Henriot, dans Notes et maximes, a écrit que “la culture, c’est ce qui demeure dans l’homme, lorsqu’il a tout oublié.” ». Mais là où les choses se corsent, outre la presque homonymie des deux auteurs et l’identité des titres de leurs livres, c’est que cet Émile Henriot (1889-1961), poète, romancier et critique, n’aurait pas écrit d’œuvre intitulée Notes et maximes ! Il faut donc chercher ailleurs. On a l’embarras du choix car la formule figurerait sous des formes voisines sous la plume d’Albert Einstein, d’un humoriste américain, Kin Hubbard (1868-1930), d’une Suédoise, Ellen Key (1849-1926), et d’un Anglais, George Savile, marquis de Halifax (1633-1695) (https://en.wikiquote.org/wiki/Talk:George_Savile,_1st_Marquess_of_Halifax). L’attribution à Ellen Key semble la mieux vérifiée pour l’instant. Quoi qu’il en soit, cette discussion montre une fois de plus combien il faut se méfier de prendre pour argent comptant ce qu’on nous dit des auteurs de phrases célèbres.
  7. Cette liste inachevée des « monstruosités » issues du « progrès » scientifique prête à réfléchir car elle est loin d’être homogène. Personne ne se réjouira des « utérus à vendre » et de la destruction effrénée des équilibres naturels qui fait peser une lourde menace sur l’avenir de l’humanité (voir par exemple la chronique n° n° 129, L’attentat contre la biosphère − Les géologues, les géophysiciens, les biologistes nous crient que c’est au naufrage que nous courons, 08.10.2012). Les deux autres exemples seront sans doute davantage contestés. Les « embryons congelés » sont l’occasion de rappeler qu’Aimé Michel a expliqué fort logiquement pourquoi, contrairement aux idées majoritaires actuelles, l’embryon devait être respecté comme un être humain à part entière (voir la chronique n° 126, Avis désintéressé à MM. les assassins – Les hypothèses les plus certaines ne sont pas de nature scientifique, 04.06.2012), ce qui n’implique nullement qu’on fasse l’impasse sur certains dilemmes moraux. La question de la « “pensée” artificielle » appartient, me semble-t-il, à un registre différent. En mettant le mot pensée entre guillemets Aimé Michel signifie son désaccord avec l’idée qu’un ordinateur puissant et bien programmé puisse engendrer une pensée semblable à celle de l’homme. Comme il l’écrit dans la chronique n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann (19.08.2013) : « Si par intelligence on entend la faculté discursive qui démontre les théorèmes, passe les tests et gagne les parties d’échecs, l’homme est déjà dépassé sur bien des points et le sera tôt ou tard sur tous. Si c’est de l’intelligence contemplative que l’on parle, si c’est de l’intelligence de l’âme et du cœur, la question n’a évidemment pas de sens (…) ». Puis-je interpréter son propos comme une distinction entre intelligence et conscience ? Cette thèse pose bien des questions, par exemple jusqu’à quel point peut-on être intelligent sans émotion, sans conscience de soi ? Sur quelles caractéristiques du cerveau la conscience repose-t-elle ? Si c’est sur le neurone biologique tel qu’il est connu (hypothèse soutenue par la plupart des neurobiologistes) alors rien ne devrait empêcher un ordinateur construit suivant les mêmes principes d’être conscient. Si c’est autre chose (par exemple des propriétés quantiques hypothétiques des neurones comme le soutiennent certains physiciens) alors l’ordinateur actuel ne peut pas être conscient. Mais quid de l’ordinateur quantique du futur ?
  8. Prologue de Jean, 1, 9.
  9. Les débats autour des problèmes soulevés dans cette chronique n’ont jamais cessé et ont pris de plus en plus d’importance au fil des années. La liste des « monstruosités » de la science n’a cessé de s’allonger : elle alimente des discussions sans fin et fait naître des mouvements de protestation plus ou moins virulents. Tandis que les scientifiques pratiquent un double langage, vantant ici les mirifiques perspectives de leurs projets démiurgiques (OGM, nanotechnologies, etc.) pour obtenir les financements nécessaires auprès des décideurs, tout en jouant les modestes auprès du public pour en assurer l’acceptabilité, les comités d’éthique se multiplient un peu partout. Cette réponse pourrait paraître dérisoire face aux enjeux si elle ne traduisait un mouvement profond de la société qui répond, au moins en partie, aux attentes, sinon d’un Ellul au moins d’un Michel : la science est en train de sortir de son isolement et la société veut savoir ce qui se trame dans ses laboratoires. Cette évolution est bien entendu confuse et on est loin d’un partage de la responsabilité. Jean-Pierre Dupuy discute cette question dans un livre que j’ai déjà signalé La marque du sacré (Carnets Nord, Paris, 2008). « Les conditions de possibilité d’un partage et d’une articulation des responsabilités entre la science et la société ne sont aujourd’hui nulle part réunies, écrit-il. L’une de ces conditions, la principale peut-être, exige de l’une et l’autre partenaire une révolution mentale. Ils doivent ensemble viser (…) à mettre la science en culture. Connaître la science, c’est tout autre chose que s’informer à son sujet. (…) C’est évidemment la manière dont on enseigne la science dans l’enseignement secondaire, mais aussi supérieur, qui est complètement à revoir. Introduire dans le cursus l’histoire et la philosophie des sciences est une nécessité, mais qui est loin d’être suffisante : la réflexion sur la science doit faire partie intégrante de l’apprentissage de la science. De ce point de vue, hélas, la plupart des scientifiques ne sont pas plus cultivés que l’homme de la rue (…). La raison en est la spécialisation du métier de scientifique. (…) Des savants avec des œillères, c’est précisément ce que nos sociétés ne peuvent plus se permettre de former, d’entretenir et de protéger. Il y va de notre survie. Nous avons besoin de scientifiques “réflexifs” : moins naïfs par rapport à la gangue idéologique dans laquelle se trouvent souvent pris leurs programmes de recherche ; mais aussi plus conscients que leur science repose irréductiblement sur une série de décisions métaphysiques. Quant à Dieu, qu’ils se passent de cette hypothèse si tel est leur bon plaisir. » (pp. 116-117). (Sur cette gangue idéologique et ces soubassements métaphysiques voir la note f de la chronique n° 20, Le « jugement dernier » : nous avons les moyens de notre extermination, mise en ligne le 04.01.2010. Curieusement et sauf erreur Jean-Pierre Dupuy ne cite pas Jacques Ellul malgré d’évidentes convergences).