Une encyclique politiquement incorrecte - France Catholique
Edit Template
L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
Edit Template

Une encyclique politiquement incorrecte

Copier le lien

On peut avoir du mal à comprendre pourquoi tout le « monde » applaudit l’encyclique du pape François sur l’écologie. Laudato Si’, ce document papal d’inspiration authentiquement franciscaine sur la préservation de la Création est mondialement salué — au Quirinal, à l’Élysée, à la Maison Blanche, par le Grand rabbin de France, le patriarche Bartholomée et le Conseil œcuménique des Églises, en Europe et dans le Sud du monde, par des économistes et des poètes — quand il aurait pu au contraire beaucoup fâcher. Les conférences épiscopales organisent la présentation avec frénésie. Les éditeurs fourbissent leurs titres, de la création chez les pères de l’Église à l’écologie comme enjeu spirituel. L’archevêque de Paris la présente dans Le Monde qui lui consacre un large espace. France-Inter traite le sujet en long et en large…

Le document est illustré au Vatican par deux femmes, de terrain, deux laïques italiennes. Et un autre laïc, un Allemand, grand scientifique, athée, nommé la veille membre de l’Académie pontificale des sciences. Aux côtés d’un représentant du patriarcat œcuménique de Constantinople, le métropolite Jean de Pergame qui dénonce le « péché écologique » et appelle à une « spiritualité écologique ». Le site orthodoxie.com a immédiatement publié, le 18 juin, la traduction intégrale en français de son intervention offerte le jour même par l’agence zenit.org. Ils entourent le cardinal ghanéen Peter Turkson, président de Justice et Paix et cheville ouvrière du document : un seul cardinal pour une encyclique et un Africain — qui sait ce que c’est pour le continent que l’exploitation de la nature — du jamais vu pour un document d’une si grande autorité pontificale !

La salle de presse du Saint-Siège n’aurait pas suffi à contenir la presse : la salle du synode leur a été ouverte pour l’occasion. Inouï aussi qu’un journaliste vaticaniste archi-reconnu [ndlr : Sandro Magister, 72 ans] ait eu le l’audace de briser l’embargo et de publier le texte intégral deux jours auparavant. Tout le monde s’est mis à l’italien. Adieu à son accréditation près le Saint-Siège. Il a risqué gros, mais il avait bien dû calculer le risque et les enjeux. Frénésie, attente et paradoxe. Car quand on lit le texte de près, chacun en prend pour son grade : c’est un brûlot hautement « incorrect », politiquement et pas seulement, mais propre à réveiller les consciences.
Politiquement incorrect pour les deux murs qui s’affrontent régulièrement sans se parler : il les invite à l’art vital du dialogue et de la rencontre.

Aux grands lobbies industriels, les pouvoirs économiques et financiers et les décideurs politiques il demande : comment pouvez vous mettre en œuvre des projets avant d’en avoir calculé le coût écologique et humain ? C’est d’ailleurs votre intérêt. Un coût écologique est forcément humain. Un coût humain est toujours économique !
Et à leurs adversaires, les « Écolos » purs et durs, auxquels le Pape donne en grande partie raison — la planète est en danger, la situation est grave ! — il suggère d’aller jusqu’au bout de leur logique… Lisons deux numéros de l’encyclique dont on pourrait faire des tweets qui « fâchent » beaucoup : « Puisque tout est lié, la défense de la nature n’est pas compatible non plus avec la justification de l’avortement » (120). Et encore: « En général, on justifie le dépassement de toutes les limites quand on fait des expérimentations sur les embryons humains vivants » (136).

Il déçoit les tenants d’une écologie qui se réduirait à la défense de la vie humaine sur des questions d’avortement, ou d’euthanasie : la vie humaine c’est cela, mais le Pape a un regard universel et totalisant. Catholique ! Tout notre environnement conditionne notre vie. Et respecter la dignité humaine implique de respecter aussi ce que l’on mange, ce que l’on boit, ce que l’on respire, et spécialement les plus faibles, les plus pauvres. Regard diachronique et synchronique, et bien hiérarchisé.

Il dénonce « l’inégalité planétaire » dont il ne faudrait pas « zapper » les propos très dérangeants : « Souvent on n’a pas une conscience claire des problèmes qui affectent particulièrement les exclus. Ils sont la majeure partie de la planète, des milliers de millions de personnes. Aujourd’hui, ils sont présents dans les débats politiques et économiques internationaux, mais il semble souvent que leurs problèmes se posent comme un appendice, comme une question qui s’ajoute presque par obligation ou de manière marginale, quand on ne les considère pas comme un pur dommage collatéral. De fait, au moment de l’action concrète, ils sont relégués fréquemment à la dernière place » (n. 49).

Il diagnostique sans concession y compris pour nous, communicateurs : « Cela est dû en partie au fait que beaucoup de professionnels, de leaders d’opinion, de moyens de communication et de centres de pouvoir sont situés loin d’eux, dans des zones urbaines isolées, sans contact direct avec les problèmes des exclus. Ceux-là vivent et réfléchissent à partir de la commodité d’un niveau de développement et à partir d’une qualité de vie qui ne sont pas à la portée de la majorité de la population mondiale. »

Le diagnostic vise aussi un discours « vert » incomplet lorsqu’il reste sourd à « la clameur des pauvres » : « Ce manque de contact physique et de rencontre, parfois favorisé par la désintégration de nos villes, aide à tranquilliser la conscience et à occulter une partie de la réalité par des analyses biaisées. Ceci cohabite parfois avec un discours “vert”. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. »

Politiquement incorrect pour qui dit « après nous le déluge », le Pape affirme la responsabilité de la chaîne des générations. Notre planète est un héritage de nos pères et un prêt que nous font les générations à venir. Rendons-la meilleure que celle que nous avons reçue, plus belle qu’auparavant. Cessez d’être égoïstes, cessez de dominer et abîmer la terre comme des « despotes ».
à qui dit « défendons la biodiversité », le Pape rappelle que les cultures aussi font partie de la biodiversité. Allez plus loin. Politiquement incorrect, il renvoie dos à dos les tenants du réchauffement climatique naturel et du réchauffement artificiel : la réponse n’est pas « ou, ou » mais « et, et ». Le pape dit oui, mais ! Sur le premier, pas de prise, sur le second, responsabilité totale : il faut faire quelque chose. C’est un « impératif moral ». Il faut revenir à « l’éthique » à tous les échelons des décisions.

Il défie les tenants du volontarisme écologique en achevant son encyclique sur deux prières : une prière chrétienne et trinitaire, et une prière au Dieu Créateur pour qui n’est pas chrétien. Le salut de la planète est à demander et à recevoir de Lui ! L’encyclique s’ouvre par en haut. Au fond, c’est là que l’encyclique est peut-être le plus à contre-courant. Parce qu’elle dénonce le péché, propose la réparation et la réconciliation, sur un chemin de dialogue. Il dit la « gravité », de l’état des lieux, le « drame » de la situation et la beauté de la conversion, au service de la beauté de la Création, reflet de la splendeur divine, le poids des responsabilités — que de conflits ! — et la joie de reprendre le bon chemin.

Et il répète à chaque page qu’on ne peut pas se défaire de Dieu d’un revers de manche : chacun a une relation fondamentale avec les autres, la nature et Dieu. Chacun est embarqué. Il faut se réveiller et se mettre en marche.
En avouant qu’on a besoin de Dieu pour changer de route. L’homme tout seul ne le peut. Autrement dit, tout renvoie au Dieu créateur et maître de l’histoire. Le Dieu qui crée est celui qui sauve. Création et rédemption. Le Rédempteur de l’homme est celui qui promet et permet l’événement de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle et accompagne les hommes dans leur histoire, par sa Présence, par son Esprit. On se souvient de la prière de Jean-Paul II à la Pentecôte 1979 en Pologne : « Envoie ton Esprit qui renouvelle la face de la terre. De cette terre ! » Une prière éminemment écologique au sens « intégral » avec des implications sociales, politiques, culturelles, spirituelles et théologiques ! C’est Dieu qui donne à l’homme la force d’entrer dans son dessein de salut, pour le porter à son accomplissement. La perspective de l’encyclique porte le regard « au-delà du soleil » (nn. 243-246). Sauvons la planète, c’est possible, mais pas sans lui. Et ce n’est pas là le but ultime de nos efforts, c’est seulement — et impérativement — le « chemin », pour aller plus loin, du provisoire au définitif.

L’encyclique ébranle qui pensait qu’il n’y avait rien de nouveau dans ces propos et qu’on avait déjà tout entendu. Peut-être, mais on n’a pas fait grand chose, reproche le Pape. C’est un cri d’alarme. Qui s’adresse au cœur et pas à la tête. Tant que je n’aurai pas une réaction viscérale devant ce qui défigure la beauté de la création — l’enfant avorté en agonie et le grand handicapé affamé et assoiffé, le chômeur désespéré de Cagliari et l’entrepreneur écrasé par la crise, qui met fin à ses jours, à Padoue ou à Trévise, le sans-abri ou la grand-mère qui meurent abandonnés, les indigènes des rives de l’Amazone dépouillés et chassés, les paysans indiens désespérés, la faim du Darfour, les lacs et les monts, les océans et l’ours polaire, la nappe phréatique et l’air empuanti des habitants des villes comme au Caire à 18 h —, ce sera le signe que je ne prends pas le Créateur au sérieux. Que je ne le laisse pas être maître de l’histoire, de mon histoire, de notre histoire. Peut-être parce que je n’ai pas encore été saisi par cette compassion immense qui submerge le cœur du pape François quand il écrit son encyclique, pour le bien de tous. Un don de compassion aux dimensions de la planète et que le Pape reçoit en contemplant « le regard de Jésus » (nn. 96-100) qu’il a senti se poser sur lui le jour de la Saint-Matthieu, le 21 septembre 1953. Tout ne s’est-il pas joué à ce moment-là ? Un regard de miséricorde qui élit : « miserando atque eligendo » dit la devise de Jorge Mario Bergoglio. Ce qu’il a dans le cœur lorsqu’il écrit, voilà ce qui « passe ».

C’est peut-être cette compassion qui fait qu’on accepte si volontiers la correction sans concession qui dénonce à l’échelle planétaire la « culture du déchet ». Le Pape dit la vérité, la réalité, il diagnostique mais sans jamais juger, avec compassion et même tendresse, avec optimisme : tu peux mieux faire ! C’est urgent. Cette attitude profonde est une clef du paradoxe : le Pape corrige mais on applaudit la correction. C’est aussi qu’il touche au plus profond de chacun la nostalgie de l’harmonie dont parle Isaïe en décrivant la « paix messianique ». On accueille la correction, on veut se mettre en marche. Et puis le souffle de beauté qui traverse le texte: la joie franciscaine devant la création insufflée à chaque page.

Enfin, le Pape transmet humblement ce dont il a lui-même fait l’expérience. En religieux jésuite qui a choisi la pauvreté à la suite du Christ, il sait ce que signifie choisir la « sobriété » comme style de vie, à contre-courant de la fièvre consumériste.

Et en tant qu’archevêque de Buenos Aires, il a un jour compris qu’il fallait se battre pour l’Amazonie. Il a vécu en quelque sorte une « conversion écologique » alors qu’en 2007 encore, il avait du mal à comprendre ses confrères brésiliens engagés aux côtés des populations autochtones — au point d’être constamment menacés de mort —. Il l’a expliqué tout simplement dans l’avion de Colombo à Manille en janvier dernier : « Je me souviens qu’à Aparecida, je ne comprenais pas bien le problème quand j’entendais les évêques du Brésil parler de la déforestation de l’Amazonie, je n’arrivais pas à bien comprendre. L’Amazonie est un poumon du monde. Puis, il y a cinq ans, avec une commission pour les droits humains, j’ai présenté un recours devant la Cour suprême de l’Argentine pour arrêter, au moins de façon temporaire, une déforestation terrible dans le nord du pays, à Salta, Tartagal. »

En père spirituel devenu pasteur universel, il communique ici son expérience au monde entier, à chacun, humblement.

Tel cardinal fait observer que l’encyclique est « plus qu’une encyclique sur l’écologie », un autre qu’elle enclenche un « mouvement nouveau », inédit, un troisième qu’elle attend des « réponses » concrètes. L’encyclique érige en quelque sorte l’écologie « intégrale » — l’univers, l’humanité et son Dieu – en droit de l’homme.

Et vu le beau bruit que fait l’encyclique, nul ne pourra dire : « Nous ne savions pas ».