Jérémie Bentham est loin d’âtre mon philosophe moraliste préféré. Chaque semestre, dans mon cours d’éthique, je fais remarquer à mes étudiants ce que je considère comme de sérieuses déficiences dans son Plus Grand Principe du Bonheur. Cependant, il est peu vraisemblable qu’un penseur réputé se trompe entièrement dans ses vues. Quelles que soient les imperfections de sa théorie, si nous prenons la peine de tamiser la poussière de ses erreurs, il est probable que nous trouverons une pépite en or ici ou là.
Une des pépites d’or de Bentham est ceci – son affirmation qu’il n’existe pas de règle de conduite, si bonne soit-elle, qui ne produise des effets pervers. Toute règle produit de bons et de mauvais effets. La société ne devrait pas essayer de choisir des règles qui n’aient aucun mauvais effet, car il n’en existe pas. Nous devrions choisir ces règles dans la mesure où leurs bons effets l’emportent largement sur leurs mauvais.
Mais attendez une minute. Qu’en est-il de la règle qui interdit de braquer une banque ? Quels mauvais effets cette règle produit-elle ? N’est-ce pas une règle qui n’a que des conséquences heureuses ? Non, elle produit des effets pervers pour les voleurs de banques. On les arrête, on les juge, on les condamne et ils vont en prison. Cela fait mal. C’est aussi pénible pour les mères des voleurs de banques, qui éprouvent des sentiments de grand chagrin quand leur fils est en prison.
Quoi qu’il en soit, nous maintenons en vigueur nos lois contre le braquage des banques, car nous sentons que les bonnes conséquences de ces lois l’emportent largement sur les mauvaises. Si cela attriste les voleurs de banques et ceux qu’ils aiment, nous disons : « Eh bien, tant pis pour eux, mais le bien de la société en général importe plus que votre souffrance. De plus, n’avez-vous pas eu l’idée que vous auriez pu éviter cette souffrance en vous abstenant de piller la banque ? »
Si nous étions convaincus que les lois ne doivent avoir que des bons résultats, notre compassion pour les voleurs de banques et leurs familles nous aurait amenés à nous débarrasser des lois contre les voleurs de banques.
Heureusement, personne, en tous cas jusqu’à maintenant, n’a enseigné aux Américains à éprouver de la compassion pour les voleurs de banque.
Mais nous, Américains, il y a un demi-siècle, nous avons fait quelque chose de similaire – non pas à propos de pillage de banque, bien sûr – mais à propos de naissances hors mariage. Comme nous sommes une société pleine de compassion, nous nous sommes sentis désolés pour les pauvres filles qui devaient subir une terrible stigmatisation sociale pour avoir été enceintes et avoir mis au monde un bébé avant d’avoir trouvé un mari. On poussait ces filles à avoir honte d’elles-mêmes, puisque leur grossesse révélait qu’elles avaient été « faciles » (comme on le disait à l’époque).
Et grâce à la pression sociale, on les obligeait à épouser le garçon qui les avait rendues enceintes, même si il s’avérait être un très mauvais mari ; ou bien, on les obligeait à abandonner le bébé pour qu’il soit adopté ; ou encore, elles étaient obligées d’avoir recours à un avortement clandestin (puisque l’avortement était encore illégal à l’époque) Pourquoi ne pas adopter une attitude plus compatissante ? Même si nous pouvons préférer que les filles ne se retrouvent pas enceintes avant le mariage, n’en faisons pas toute une affaire. Si nous disons que c’est une faute, ajoutons que c’est une faute très mineure ; au pire, un péché véniel. Et pendant que nous y sommes, permettons à ces pauvres filles de se faire avorter.
Aussi avons-nous relâché notre règle sociale interdisant les relations sexuelles, la grossesse et l’accouchement avant le mariage. Bien sûr, le résultat a été que toutes ces choses ont explosé. En bref, nous avons eu droit à une explosion d’irresponsabilité sexuelle parmi ces jeunes qui pour commencer, ont une tendance générale à l’irresponsabilité. Et par la même occasion, nous avons eu une explosion d’enfants élevés par un seul parent, les pères de ces enfants étant nombreux, en effet, à abandonner ces enfants et leurs mères. Un grand nombre de ces enfants à moitié abandonnés, en grandissant, sont devenus de très mauvais élèves à l’école ; et (s’ils étaient des garçons) ils sont devenus membres de bandes délinquantes et criminelles ; et (dans le cas des filles) elles sont devenues, comme leurs mères, des mères célibataires. Et ainsi de suite. En cercle.
Dans l’ensemble, notre décision collective il y a un demi-siècle de traiter avec compassion les relations sexuelles hors mariage, la grossesse et la naissance d’un enfant s’est avérée une terrible catastrophe sociale. Cela a dévasté les classes populaires de race noire, et est en train d’en faire autant pour les classes populaires de race blanche.
Mais qu’est-ce que cela fait ? Nous avons été compatissants. Voilà ce qui est important n’est-ce pas ? Nous croyions que les règles sociales – ou en tous cas les règles sexuelles – n’auraient pas de conséquences pénibles ; et si elles en avaient, il fallait s’en débarrasser.
C’est pareil avec le mariage homosexuel. Nous avons entendu raconter des millions d’histoires. Adam et Steve sont amoureux. Cela leur brise le cœur de ne pas pouvoir se marier. Cela leur fait honte et les embarrasse que leurs concitoyens américains les regarde comme des citoyens de deuxième zone, ne méritant pas d’exercer le droit précieux de se marier. Ah mais nous sommes une nation compatissante. Nos cœurs immensément sympathiques vont vers Adam et Steve. Et nous changeons nos règles. Nous nous débarrassons d’une des règles fondamentales du mariage qui remonte à des temps immémoriaux, pour pouvoir effacer les larmes des visages d’amants homosexuels, et de les remplacer par des sourires. L’amour est vainqueur.
Jusqu’à maintenant, les conséquences catastrophiques de tout cela n’ont pas encore paru au grand jour. Mais cela va venir. Attendons de voir.
C’est très dangereux. Cela peut nous détruire – cette combinaison « chimique »
a) de la notion anti-Bentham qui prétend que nous pouvons édicter des règles qui n’ont pas d’effets autres que bons, et
b) des sentiments de compassion chaque fois que nous entendons une histoire triste.
Et la machine de propagande puissante et omniprésente est experte à raconter des histoires tristes.
4 décembre 2015
Source : A dangerous chemical combination
Tableau : Portrait de Jeremy Bentham par HW Pickersgill 1829 [National Portrait Gallery, Londres].