16 juin – Lu ce matin l’article de Vincent Drouineau à propos du livre de l’abbé Philippe Airaud sur sa vie d’aumônier auprès des malades des hôpitaux. Son titre, « Maux en souffrance » 1, porte deux significations : celle de l’attente, comme une suspension du temps, celle aussi d’affliction, de peine, également de tourment. Les douleurs physiques peuvent susciter une souffrance de l’être, telle celle, inépuisable et intolérable en son excès absolu, que vécut le Christ au Jardin de Gethsémani, alors qu’aucune présence humaine hostile n’était là pour le fouetter, seulement celle, ennemie, du Prince des Ténèbres…
Ce Prince, il nous faut le comprendre, s’active en faveur du désespoir lorsqu’il nous voit aux prises avec nos maux, surtout quand ils sont des plus difficiles à supporter.
Je vais me procurer ce livre 2 tant il m’a paru qu’il nous était indispensable à la fois de saisir l’impossibilité pour notre Église d’abandonner ce « service » royal et de comprendre à quel point nous ne pouvons accepter la répulsion éprouvée par chacun à la seule évocation des douleurs inévitables, des souffrances sans cesse vécues. Toujours j’ai été scandalisé par la mise de côté de la réflexion sur l’usage qu’il nous faut faire des unes et des autres, comme si l’on voulait réduire notre nature en l’amputant d’une part notable de notre existence 3.
Non faire l’apologie de la douleur : Dieu déteste tout ce qui porte le nom « Mal », qu’il soit l’actif usurier de notre nature pécheresse, de nos faiblesses et de nos fragilités ou qu’il évoque les blessures et tourments de notre chair, parfois atrocement « souffertes ». Le Père fut réduit à un dur silence lors de la Passion de son « Fils », pourtant dit le Bienaimé : car ce Fils devait seul affronter le Mal absolu, les douleurs affreuse reliées à la souffrance la plus intolérable qui fut, afin de nous en sauver.
Ici bas comme en éternité.
Le seul bon usage de nos maux est celui qui outrepasse leur « mise en souffrance ». Qui dépasse l’action bienfaitrice des soins médicaux, notamment ceux mis en œuvre dans les hôpitaux et cliniques. Quel usage donc ? L’amour seul.
Sans l’amour éprouvé pour Jésus, le Christ, en son Incarnation, en sa Présence, en son Œuvre, en son infinie Miséricorde, en son amour filial infini aussi bien que fraternel infiniment, aussi en sa « Divinité-Humanité », impossible de donner la moindre justification à l’épreuve subie : elle ne peut être féconde qu’acceptée afin d’être enfin reconnue. Confusion si elle n’est jugée que comme une fatalité à seulement subir ! Mais occasion bienheureuse à saisir, non à délaisser, de se dépasser en se grandissant au creux de ses fièvres, au creux de la durée effrayante, comme si le corps et l’âme et l’esprit se retrouvaient soudain soulevés au-dessus de ce qui est « souffert » insupportablement.
Souffrir ne signifie pas en effet « que » la seule acceptation humainement active, consciente, en somme « raisonnée », qui déjà cependant participe à la nécessité de notre prise en charge par nous-même : car en cela ne transparaît pas la notion d’offrande, celle surtout d’union au Dieu Sauveur. Offrande non tournée vers soi, mais vers toute l’humanité comme vers toute la Divinité qui porte chacune des Créatures sorties de ses mains. 4
« Il faut que la souffrance retrouve sa juste place », écrit l’abbé Philippe Airaud. « La souffrance personne ne la veut et c’est normal. Mais quand elle est là, qu’est-ce qu’on en fait ? » Il parle des rencontres qui furent des jalons explicites tout au long de son apostolat.
Personne en effet ne veut souffrir, mais tous les êtres humains, à des titres divers, souffrent jusqu’à parfois se laisser aller au cri soit de douleur soit d’effroi, d’épouvante, de désespoir ou de solitude… Quand l’atrocité s’invite au plus profond de la chair ou de l’esprit ou du cœur ! L’âme alors s’aveugle et perd, si je puis dire, le Nord, qui certes ne se découvre pas au centre de la voûte céleste mais au plus profond de notre pensée quand n’a pas été fermée la porte à l’Infini : d’une façon consciente dans la Foi, d’une façon inconsciente dans une sorte obscure de confiance ou d’espérance.
Pour moi, mais serais-le seul à m’en souvenir ?, la souffrance vécue à Gethsémani, à jamais inégalée, reste ce point de vie ouvert comme une porte en lequel jeter nos souffrances particulières, fussent-elles ressenties comme inépuisablement virulentes, de violence indiciblement intolérable. Je n’ai que très rarement éprouvé ce côté âpre qui brise toute réflexion, et ce fut, pour la seconde fois, à Rocamadour ; là je tentais seulement et vainement d’arrêter mes hurlements… Et, paradoxalement, ce fut la Joie qui vint à ma rencontre. Mais cette épreuve ne fut celle que d’un court instant : il faut bien plus penser aux épreuves indéfiniment prolongées et qui feraient de l’existence une sorte d’enfer si l’amour infini comme l’amour du pauvre cœur n’était pas au rendez-vous au lieu le plus reculé de l’être.
Nul dolorisme en ces mots : il ne faut pas que cet intrus vienne ici proposer sa solution, nulle et tragique. La seule qui se découvre s’écoute dans un appel obstiné à Celui qui seul est capable du miracle, qu’il soit apparent, qu’il soit secret. Secret ? L’Esprit-Saint en effet habite au cœur, en l’âme, de chaque Humain : qui oserait se donner le droit de l’empêcher d’agir en ce cœur ? L’action de ce Dieu également présent en le Père et le Fils relève, me semble-t-il, de toute la Sainte Trinité.
Je crains en effet que certaines façons de traiter les malades réduisent à l’excès le possible dialogue, assurément actif, entre ces deux personnes : le pauvre être qui n’est plus que son apparente impuissance et le « Défenseur » dont l’un des rôles majeurs est d’être notre « Consolateur ».
D’où l’importance que la durée de nos agonies ne soit pas réduite artificiellement par quelque formule d’euthanasie que ce soit. Chaque agonie appartient au mourant comme à Dieu.
À eux seuls !
Dominique Daguet
Pour aller plus loin :
- In France Catholique, n° 3448.
- « Maux en souffrance » chez DMM, 212 pages, 19,50 €
- Les « tanshumanistes » peuvent jongler comme ils l’entendent sur les « progrès » que feront faire les neurosciences aux plus savants des médecins au point de nous faire survivre trois cents ans ou bien davantage – quelle horreur qui nous priverait de pouvoir entrer enfin en la demeure d’éternité du Père où se trouve aujourd’hui notre Frère infiniment frère ! – ils n’empêcheront en rien la souffrance de tracer ses sillons dans notre chair comme dans notre âme et notre esprit.
- Toujours m’a étonné la fin de chaque animal : son acceptation résignée de ce qui advient en lui dès que l’issue ne peut être que la mort. Chez l’homme, il y a parfois lutte, combat, refus ; parfois cette résignation perceptible du chien aimé, du chat. Reste le plus important à accomplir.