C’est une bien singulière manifestation qui se déroule au Vatican pendant ces deux jours (hier et aujourd’hui), singulière même en cette époque plutôt singulière pour la papauté et l’Eglise. L’Académie pontificale des sciences sociales tient un colloque destiné (peut-être) à célébrer le vingt-cinquième anniversaire de l’encyclique de saint Jean-Paul II Centesimus Annus (1991).
Dans ce texte touffu, ce dernier passe en revue les cent années (d’où le titre) qui se sont écoulées depuis que Léon XIII a inauguré l’enseignement social catholique « moderne » par sa grande encyclique Rerum Novarum (1891). Mais Jean-Paul II n’y évalue pas seulement le passé, il envisage aussi l’avenir, en analysant comment – après la chute du communisme – les nations du monde devraient faire bon usage de leur liberté.
On aurait pu s’attendre à ce que l’Académie pontificale invite des personnes en phase avec Jean-Paul II qui avait vu à l’œuvre le nazisme et le communisme (et subi les vices de la privation de liberté). Au lieu de cela, l’Académie a organisé un colloque des plus affligeant, et peut-être révélateur. Nos médias américains se déchaînent parce que Bernie Sanders, candidat à la présidence et socialiste autoproclamé y a été invité, ou selon d’autres versions, s’y est invité lui-même. Dans un cas comme dans l’autre, les portes se sont ouvertes devant lui. (Donnant lieu à un couac amusant, emblématique de bien des événements actuels au Vatican, l’évêque Marcelo Sanchez Sorondo, chancelier de l’Académie pontificale et Margaret S. Archer, sa présidente, se sont contredits l’un l’autre dans leurs déclarations).
[Mise au point de dernière minute : bien que les porte-parole aient nié cette éventualité, le pape François a eu un bref entretien avec Sanders – initiative étrange, vu que nous, les Américains, sommes dans une période préélectorale très tendue – avant de s’envoler pour Lesbos ce matin. Ils ont parlé des réfugiés et du «cadre moral de l’économie.»]
Mais ce n’est là qu’une mise en bouche. Si l’Académie avait voulu inviter des personnalités politiques, il y avait, par exemple, l’électricien et chef du syndicat Solidarność Lech Walesa, devenu plus tard président de la Pologne, qui a contribué à la chute de marxisme en 1989, Annus mirabilis. Il est toujours en vie et – je peux le confirmer personnellement – en forme. Plusieurs hommes de cette génération ont rendu leur âme à Dieu, mais bien d’autres auraient pu être présents, derniers maillons d’une fière tradition.
Mais le Vatican a choisi d’inviter des confrères en idéologie – et, qui plus est, des gens du continent du pape : Evo Morales, le président bolivien qui a offert au pape François en juillet dernier un Christ sur un crucifix en forme de marteau et de faucille communistes ; Rafael Correa, le président équatorien, un autre « social-démocrate » de la même veine que notre sénateur du Vermont [Bernie Sanders].Et Jeffrey Sachs, directeur du Earth Institute et fervent promoteur du contrôle des naissances et de l’avortement.
Certains catholiques estiment que c’est la social-démocratie qui est de toutes les doctrines politiques modernes la plus proche de l’enseignement social de l’Eglise catholique. C’est une dangereuse erreur. Le socialisme en tant que tel a été la cible de la doctrine sociale de l’Eglise depuis Léon XIII.
La plupart des gens pensent que l’Eglise s’est opposée au socialisme parce qu’elle était liée à l’ancien régime. En fait, le pape Léon XIII avait soigneusement défini des positions qui s’enracinaient dans le concept traditionnel de loi naturelle :
« Ainsi, en substituant à la providence paternelle la providence de l’Etat, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille ». [14]
[Dans la plupart des éditions disponibles, la version française de l’encyclique n’est pas numérotée]
« La théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus comme dénaturant les fonctions de l’Etat et troublant la tranquillité publique. Que ceci soit donc bien établi : le premier principe sur lequel doit se baser le relèvement des classes inférieures est l’inviolabilité de la propriété privée. » [15]
[La nature de l’homme rend] « impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau… C’est [la nature], en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité d’ailleurs tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant à assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives.[17]
« Le socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’Etat… Mais pareille théorie, loin d’être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en pratique. D’ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’Etat et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social. » [4]
Je pourrais poursuivre, mais vous avez déjà une bonne idée du contenu. Le socialisme et les socialistes visent à supplanter la famille, le droit de propriété et même l’autorité spirituelle par leurs appels malavisés à l’égalité, au collectivisme et surtout au pouvoir de l’Etat.
Mais qu’en est-il des récentes incarnations de la « social-démocratie » ? Ont-elles surmonté ces failles ? Il nous faudrait examiner le programme intégral d’un régime socialiste spécifique pour en juger. Toutefois, d’une façon générale, le socialisme continue à mettre une foi profonde et aveugle dans l’Etat, ce qui porte atteinte pratiquement partout à la société civile, de la famille jusqu’à la religion en passant par l’économie. Nous ne le remarquons probablement guère parce que nos propres démocraties prétendument non socialistes ont à peu près les mêmes orientations.
Saint Jean-Paul II cite des passages de Rerum Novarum de ce genre, et y ajoute ses réflexions personnelles : « l’erreur fondamentale du socialisme est de caractère anthropologique. En effet, il considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien et le mal. » [13]
Le pape Léon XIII et saint Jean-Paul II critiquaient également (mais pas de manière systématique) le « libéralisme » et le « capitalisme », en particulier quand ces régimes font fi des valeurs morales et spirituelles. Certains universitaires parlant au colloque de ce week-end (notamment Rocco Buttiglione – un proche collaborateur de Wojtyła – et Russell Hittinger) sont de fidèles interprètes de la pensée de saint Jean-Paul II.
Mais le monde ne s’intéresse guère aux universitaires. Il se laisse guider par les dirigeants et les célébrités. Le programme du colloque parle beaucoup des changements survenus dans le monde depuis 1991 et semble oublier tant la tradition catholique que l’histoire récente. La conclusion que beaucoup tireront de cette manifestation est que les socialistes d’Amérique –du Nord et du Sud – ont été priés de repenser le doctrine sociale de l’Eglise et les succès qu’elle a remportés contre un empire du mal qui a entraîné la mort d’une centaine de millions de personnes, chiffre loin d’être définitif.
Et que leur vision de la politique, de l’économie, ainsi que de l’environnement et du développement est le schéma directeur qui va guider l’Eglise catholique et le monde au XXIe siècle.
Samedi 16 avril 2016
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/04/16/a-rome-charmed-with-democratic-socialism/
Photographie : Léon XIII par Franz von Lenbach, 1885 [Frye Art Museum, Seattle]
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Robert Royal est le rédacteur en chef de The Catholic Thing et président du Faith&Reason Institute de Washington.