La scène se passe dans le château du duc de Northumberland. Le duc a feint d’être malade afin d’avoir une excuse pour ne pas rejoindre la rébellion de son fils Harry Percy, surnommé «Hotspur » (éperon chaud) à cause de son impétuosité, contre le trône du roi Henry IV. Mais nous ne pouvons pas attribuer son inaction à sa loyauté envers le roi, ou à des scrupules moraux.
Northumberland avait d’abord été l’échelon grâce auquel l’ambitieux Henri avait destitué son cousin Richard pour monter lui-même sur le trône.
Il n’y a pas d’ennemi pire qu’un allié politique déçu dans les espoirs de gains, qu’il a mis dans l’homme qu’il a élevé au pouvoir. Northumberland et sa parenté ont poussé Hotspur le soupe-au-lait vers son imprudente entreprise militaire.
Trop imprudente semble-t-il, et c’est pourquoi le duc, dans sa nervosité, est resté à la maison. Mais voilà des nouvelles de l’événement : Hotspur a été tué dans la bataille. Les armées rebelles ont été repoussées du champ de bataille, et les forces du roi approchent maintenant de Northumberland.
Le duc, au comble de la fureur, envoie promener ses béquilles et son bonnet de nuit :
Maintenant, relie mes sourcil avec du fil de fer, et approche
Heure la plus misérable que le temps et le dépit osent apporter
Pour regarder Northumberland d’un mauvais œil !
Que le ciel embrasse la terre ! Maintenant que la main de la nature
Ne retienne pas le torrent sauvage ! Que l’ordre meure !
Et que ce monde ne persiste plus à mettre en scène
Un acte qui nourrisse la discorde !
Mais que l’esprit de Caïn, le premier né
Règne dans tous les cœurs, afin que, chaque cœur étant établi
Sur un chemin sanglant, la scène brutale touche à sa fin,
Et que les ténèbres enterrent les morts.
Shakespeare nous donne ici, dans « Henry IV » 2° Partie l’indice du fait que Northumberland et ses compagnons sont complètement fous, malgré leur habituel sang-froid, leurs calculs machiavéliques, et leur intelligence évidente.
« Que l’ordre meure ». Un de mes amis, un jour, m’a dit que c’étaient les paroles les plus sinistres que Shakespeare ait jamais écrites. J’aurais tendance à être d’accord. Elles expriment autre chose que le désir de renverser un arrangement politique. Elles sont essentiellement suicidaires et nihilistes.
Chesterton a dit un jour que le suicide était dans un sens plus désespérément mauvais que le meurtre. L’assassin tue un homme. Il dit non à cet humain-là. Le suicidé dit non à l’univers.
Nous sommes actuellement au milieu de gens qui disent, d’une manière ou d’une autre, « que l’ordre meure » — qui disent non à l’univers. Beaucoup sont comme Northumberland qui apprend à ses dépens qu’un homme machiavélique n’a pas intérêt à faire confiance à un autre ; que ses propres déficiences morales ont conduit à la mort de son fils, et qui ne peut pas l’admettre. Il lui paraîtrait préférable que la nation soit lancée dans une guerre civile, que Caïn le fratricide règne dans le cœur de tout homme, que tombent les ténèbres sur l’univers, plutôt que de dire ; « Seigneur, contre toi, toi seul j’ai péché. »
Les personnes de ce genre sont animées d’un ressentiment contre un bien qu’ils ont rejeté, et en le rejetant, ne trouvent aucune paix mais au contraire un remords dont elles ne peuvent se débarrasser, et un désir de plus en plus violent de détruire ce qui reste de ce bien, afin que nul ne puisse bénéficier de ce dont elles ne peuvent pas jouir. C’est difficile pour les gens normaux – ceux qui répondent avec gratitude aux ordres de la nature – de comprendre cela.
Quand quelqu’un de normal contemple une œuvre d’ « Art » dans un lieu public : un enchevêtrement massif de métal qui ressemble à des crottes de quelque androïde géant (j’ai vu une œuvre de ce genre à Los Angeles), il peut laisser à l’ « artiste » le bénéfice du doute. Il va dire : « Je n’aime pas cela, mais peut-être y a-t-il dans cette œuvre quelque chose que je ne comprends pas. »
Il ne lui vient pas à l’esprit que quelqu’un puisse vouloir construire une église dans l’intention d’étouffer le sens du sacré. Il ne peut pas plus se l’imaginer, que de s’imaginer souhaiter que Dieu n’existe pas, et que la vie humaine n’ait aucun sens.
Quand quelqu’un de normal voit un garçon et une fille la main dans la main, cela lui fait plaisir. Il ne peut pas imaginer que quelqu’un puisse ne pas s’en réjouir. Quand quelqu’un de normal rencontre une jeune femme et ses trois enfants qui courent en poussant des cris sur le terrain de jeux, il sourit. Il ne peut pas imaginer que quelqu’un puisse souhaiter qu’il y ait moins d’enfants comme cela, voire aucun.
Quand quelqu’un de normal voit une personne qui dit le bénédicité dans un restaurant, il est embarrassé, non pas parce que cette personne dit le bénédicité, mais parce qu’il a lui -même oublié de le dire. Il ne peut pas imaginer que quelqu’un puisse être offensé par cela. Quelqu’un de normal voit les barres de la croix en fer forgé dans les démolitions du Word Trade Center, et éprouve un frisson de crainte respectueuse. Il ne peut pas imaginer que quelqu’un puisse haïr cette croix et la vouloir détruite.
Quelqu’un de normal et en bonne santé n’imagine pas ce que c’est que d’être malade. Il ne peut pas imaginer qu’on veuille détruire pour le plaisir de détruire. Il croit pouvoir discuter avec les destructeurs.
Eh bien, peut-être ; cela dépend du destructeur et de l’étendue de la maladie. Mais en définitive, cette personne normale devra jeter un coup d’œil dans les ténèbres, et admettre qu’il combat des puissances et des principautés. « Mal, sois mon bien » dit le Satan de Milton. Que l’ordre meure.
Traduction de « Let order die » http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/let-order-die.html
Photo : Harry l’éperon chaud, Château Ainwick, Northumberland.