Quand les cardinaux se calfeutrent - France Catholique
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L'Église dans l'attente
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Quand les cardinaux se calfeutrent

Les puissances temporelles ont souvent essayé d’interférer dans les élections pontificales, voire d’imposer le candidat de leur choix. Mais l’Église s’est toujours attachée à défendre son indépendance et sa liberté.
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© Antoine Taveneaux / CC by-sa

Les règles qui définissent l’élection du Pape ont été mises en place progressivement. Il est remarquable qu’elles ne se soient pas contredites, mais aient toujours été plus approfondies. À l’origine, les successeurs immédiats de saint Pierre – Lin, Clet, Clément, etc. – furent désignés par le clergé de Rome et les fidèles. Ils portaient le titre d’évêque de Rome et non pas de Pape. En 341, pour éviter le favoritisme ou le népotisme, le concile d’Antioche fixa comme une règle à respecter dans tous les diocèses, y compris Rome, que les évêques ne pouvaient pas désigner leur successeur et que celui-ci serait coopté par les évêques voisins. Au synode du Latran, en 769, pour échapper aux tumultes populaires ou aux intrigues politiques qui survenaient souvent lors de l’élection pontificale, il fut décidé qu’elle serait réservée au seul clergé de Rome, ce qui excluait les fidèles et les autorités laïques.

Néanmoins, les puissances temporelles ne renoncèrent pas à influencer l’élection. À partir du IXe siècle, sous les Carolingiens, l’élection du pape ne fut considérée comme effective que si elle était confirmée par l’empereur. D’où des conflits qui ont pu aboutir à l’élection d’antipapes. Lorsque le Saint-Empire romain germanique a pris la suite de l’empire carolingien, les empereurs germaniques ont voulu conserver ce qu’on appelait le « privilège ottonien » : l’élection du Pape devait se dérouler en présence des représentants de l’empereur et obtenir leur approbation.

En 1059, le pape Nicolas II abolit ce privilège. Et il prit un décret qui réservait au clergé le plus élevé – les cardinaux qui sont évêques – le soin d’élire le pape ; les autres cardinaux, le clergé et les fidèles de Rome se limitant à confirmer le choix. Il le faisait parce qu’à la mort de son prédécesseur, les représentants de l’aristocratie romaine s’étaient empressés de faire élire l’évêque Jean de Velletri, alors que la plupart des cardinaux étaient hors de Rome. Cette décision de Nicolas II restreignait le collège des électeurs à une dizaine de cardinaux. Autre étape, en 1179, par une constitution approuvée par le IIIe concile du Latran, Alexandre III décidait que tous les cardinaux – diacres, prêtres et évêques – pourraient être électeurs. Il fixait aussi une règle très importante : il faudrait désormais deux tiers des voix pour être élu. Cette règle, qui est restée en vigueur jusqu’à nos jours, vise à la fois à donner une légitimité incontestable à l’élu et aussi à montrer que, si l’unanimité est quasiment impossible, l’action de l’Esprit Saint peut amener à un large consensus.

Le nombre des électeurs s’était donc progressivement réduit aux cardinaux. Mais en même temps, l’élection restait largement ouverte puisque n’importe quel clerc pouvait être élu pape. Le 1er septembre 1271, après une longue vacance du Saint-Siège, les cardinaux qui n’arrivaient pas à s’accorder sur un nom, ont élu un simple clerc, Tebaldo Visconti, qui était en mission auprès de Saint Louis alors en croisade. Avant d’être couronné pape, il sera ordonné prêtre et consacré évêque.

Invention du conclave

En 1274, Grégoire X fera adopter par le concile de Lyon une constitution qui utilisait pour la première fois le mot « conclave » et en fixait les règles. Elle confirmait l’élection du Pape par les seuls cardinaux et la règle des deux tiers des voix pour être élu. Et elle ajoutait deux règles nouvelles qui ont traversé les siècles.
D’une part, il était stipulé que les cardinaux seraient enfermés, tout le temps de l’élection, dans une pièce fermée à clé – cum clave. Ils ne pourraient pas sortir de cette pièce tant que l’élection ne serait pas faite. Dans les décennies précédentes, ce genre de réclusion s’était déjà produit. En 1216, à la mort d’Innocent III à Pérouse, les habitants de la ville avaient décidé d’enfermer les cardinaux dans la citadelle pour accélérer l’élection du successeur et réduire les frais d’entretien. En moins de deux jours, les cardinaux avaient élu Honorius III. Une autre fois, en 1241, à la mort de Célestin IV à Anagni, les cardinaux s’étaient enfermés eux-mêmes dans le palais fortifié pour échapper aux menaces de l’empereur Frédéric II qui retenait en otage deux autres cardinaux.

La constitution de 1274 vint donc institutionnaliser une pratique qui s’était déjà produite quelquefois, mais en la rendant obligatoire et en fixant des règles très précises : « Dans le palais où habitait le pontife », les cardinaux seront réunis et enfermés « dans une même salle, sans la séparation d’une cloison ou d’un rideau » et sans que personne ne puisse y entrer ou en sortir tant que l’élection n’aura pas été faite. Les relations avec l’extérieur se feront par une seule « fenêtre » par où les cardinaux recevront leur repas. La constitution prévoyait de réduire la nourriture pour hâter l’élection : après trois jours, ne seront servis aux cardinaux « qu’un seul plat pour le déjeuner et pour le dîner » ; après huit jours, on ne leur donnera « que du pain, du vin et de l’eau jusqu’à ce que l’élection se fasse ». Si l’enfermement et l’interdiction de communication avec l’extérieur seront strictement maintenus jusqu’à nos jours, la restriction de nourriture ne sera pas respectée par la suite.

D’autre part, la constitution de 1274 fixait que l’élection ne commencerait que dix jours après la mort du pape pour que les cardinaux établis dans des pays lointains aient le temps de se rendre à Rome. Lors du conclave de 1922, qui verra l’élection de Pie XI, les trois cardinaux nord-américains, venus par bateau, arrivèrent à Rome alors que l’élection était déjà faite. Aussi le nouveau pape prolongea le délai d’ouverture du conclave en la fixant à quinze jours après la mort du pape. Puis Jean-Paul II, en 1996, confirmera cette règle tout en l’assouplissant : « à partir du moment où le Siège apostolique est légitimement vacant, on attendra les absents pendant quinze jours pleins avant d’entrer en conclave ; je laisse toutefois au Collège des Cardinaux la faculté d’anticiper l’entrée en conclave si tous les Cardinaux électeurs sont présents ou, s’il y a des motifs graves, de renvoyer de quelques jours le commencement de l’élection. Toutefois, passés vingt jours au plus depuis le début de la vacance du siège, tous les Cardinaux électeurs présents sont tenus de procéder à l’élection » (constitution apostolique Universi Dominici gregis).

Droit de veto

La réclusion obligatoire des cardinaux depuis Grégoire X n’a pas empêché complètement les ingérences des puissances temporelles ou les tentatives d’influencer les votes. Par exemple, après la mort de Paul II, en 1549, l’empereur Charles Quint et le roi de France Henri II vont chercher, chacun, à faire élire leur candidat. Ils s’appuient sur les cardinaux qui appartiennent à leurs couronnes, mais aussi sur leurs ambassadeurs à Rome. Les Français sont les plus créatifs. Des cardinaux font passer des messages par un trou qui est percé dans un mur et l’ambassadeur, lui, passe par les toits pour faire parvenir des messages codés aux cardinaux français.

Quelques décennies plus tard, le roi d’Espagne, Philippe II, est encore plus intrusif. Dans trois conclaves successifs, il communique officiellement la liste des cardinaux qui lui agréeraient comme pape et la liste des cardinaux qu’il ne souhaite pas voir accéder au pontificat.

L’opposition de François-Joseph

Au siècle suivant, l’Espagne, la France et l’Autriche-Hongrie revendiqueront un « droit de veto » encore plus direct pour s’opposer à la nomination d’un cardinal qui avait des chances d’être élu pape. Ce droit de veto sera encore utilisé par l’Autriche-Hongrie lors du conclave de 1903. Le cardinal Rampolla, qui avait été secrétaire d’État de Léon XIII, recueillait un nombre élevé de voix. Jusqu’à ce que le cardinal Pusyna, archevêque de Cracovie, lût une déclaration solennelle pour informer les cardinaux que l’empereur François-Joseph s’opposait à l’élection de Rampolla. Ce veto permit l’élection du cardinal Sarto qui prit le nom de Pie X. L’Autriche-Hongrie jugeait Rampolla trop favorable aux populations slaves.

Après son élection, Pie X a promulgué en 1904 une constitution pour interdire l’ingérence des puissances temporelles et donc le droit de veto. Depuis cette date, les chefs d’État et de gouvernement ont renoncé à intervenir directement dans les conclaves. Ce sont désormais certains médias qui cherchent à influencer le vote des cardinaux et, dès l’entrée en conclave, les règles en vigueur interdisent aux cardinaux toute relation avec l’extérieur : visites, courriers, utilisation du téléphone et tout autre moyen de communication.

Histoire des conclaves, Yves Chiron, éd. Perrin, 2013, 276 pages.

Les dix conclaves qui ont marqué l’histoire, Yves Chiron, éd. Perrin, 2024, 288 pages, 21 €.