Dans une société saturée d’écrans et de sollicitations sensorielles permanentes, le divertissement est devenu le réflexe qui évite de faire face à la réalité. Pour de nombreux parents débordés, il offre une solution de facilité : la tablette occupe l’enfant et évite les pleurs, la dernière série comble un moment de vide, un rythme d’activité intense fait fuir l’ennui… Mais ce « loisir » que nous présentons comme un « temps libre » est souvent un piège pour la liberté, surtout lorsqu’il devient un réflexe ou une fuite.
Une vertu oubliée : l’eutrapélie
Blaise Pascal déplorait que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». Le divertissement, disait-il, permet d’éviter de penser à Dieu, à la mort, à l’éternité – soit à ce qui compte vraiment. L’écrivain Philippe Muray s’est employé avec verve à démasquer « l’Homo festivus », cet homme moderne enfermé dans « l’Empire du bien » par l’avalanche ininterrompue du divertissement. Là, toute tension morale a disparu : plus de combat entre le bien et le mal, seulement l’injonction d’être « festif », « inclusif », « heureux ». Ce divertissement ne détend pas ni n’élève : il désincarne, disperse et abrutit. Et il peut devenir une démission éducative quand les enfants ne trouvent plus, dans l’exemple des adultes, ni sens de l’effort, ni appel à choisir le bien.
Et pourtant, le divertissement n’est pas un mal en soi, au contraire. Dans la Somme théologique (IIa IIae, q. 168), saint Thomas d’Aquin consacre toute une question à une vertu oubliée : l’eutrapélie, ou « juste récréation de l’âme ». Il y reconnaît qu’il est bon et même nécessaire de se divertir, pour éviter que l’arc ne casse à force d’être trop tendu. Le repos, la détente, l’humour, le jeu sont donc des moyens d’équilibre, au service de la vertu. Mais encore faut-il les choisir avec discernement et les exercer de manière raisonnée, en évitant le défaut du rustre qui devient un poids pour les autres, mais sans tomber dans l’excès de la bouffonnerie, qui ne sait pas maintenir le rire dans les limites de l’esprit.
L’eutrapélie est donc la vertu du jeu. Saint Jean Bosco en a fait une méthode éducative : il disait que les jeunes doivent pouvoir « courir, jouer, sauter, crier – pourvu qu’ils ne fassent pas de péché ». Il allait jusqu’à emmener seul en promenade des jeunes délinquants. Le Père Jacques Sevin, fondateur du scoutisme catholique en France, Robert Baden Powell, son initiateur anglais, ont mis au cœur de leur pédagogie l’éducation par le jeu. Le jeu vrai, gratuit, structuré, développe à la fois la joie, le sens de l’effort, l’imagination et la loyauté. Le Père Timon-David, créateur de patronages pour jeunes ouvriers à Marseille, l’avait bien compris : un bon jeu vaut parfois mieux qu’un long discours.
Un apprentissage de la liberté
Quand il est bien choisi, libre de contraintes marchandes ou numériques, le divertissement devient un terrain d’apprentissage moral. Pendant les vacances ou les temps libres, l’enfant – et celui qui sommeille en tout adulte – apprend à choisir son divertissement et contribue ainsi à éduquer sa liberté : entre l’écran facile ou la lecture exigeante, entre la promenade ou la paresse, entre le jeu partagé et l’enfermement dans sa bulle.
Car la liberté ne consiste pas à « faire ce que je veux » – une illusion qui ne peut que nous rendre malheureux – mais à choisir le bien, ce qui fait grandir. Dans le divertissement bien orienté, le bien à faire ne s’impose plus de l’extérieur, comme lorsque nous accomplissons notre devoir d’état – qui nécessairement s’allège durant la période estivale – mais devient un choix intérieur. C’est là que se conforte la vraie liberté. Apprendre à bien se divertir, c’est apprendre à bien orienter et gouverner son âme, même en dehors des obligations. Les loisirs de vacances sont donc une véritable école de liberté, pour découvrir comment reconnaître et choisir le bien véritable, dans le paradoxe et l’ambiguïté des divertissements.
Apprentissage par le jeu, éducation de la liberté : une pédagogie essentielle aujourd’hui, dans un monde où les enfants deviennent trop tôt adultes par certains aspects – hypersexualisation, autonomie technique… – mais ne le deviennent jamais par d’autres – manque de repères, immaturité affective chronique, absence d’autonomie intérieure. Le bon divertissement éduque, structure, élève. Il prépare à l’amour du vrai repos : celui du cœur libre.
Terminons en donnant quelques critères d’un loisir vertueux et libre, exercé selon la vertu d’eutrapélie :
– il favorise la relation plutôt que l’isolement ;
– il éduque l’attention plutôt que la distraction ;
– il respecte les rythmes biologiques (sommeil…) ;
– il développe l’imagination mais ne fait pas fuir le réel ;
– il ne rend pas esclave (addictions…) ;
– il apporte la vraie détente et la paix intérieure ;
– il est compatible avec la prière ;
– il inclut le corps sans le violenter ;
– il favorise l’émerveillement ;
– il peut être partagé avec Dieu…
De quoi faire de faire de nos vacances un temps alternatif mais efficace de progrès spirituel par l’éducation de notre liberté !
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