Se savoir pécheur implique naturellement la conscience d’avoir à passer par un « jugement » : et quel chrétien oserait se dire « sans péché » ? Il y a deux jours déjà que cette réflexion chemine en moi : non comme une sorte de parole qui « me rejetterait » loin de la table du festin, là où sont « pleurs et grincements de dents », en laissant penser que ce jugement serait obligatoirement ma condamnation : « Toute la péripétie du Jugement, écrit Romano Guardini évoquant le « Jugement dernier », n’est pas simple clarification devant l’éternelle puissance de lumière et de sainteté de Dieu, mais il se déroule de telle sorte que Jésus-Christ, qui fut un jour sur terre et qui est maintenant dans sa gloire éternelle, traverse par là du regard la totalité de l’histoire et de chaque homme, les juge et leur assigne leur forme d’existence valable devant Dieu » ; sauf à ajouter qu’Il dit de ceux qui veulent Le suivre en prenant leur pauvre croix qu’Ils n’appartiennent plus à l’ordre de la Justice mais à celui de l’amour, de son amour. Une tout autre Justice et c’est à celle-là, nommée miséricorde, que va ma confiance !
Cet amour, j’en suis persuadé, exige cette confiance jusqu’à l’absolu, elle qu’il nous est si difficile à donner, sachant à quel point on se trouve, à quel point je me trouve éloigné de cette sainteté requise et sans laquelle il ne peut être question de « voir » la Face du Père.
À cela, qui hésiterait à se souvenir que Jésus dit : « Qui Me voit, voit le Père » ? Sans oublier que la sainteté est don de Dieu, étincelle incluse en nous et donc en moi de « sa » sainteté infinie ? Ainsi se justifie la confiance d’enfant qui nous est et donc m’est demandée malgré en effet les innombrables imperfections de nos vies, de ma vie.
Nous nous approchons de la profonde obscurité, qui englobe à la fois la mort et la vie : la mort du Juste qui fait s’éteindre l’espérance, la vie du grain qui germe avant d’éclore en lumière éternelle. Cette nuit de fin du monde et d’aurore vivante va du Jeudi Saint au soir jusqu’au « petit matin » du tombeau vide : comme nécessairement la méditation sur le Salut de l’homme passe par l’effroi, l’épouvante devant ce que le Christ a accepté en pleine conscience et qui lui fait dire à sainte Alpais : « Vois de quel prix je t’ai estimée », un prix qui est opposable à tout homme quand Il lui a, un peu plus tard, demandé : « Et toi, de quel prix m’estime-tu ? »1.
Le désespoir serait la pire des réponses à la conscience que nous avons de notre propre péché, un déni de cette confiance dont l’amour est porteur et que nous avons à opposer à notre nature de pécheur : elle n’est que la réponse à la confiance que Dieu (la Sainte Trinité au complet) nous témoigne. Sans cette confiance, le Verbe éternel ne serait pas venu endosser, saisir, intégrer notre nature. Au contraire, notre péché peut, lui aussi, contribuer, peu à peu, à notre prise de conscience, à notre rejet de tout cet orgueil calamiteux qui subsiste en nous depuis l’offense d’origine, depuis l’acquiescement aveugle accordé au refus de servir prononcé par Lucifer, depuis donc la priorité donnée à la conquête du savoir et des pouvoirs qu’il permet d’obtenir.
Le meilleur antidote au péché, une fois le pardon lucidement demandé, est d’entrer peu à peu dans la méditation du Salut. Trop de chrétiens croient en ce Salut alors que pourtant ils ne savent pas « de quoi » ils sont sauvés. Cette connaissance, certes infirme au regard de ce que le Christ nous laisse entendre, participe puissamment à l’éblouissement que donne à vivre la foi : et donc à sa croissance, à sa vigueur, à la certitude qu’elle oppose à la tentation perpétuelle du doute qu’éprouve la plupart de nos contemporains tant est prégnante l’influence de la pensée scientifico-humaniste dont se targuent les matérialistes athées : imaginant qu’elle constitue une « alternative » valable aux enseignements de la révélation des évangiles.
Comme si le temps qui passe et s’évanouit dans la mort pouvait être opposé à l’éternité !
Il me semble que la nouvelle évangélisation devrait consacrer une part de l’effort global qu’elle suppose à cette promulgation étoffée du Salut : il ne suffira jamais de dire « Il est notre Salut », ce qui est vrai pourtant et absolument, mais ne répond pas suffisamment à la soif de compréhension qu’éprouvent les âmes d’aujourd’hui. Combien de fois, au cours de mes conférences sur le Linceul, ai-je été confronté à cette question : « Mais en quoi consiste ce Salut ? De quoi sommes-nous sauvés ? » Je ne saurais expliquer pourquoi ces questions ne cessent d’être tourmentantes : sans aucun doute pour la raison simple qu’il n’est pas de ma compétence d’y répondre puisque compétence il n’y en a que fort peu !
Ce mystère est si profond ! Si décisif ! L’Église nous dit ou plutôt se dit, non seulement appartenir au Corps du Christ, mais « être » ce Corps. Je ne sais plus quel théologien explique que cela n’est possible que si chaque membre de ce Corps participe d’une certaine façon à l’engendrement éternel du Fils. Impossible pour moi de retrouver l’auteur du texte que j’ai dû lire je ne sais quand, même si ce ne peut être que récemment, sur cet aspect essentiel du Salut. L’impression que j’en avais ressentie reste profonde, même si je n’avais saisi que peu de chose à son exposé.
Enfin, ne pas oublier que seul l’amour nous sauve. Reste à savoir comment il se vit et s’accomplit.