PASSER LA GUERRE - France Catholique
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Pontificat de François - numéro spécial
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PASSER LA GUERRE

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Cette année 2014 est déjà plombée par les commémorations du centenaire de la Grande Guerre et du 70e anniversaire du débarquement en Normandie. A commencer par cette journée de la paix du premier janvier, nous sommes invités à « penser la guerre » comme l’historien François Furet avait demandé qu’on « pense la Révolution française » : afin de pouvoir enfin la « passer », c’est-à-dire s’en libérer. De fait l’année du bicentenaire en 1989 fut le moment de son dépassement. Les fastes de Jean-Michel Jarre lors du 14 juillet furent rapidement éteints et définitivement enterrés sous la chute du mur de Berlin.

En ira-t-il ainsi du centenaire de la Grande Guerre ? Un autre moment historique décisif viendra-t-il se substituer à cet héritage, comme elle-même avait fait « passer » les guerres de la Révolution et de l’Empire ? Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian dans un entretien publié dans le hors-série du « Monde » : « 1914-2014, un siècle de guerre », fait un lien fort entre la guerre et la république en rappelant leur « concomitance » à Valmy. Il va plus loin en rapprochant Valmy et le désastre de 1940, présentés comme les deux « éléments majeurs de notre substrat ». Sans doute a-t-il lu la précieuse réflexion sur Clausewitz que René Girard nous avait donnée il y a six ans (« Achever Clausewitz ») et où le philosophe fait le même rapprochement historique. 1940 est en effet l’aboutissement d’un cycle historique commencé avec le désastre prussien de 1806 (Iéna). L’un répond à l’autre dans l’histoire des guerres franco-allemandes. Clausewitz peut même partir de Valmy puisqu’il y était. Goethe aussi. Hegel, lui, a vu passer « l’Esprit de l’Histoire » à Iéna en 1806. Bref c’est toute notre histoire culturelle, philosophique et politique qui se trouve ainsi ramassée.

C’est cela qu’il s’agit aujourd’hui de « passer ». Le moment serait enfin venu de dépasser en 2014 la conception guerrière de la pensée et de la politique que nous continuons, souvent à notre insu, de véhiculer. René Girard décèle d’ailleurs un autre précurseur en Raymond Aron qui, selon lui, a dans sa magistrale étude de Clausewitz infléchi celui-ci du côté de la politique en essayant de construire une conception politique de la guerre et non l’inverse.

Il reste que nous sommes écrasés par le fameux axiome du stratège prussien : « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ».

Eh bien non ! La politique, c’est bien autre chose, depuis Aristote et saint Thomas d’Aquin : la recherche du bien commun, le « vivre-ensemble », l’organisation juste et pacifique de la Cité. Ces notions sont comme éclipsées par ce retour offensif des jeux de stratégie — et bien pire encore — qui encombrent nos médias, le cinéma, les jeux vidéo etc. bref tout ce qui se vend et s’achète surtout en ces périodes de fête.

En même temps, il faut être sérieux si l’on veut vraiment « passer » notre terrible guerre de trente ans 1914-1944 prolongée jusqu’en 2014. D’abord, comme je l’avais suggéré dans ma chronique d’Octobre dernier sur « la bataille des nations » (Leipzig 1813), il faut ne pas oublier 1814. Au-delà de l’invasion et de la « chute » de Napoléon, c’est 1814 qui a fait rentrer dans sa boîte le diable de la guerre ouvert en 1792 : grâce à cette merveille que fut le Congrès de Vienne (1er novembre 1814-8 juin 1815) qui donna la paix à l’Europe pour cent ans ! C’était autre chose que le traité de Versailles de 1919 ou des décisions des vainqueurs de 1945 sur lesquels nous vivons encore aujourd’hui. Dont le « privilège » (sic) de veto dont le ministre Le Drian, dans l’entretien précité, critique la survivance au bénéfice de la Russie face à la Syrie à l’encontre du « droit international ». Encore faudrait-il savoir par quoi le remplacer ou comment l’encadrer, selon quel droit international (on le savait en 1814), et que faire du droit de veto français, acquis non réversible (?).

Il appartient désormais à la génération des hommes politiques nés après 1945 de définitivement finir « l’après-guerre ». Cela ne suffit pas car ils sont encore marqués par le souvenir de leurs parents ou grand-parents (le cas exemplaire du premier ministre japonais Abe qui, allant se recueillir au sanctuaire de Yasukuni le 26 décembre, déclare vouloir par ce geste faire passer le passé, au grand dam des Chinois et des Coréens, mais non des Philippines, d’Indochine ou d’Indonésie, qui ont, eux, oubliés le Grand Japon par peur de la Grande Chine. Hypocrisie ou sens de l’Histoire ? Or Abe est le petit-fils d’un ancien premier ministre poursuivi au titre de la seconde guerre. Sautons donc encore une génération et appelons-en à la génération née vingt après : en 1965. Les moins de cinquante ans, ou comme Péguy l’avait appelé le parti des quadragénaires, ceux qui périrent en 1914, ceux qui aujourd’hui sont fan des jeux vidéo de leurs enfants. Pour en finir avec l’entretien de M. Le Drian : « le guerrier de demain sera à la fois l’héritier de ceux de Verdun et celui qui porte lui-même les technologies les plus innovantes. Il faut, conclut le ministre, continuer à viser cet alliage idéal. »

Pour réaliste que soit cette perspective, espérons-le, purement technique, elle n’est pas rassurante. Elle est même inquiétante. Qui seront les politiques auxquels ces « guerriers de demain » obéiront ?