Bien qu’ayant renoncé à notre abonnement à la télé par câble à notre retour de Rome à la mi-avril, ma femme et moi n’avons eu aucun moyen d’échapper aux nouvelles des transformations esthétiques du médaillé olympique Bruce Jenner. Insistant pour être maintenant appelé Caitlyn, Jenner est déjà bien parti pour réaliser son rêve pluri-décennal de vivre comme une femme, ainsi que l’article et les photos de Vanity Fair le montrent clairement.
Il est difficile de croire qu’il y a près de 40 ans, athlète en herbe de 15 ans ayant grandi à Las Vegas, j’étais rivé devant le petit écran pour regarder les jeux olympiques de Montréal durant l’été 1976. C’est à ce moment-là, au plus fort de la Guerre Froide et avec les stigmates du Watergate et de la Guerre du Vietnam encore tout frais dans la conscience américaine, que Jenner a gagné la médaille d’or de décathlon pour l’équipe des États-Unis. Dans les circonstances de l’époque, la victoire de Jenner était un encouragement incroyable pour un public américain qui avait perdu beaucoup de la confiance en son pays durant la décennie précédente (les missions lunaires Apollo avaient procuré un répit bienvenu).
Dans l’année suivant les jeux olympiques de Montréal, la NASA a lancé ses deux sondes interstellaires Voyager. Leur objectif était « d’étendre l’exploration de la NASA du système solaire au voisinage des planètes extérieures jusqu’aux limites de la sphère d’influence du soleil, et plus loin si possible. » Au cas où les sondes auraient été découvertes par une race extraterrestre, chacune d’elles emportait une capsule témoin contenant « un enregistrement, un disque de cuivre plaqué or de 12 pouces contenant des sons et des images sélectionnés pour représenter la diversité de la vie et des cultures sur la Terre. » C’était « destiné à communiquer une histoire de notre monde aux extraterrestres. » Dans la partie du disque intitulée « Scènes de la Terre », il y avait un dessin de Jon Lomberg, « schéma du mâle et de la femelle chez l’homme ».
Bien que les scientifiques de la NASA tout comme le public en général savaient qu’il existait des individus comme Jenner – l’histoire de Christine Jorgenson, par exemple, avait bénéficié d’une large publicité – ils ne nourrissaient aucun doute de ce que les êtres humains étaient par nature mâle ou femelle. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas (comme encore actuellement) des individus intersexués, ce qui fait référence à une diversité d’états « où il y a une divergence entre les organes génitaux externes et les organes génitaux internes (testicules et ovaires). » (En ce qui concerne Jenner, il est biologiquement mâle et non intersexué ; il se considère lui-même comme « transgenre ».)
Parce que ces états sont le résultat d’un défaut dans le développement de l’individu – ils sont appelés « désordres du développement sexuel » – l’existence d’individus intersexués, pour tragique qu’elle soit, ne compte pas plus contre l’affirmation que l’humanité est constituée de deux sexes que l’existence des bébés thalidomide (NDT : bébés de mères ayant pris de la thalidomide pendant la grossesse, ce médicament entravait le développement embryonnaire et les bébés naissaient sans bras ou sans jambes) nés sans jambes ne contredit l’affirmation que les êtres humains ont par nature deux jambes.
Qu’est-ce qui a donc changé depuis l’année où la NASA a offert aux explorateurs extraterrestre de l’espace un résumé de l’histoire humaine qui à cette époque semblait prosaïquement non sujet à controverse ? Rien en réalité, car la question concrète n’a jamais été sujette à débat. Comme je l’ai déjà noté, il était de notoriété publique que certaines personnes subissaient des opérations de changement de sexe et qu’il y avait des phénomènes que nous nommons maintenant intersexualité. Il n’était pas secret non plus qu’il existait des hommes et des femmes qui désiraient porter – et parfois passaient à l’acte – l’habillement conventionnel du sexe opposé tout en adoptant la gestuelle généralement associée à ce sexe.
Ce qui a changé, c’est une réorientation fondamentale de la façon de considérer la nature, et la nature humaine en particulier, réorientation requise par une brochette de mandarins de la culture. Dans les démocraties occidentales modernes, telles les États-Unis, ayant été modelées par les idées des Lumières, incluant la négation de la téléologie dans la nature, les institutions civiles et autres, jusque tout récemment, demeuraient cependant imprégnées de cette téléologie dans leurs traditions et actions, largement inspirées des croyances religieuses héritées de leurs citoyens. Tant que les gouvernements ont permis à ces institutions de prospérer sans trop d’interférences, les tensions inhérentes à cette bipolarité philosophique occidentale ont été tenues en échec.
Avec le développement de l’état hyper administrateur et régulateur et la diminution de convictions religieuses solides et traditionnelles dans la population générale, ce qui semblait une trêve stable et libérale en est venu à être vu comme une intolérable injustice par les descendants de l’aile robespierriste des Lumières.
Cela parce que la compréhension téléologique de la nature humaine – qu’il y a des biens fondamentaux auxquels l’être humain est subordonné et qu’il y a de vraies vertus auxquelles il devrait aspirer – est fondamentalement en désaccord avec la vision qui a été bridée mais qui reprend de la vigueur, selon laquelle il n’est pas de bien suprême qui puisse légitimement primer sur la satisfaction des préférences de l’individu.
En ce qui concerne Bruce Jenner, je me souviendrai toujours de lui comme de ce grand héros olympique de ma jeunesse qui a, durant ce bref laps de temps de l’été 1976, aidé ses compatriotes à retrouver une confiance qui avait déserté depuis bien trop longtemps notre système politique. Ironiquement, c’était cette même confiance qui inspirait ces pionniers de l’espace idéalistes qui ont lancé les sondes Voyager contenant en elles les vérités de la nature humaine, vérités au sujet des quelles monsieur Jenner prétend maintenant nous faire douter par sa métamorphose artificielle.
Francis J. Beckwith est professeur de philosophie et de l’étude des relations entre l’Église et l’État à l’université de Baylor. Il est également directeur associé du programme de philosophie de 3e cycle. Parmi ses nombreux livres : « La politique pour les chrétiens : l’habileté politique comme ruse de l’âme ».
Illustration : Bruce Jenner sur une publicité pour des céréales
source : http://www.thecatholicthing.org/2015/06/04/our-voyage-and-bruce-jenners/