Nietzsche et saint Paul - France Catholique
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Nietzsche et saint Paul

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30 SEPTEMBRE

La vie intellectuelle ménage une tension continue. Elle s’oppose à la quié­tude satisfaite. Il est vrai que c’est aussi question de tempérament. Stéphan Zweig oppose Gœthe à Nietzsche. Le premier se développant dans une continuité réfléchie, le second ne cessant de se transformer dans des éruptions successives. Goethe obéit à la maturation classique d’une personnalité qui se construit autour d’un centre. Nietzsche se métamorphose en se détruisant pour se reconstruire provisoirement : « Il est toujours, écrit Zweig, sur le chemin de Damas ; ce n’est pas une seule fois qu’il change de croyance ou de sentiment, mais d’innombrables fois, car chaque nouvel élément spirituel pénètre celui-ci, non seulement dans son esprit, mais encore jusque dans ses entrailles : les connaissances morales et intellectuelles se transforment chez lui en modifiant la circulation de son sang, son sentiment et sa pensée. »

De la part d’un non-philosophe, d’un romancier, cela me semble bien vu. Mais peut-être Nietzsche réclame-t-il une lecture extra-philosophique, littéraire, voire mystique en un sens particulier, celui des aventures de l’âme hors de la recherche de Dieu. Il fait partie de cette catégorie d’êtres possédés par une passion violente, provoquant des cyclones à répétition. « Quelque chose d’extra-humain s’agite en eux, une force au-dessus de la leur, et à laquelle ils se sentent soumis ; ils n’obéissent pas (ils s’en aperçoivent effarés, dans leurs rares moments de lucidité) à leur volonté, ce sont des possédés, des esclaves d’une puissance supérieure, d’un démon ».

Je fais une hypothèse. La fascination de Nietzsche pour saint Paul ne s’explique-t-elle pas largement par le sentiment qu’il avait d’une proximité, d’une ressemblance, et même d’une parenté psychologique et quasi destinale au sens de fatale ? Pour lui, l’apôtre est habité par un daïmon dont il ne peut se défaire, avec lequel il se débat comme un forcené. Je pense au fameux texte d’Aurore, celui qui évoque les troubles et les orages d’un esprit dont la violence intérieure correspond à la sienne propre. L’erreur est totale. Paul n’a pas de problème psychologico-moral à résoudre, il a la révélation du Christ à assimiler jusqu’au fond de son être. Nietzsche se débattait avec lui-même, Paul avec Dieu. Le fait que l’apôtre ait été doué d’un caractère de feu n’est pas niable. Mais cela ne relève pas de la pathologie, cela relève de la vérité d’une existence en Dieu.

Mais je suis bien imprudent de parler de Nietzsche, si vaste, si contradictoire, que j’ai moi-même lu et appris de tant de façons, avec tant d’entrées et des interlocuteurs si différents, sans cesser de découvrir de nouvelles faces de son génie et de ses méprises. Quel est le vrai Nietzsche ? Quelle est son ultime pensée sur le christianisme ? C’est tout de même Nietzsche qui a écrit de Jésus qu’il était le seul chrétien qui ait existé et il distingue souvent la personne du Sauveur du christianisme historique qu’il professe exécrer et dont il attribue la paternité à Paul. Mais là aussi, il y a des textes contradictoires. Le père de Lubac notait que « les sentiments de Nietzsche à l’égard de Jésus sont toujours demeurés mêlés ». Ce qui ne fait que nous renvoyer au jugement de Stephan Zweig (Le combat avec le Démon, Kleist, Höderlin, Nietzsche, Biblio-Essais).

2 OCTOBRE

Mes petites pensées sur Nieztzsche m’ont amené à rouvrir quelques-uns de mes livres d’initiation, lus il y a déjà fort longtemps. Parmi eux, la biographie écrite par Daniel Halévy (publiée en 1909, chez Calmann-Lévy et dont j’ai la dernière édition, me semble-t-il, chez Grasset, en 1944). Halévy l’incomparable ! Je saisis au passage une de ses remarques qui va loin. Après avoir cité Barrès à propos de Pascal, et remarqué les ressemblances de celui-ci avec Nietzsche : « Nietzsche, tout païen qu’il se déclare, reste l’enfant d’un univers chrétien, et se débat dans les attachements de cet univers. Un Empédocle, un Platon, un Socrate, s’étonneraient de son drame ; un moderne le lit à livre ouvert. Les signes brodés sur l’étoffe sont païens ; mais l’étoffe, pour reprendre l’expression de Barrès, les couleurs sont chré­tiennes. » Voilà qui provoque en moi une véritable émotion.

Tous ceux qui se veulent nietzschéens aujourd’hui, et qui prennent la suite de la génération Foucault-De­leuze, se veulent post-chrétiens, en ce sens absolu qui voudrait que la conscience chrétienne ait été en quelque sorte abolie, qu’elle ne soit même plus un moment de la pensée, qui enrichirait de sa négation le moment présent. Nous serions revenus à la Grèce antique, aux beaux moments des jeux de la sophistique. Et cela va très loin. Jean-Claude Michéa cite, le propos de Chomsky sur Foucault qui me fait frémir : « ce qui m’a frappé chez lui c’est son amoralisme total. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui manquât à ce point de moralité. » N’y aurait-il pas dans cette amoralité, le signe du grand refus nietzschéen ?
Dans son livre sur Foucault, dont j’ai déjà parlé, Paul Veyne n’esquive pas ce point crucial. Mais ses raisons pour dissiper les inquiétudes nées du relativisme ou du nihilisme sont quand même étranges : « Un esprit philosophique, s’il est sceptique, peut fort bien se passer de l’illusion de fondement véridique et vivre sans tuer ni voler, sans même enseigner le meurtre et le vol : il faudrait d’abord pour cela qu’il y croie… » Qu’importe que la vérité, la normalité et la moralité aient explosé ! La vie quotidienne, toute à ses habitudes, n’en sera pas si bouleversée…

Foucault, dit encore Veyne, était au fond un modéré, qui ne croyait pas à la nécessité de bouleverser le monde. Ses souhaits étaient mo­destes… Peut-être et même sans doute. Mais peut-on se passer impunément de références, de convictions ? Je ne le crois pas du tout. D’ailleurs, Nietzsche avait ses propres convictions et le combat intérieur qu’il poursuivra jusqu’au bout montre à quel point les nietzschéens prétendus sont très loin de leur maître.