Louis Massignon et le dialogue islamo-chrétien - France Catholique
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Louis Massignon et le dialogue islamo-chrétien

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L’heure est aux grandes confusions. La montée d’un islam radical déconcerte un Occident déjà fortement ébranlé. La peur et la tentation de la violence qu’elle engendre prennent le pas sur tout effort de compréhension mutuelle. Au demeurant, que peut-on attendre d’une Europe qui s’obstine à refouler sa mémoire chrétienne, d’une France au sein de laquelle la culture catholique poursuit dangereusement un lent processus d’érosion depuis longtemps à l’œuvre ? À la timidité des protestations devant le sort tragique réservé aux communautés chrétiennes d’Orient se substitue, quand s’effectue au contraire une prise de conscience du véritable martyre subi par des populations entières, une remise en cause de tout dialogue entre musulmans et chrétiens. On n’a jamais autant parlé de la nécessaire découverte des cultures et exalté la « différence » dans l’obscur et paradoxal dessein d’un « métissage » devenu quasiment mythique, au moment où d’autres annoncent un inévitable « choc des civilisations ». En réalité, tout authentique dialogue entre les cultures paraît enrayé par une crise d’identité, puisque, ignorants de notre histoire, de nos fondements religieux et philosophiques, et de notre vocation, nous sommes sous l’emprise d’un relativisme triomphant. Des échanges fructueux et une indéfectible disposition à l’hospitalité exigent, en effet, un sens métaphysique solidement enraciné du lien de nature entre l’intelligence et le vrai. Or, ce lien, nous l’avons rompu après que les philosophies modernes eurent fait du doute le commencement de la sagesse… Mais c’est précisément quand les contradictions semblent ainsi vouloir l’emporter, qu’il n’est jamais aussi urgent de revenir aux réalités essentielles. Louis Massignon, dont Jacques Keryell est un fin connaisseur 1, n’est pas seulement le plus important des « prophètes du dialogue islamo-chrétien » dont a si bien parlé le père Maurice Borrmans 2. Il est aussi un écrivain exceptionnel dont la technicité du discours ne parvient pas à dissimuler l’intuition poétique, doté d’un style foisonnant et fortement symbolique qui réussit à épouser les moindres vibrations de l’esprit et du cœur, et un mystique chrétien authentique. Lorsque Lumen gentium, évoque « les musulmans qui professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour » (c. 2, § 16), on ne peut pas ne pas penser à la méditation d’un Massignon qui l’a indéniablement inspiré. Mais pourquoi faut-il qu’aujourd’hui ces lignes soient remises injustement en cause, avec leur principal inspirateur ? Le recueil Parole donnée, ses Trois prières d’Abraham, notamment La prière sur Sodome, sont stigmatisés. Considéré comme un « érudit aventurier », dont on évoquerait « avec bienveillance » l’homosexualité, il se trouve même « promu » au statut d’une sorte de gourou à la tête d’une « faction » d’« initiés » au « fonctionnement sectaire » et dont les thèses ne pouvaient se constituer qu’en « un ensemble syncrétiste »3. Il suffit de penser à la liberté de ton d’un Louis Gardet ou d’un Georges C. Anawati, pourtant au premier rang des adeptes de cette secte supposée, pour s’interroger sur ce que signifie cette véritable diatribe. Le thomisme rigoureux de l’un et de l’autre les prémunissait contre toute tentation syncrétiste 4. Quant à Louis Massignon lui-même, comment pourrait-on mettre en cause l’orthodoxie sans faille de sa foi ? Au vrai, il s’inscrivait depuis sa conversion dans la ligne de ce qu’Émile Poulat a opportunément nommé, par opposition au « catholicisme libéral », le « catholicisme intransigeant » dont il montrait une fois de plus la lucidité prophétique et la fécondité intellectuelle et spirituelle. L’éloignement de la foi catholique le marqua durant cinq années pour des raisons qui font de lui le frère de nombre de jeunes d’aujourd’hui. N’entendent-ils pas, ainsi qu’il en eut l’illusion, devenir les maîtres de leur vie hors de toute transcendance et de toute morale codifiée ? L’islam fut pour lui un chemin de retour à Dieu. Mais inaugurée par la « Visitation de l’Étranger » du 3 mai 1908, dont il a lui-même raconté les circonstances 5, sa conversion le conduisit de manière significative non point à une adhésion à l’islam, mais au Christ dans le catholicisme de son enfance, et à la triple intercession – pour Sodome, pour Ismaël et pour Isaac – d’Abraham, Père de tous les croyants selon le Martyrologe romain. Jacques Keryell met en évidence avec délicatesse et justesse, pour qui veut appréhender la signification profonde de l’itinéraire intérieur de Massignon, la réalité déchirante de son affectivité homophile et les errements sexuels de sa jeunesse. Sa conversion n’eut pas seulement pour conséquence un changement radical de vie. Elle fut à l’origine d’une méditation sur le sens primordial, métaphysique et spirituel, de ce qu’il appelle « la tentation uranienne de l’idéalisme qui délivre du joug de la nature et fait sombrer dans l’inversion physique », le « désir du ciel, sans le désir de Dieu ». Il invite les « rescapés de la mer Morte » libérés par Dieu, grâce à l’intercession et à la prière de quelques âmes intimement unies à Jésus crucifié, du « piège sans issue » que « cette clôture à deux peut devenir », à aller au-delà des thérapeutiques naturelles simplement palliatives. Il veut les aider à concevoir que « Dieu attend d’eux des exemples de vie parfaite, des ‘consacrés’ à l’Immaculée Conception, comme le Bon-Pasteur a trouvé ses ‘consacrées’ parmi les pécheresses prostituées » 6. Celui qui, sans a priori, consent à prendre une connaissance attentive de ces pages où, comme le disait Maritain à Julien Green en lui en recommandant la lecture, « sous l’amas de l’érudition scientifique brûle un très grand et très généreux amour », est préservé de toutes les caricatures injustes et de tous les contresens. Massignon entrait en tout cas, par cette blessure de son âme, dans ce qu’il appelait « la voie royale de la Croix » qui devint son chemin personnel de sainteté. L’expropriation de soi l’invitait à une quête mystique qui s’inscrit dans la grande tradition carmélitaine. L’appel à la substitution par compassion en union aux souffrances du Christ, le conduisit à fonder avec son amie égyptienne Mary Kahîl la communauté de prière appelée Badalya (c’est-à-dire, en arabe, la « substitution compatissante »). Cet appel se confond avec l’essence même du christianisme dans la mesure où tout baptisé est invité à entrer dans la communion des saints par une identification au Christ, le « compatient » par excellence 7. L’insistance sur l’hospitalité sacrée, dans sa signification originellement abrahamique, est à comprendre comme la condition même de cette intercession pour les âmes. En effet, si leur vie n’est pas assumée par amour, en un esprit de radical décentrement de soi, comment pourrions-nous « suppléer » leur incorporation espérée à l’Église du Christ ? Louis Massignon pouvait ainsi définir « la racine de l’esprit de la badalya » vouée à l’intercession pour les âmes chères, particulièrement les âmes musulmanes, comme « l’exercice de l’hospitalité envers ce Pauvre, cet expatrié par excellence, Dieu, qui se cache sous l’aspect du plus malheureux de nos hôtes étrangers ». Si Jacques Keryell insiste sur la spiritualité de la Croix qui est au cœur du témoignage et de la pensée de Massignon comme elle était au cœur de la vie du P. de Foucauld dont Massignon s’est toujours voulu un héritier spirituel fidèle, ce n’est certes pas pour céder à quelque forme de dolorisme. Il entend opportunément rappeler contre la tentation inverse – plus forte chez nos contemporains, fussent-ils chrétiens – de nier tout sens à la souffrance, ce que celle-ci peut devenir par amour : le chemin d’un abandon qui a dans le fiat de Marie son modèle purement humain, et qui est une libre participation à la remise par Jésus, au moment du sacrifice ultime, de toute sa vie dans les mains de son Père. En réalité, il ne s’agit pas d’accepter, mais d’adorer. À cette « adoration de l’inadmissible » (Maritain), Louis Massignon aura été convié au long de son existence. Particulièrement douloureuse, on l’imagine, fut la violence avec laquelle certains musulmans récusèrent son interprétation de l’islam ainsi que sa thèse sur Al Hallâj. Chez ce grand mystique musulman, martyrisé à Bagdad en 922 après un long et éprouvant procès, il avait su reconnaître en effet une indéniable parenté avec la haute spiritualité chrétienne et le passage de la grâce. Il n’est pas de salut en dehors du Christ, en sorte qu’une âme droite, mais étrangère au christianisme, peut être néanmoins sauvée, appartenir invisiblement à l’Église visible, et accéder aux plus hauts degrés de la vie mystique et de la sainteté 8. On ne comprendrait rien, en dehors de cette « voie royale de la Croix » dans la spiritualité de Louis Massignon, à son engagement dans le dialogue islamo-chrétien « sous le signe d’un islam intériorisé ». Sa « courbe personnelle de vie », pour reprendre une expression qu’il affectionnait, ne pouvait s’achever que dans le sacerdoce. Autorisé par Pie XII à passer du rite latin au rite grec-catholique, il fut ordonné prêtre le 28 janvier 1950 au service de l’Église arabe melkite. Pendant les douze années qui précédèrent sa mort, survenue la veille de la Toussaint 1962, il vécut ainsi ce que Louis Gardet a appelé « un sacerdoce oblatif ». Lorsqu’on médite cette exceptionnelle « courbe de vie », on comprend à quel point on se leurrerait en émettant l’étrange supposition que l’idée de la substitution par la prière et le sacrifice aurait été pour Massignon une manière de « rejoindre – au moins en apparence – une thématique romaine » 9. De plus, on n’est aucunement contraint de rechercher quelque connivence entre islam et nazisme 10 ou de se demander, avec le cher père Daniel-Ange, si une « christianophobie violente, agressive, déchaînée parfois, serait (…) quelque part inscrite dans les gènes de l’islam », ou encore d’émettre l’hypothèse  que « le monde de l’islam [serait en train de prendre] la relève de la persécution communiste » 11, pour se garder de toute naïveté et de tout angélisme. De tels excès de langage, qui réduisent une religion à une idéologie totalitaire (procédé que, du reste, on a déjà utilisé à l’encontre du christianisme…) peuvent rendre impossible un dialogue de vérité et de charité. Or, il est d’autant plus indispensable de poursuivre aujourd’hui ce dialogue entre musulmans et chrétiens que les passions (auxquelles se mêlent des initiatives malheureuses de politique internationale…) ne cessent d’attiser la violence. Qu’aurait dit ou fait Massignon dans la complexité des circonstances présentes ? On peut penser sans hésiter qu’il se serait dispensé de garder le silence sur le sort réservé à ses frères arabes chrétiens, certes non sans veiller à ne pas aggraver leur sort par des initiatives imprudentes, mais je ne crois pas non plus qu’il aurait modifié d’un iota sa ligne de conduite quant à la nécessité de poursuivre le dialogue entre cultures religieuses, particulièrement entre islam et christianisme. À l’image de Maritain, il n’ignorait pas que « beaucoup d’amour se perd dans le monde hors de la vérité ». C’est pourquoi il aurait assurément souhaité que ce dialogue se développât avec toutes les exigences de vérité requises, mais aussi dans une relation fraternelle. C’est bien ainsi que le concevait un de ses disciples, Afîf Osseïrane, issu d’une famille chiite libanaise, converti au catholicisme, et devenu prêtre au service de ses frères chrétiens et musulmans 12. Alors qu’on a célébré, en 2008, le centenaire de la conversion de Louis Massignon, il est urgent de redécouvrir cette figure exceptionnelle du siècle dernier. Son témoignage est d’une actualité brûlante. Si, comme l’affirmait Maritain, « toute sa vie a été sous le signe du sacrifice », c’est parce qu’il avait le souci de maintenir toujours ouvertes les voies d’une Hospitalité compatiente et d’une meilleure connaissance mutuelle, intransigeante quant au respect de la vérité et abandonnée jusqu’au don total de soi à la Visitation de l’Étranger. Il savait bien que Celui qui l’avait « visité un soir de mai » en le prenant « tel quel », et avait « transmué (sa) tranquillité relative de possédant en misère de pauvresse »13, est l’Amour subsistant, et que la substitution est la « loi suprême de l’amour » 14
— – Association des amis de Massignon http://louismassignon.org/ La notice de wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Massignon http://stehly.chez-alice.fr/louis.htm . http://www.moncelon.com/Massignon.htm http://www.nonfiction.fr/article-2999-souvenons_nous_de_louis_massignon.htm
http://www.ouest-france.fr/actu/actuLocale_-L-Islamologue-Louis-Massignon-aimait-Pordic_40825-2127468——22278-aud_actu.Htm http://www.france-catholique.fr/Conference-Massignon-a-Pordic-le.html http://www.saint-brieuc.maville.com/sortir/infos_-L-Islamologue-Louis-Massignon-aimait-Pordic_52683-2234527_actu.Htm « La croix Massignon » http://sallevirtuelle.cotesdarmor.fr/asp/inventaire/pordic/Geoviewer/Data/html/IA22013054.html
— – Le Pèlerin 3 février 2013 Pour le récent cinquantenaire de sa mort, de nombreux hommages ont été rendus à Louis Massignon (1883-1962), orientaliste et créateur du pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants dans les Côtes-d’Armor. http://www.pelerin.info/Chemins-de-pelerinage/Accueil/Hommage-a-Louis-Massignon-pelerin

Documents joints

  1. Il a dirigé deux importants ouvrages collectifs : Louis Massignon et ses contemporains, Paris, Karthala, 1997, et Louis Massignon au cœur de notre temps, Paris, Karthala, 1999. Il publie ces jours-ci, aux éditions Pierre Téqui, un ouvrage sur la conversion du jeune Massignon, accessible à un large public : Louis Massignon. La grâce de Bagdad .
  2. Cf . M. Borrmans, Prophètes du dialogue islamo-chrétien : Louis Massignon, Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, Louis Gardet, Georges C. Anawati, Paris, Cerf, 2009.
  3. J’emprunte ces expressions à l’article de Marie-Thérèse Urvoy, professeur d’islamo­logie et d’arabe classique à l’Institut catholique de Toulouse, pour laquelle j’éprouve par ailleurs le plus grand respect, mais dont je déplore ici le ton inutilement et injustement polémique : « Le dialogue islamo-chrétien : du principe à la réalité », Catholica, Hiver 2009-10, p. 73-90.
  4. Sur Gardet, voir la passionnante biographie, véritable introduction à la lecture de son œuvre abondante, que vient de lui consacrer le P. Maurice Borrmans sous le titre Louis Gardet (1904-1986), Philosophe des cultures et témoin du dialogue islamo-chrétien, Paris, Cerf, 2010.
  5. Cf. le texte intégral de 1955 sur la « Visitation de l’Étranger » dans Daniel Massignon, Le Voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, Paris, Cerf, 2001, p. 76-77 et, plus récemment, dans Louis Massignon, Écrits mémorables, Paris, Robert Laffont, 2009, Tome I, p. 6-7.
  6. Cf . Louis Massignon, Les trois Prières d’Abraham, Paris, Cerf, 1997, « La prière sur Sodome », p. 31-57.
  7. Cf. Jacques Keryell, Mary Kahîl, Une grande dame d’Égypte, 1889-1979, Paris, Geuthner, 2010. Cet ouvrage n’est pas seulement une biographie de celle qui fut la correspondante privilégiée de Louis Massignon. Il montre aussi avec pertinence l’actualité de la Badalya qu’elle fonda avec son ami. Jacques Keryell a également présenté et annoté la correspondance entre Louis Massignon et Mary Kahîl dans Louis Massignon, L’Hospitalité sacrée, Paris, Nouvelle Cité, 1987.
  8. Cf. ce qu’écrit le cardinal Charles Journet (non suspect de syncrétisme !) dans L’Église du Verbe incarné. Essai de théologie spéculative. II. Sa Structure interne et son unité catholique, Paris, Desclée De Brouwer, 1962, p. 1114.
  9. Cf. Marie-Thérèse Urvoy, art. cit., p. 80.
  10. Ce thème, assuré de trouver des oreilles complaisantes, est constamment repris avec plus ou moins de sérieux scientifique… Cf. par exemple Roger Faligot et Rémi Kauffer, Le Croissant et la Croix gammée. Les secrets de l’alliance entre l’islam et le nazisme de Hitler à nos jours, Paris, 2000, Albin Michel.
  11. Cf. P. Daniel-Ange, « Dans le dialogue avec l’islam, le tabou levé ou le silence récidivé ? », France catholique, n° 3196, 22 janvier 2010, p. 27-29.
  12. Voir Jacques Keryell, Afîf Osseirane (1919-1988). Un chemin de vie, Paris, Cerf, 2009.
  13. Jacques Keryell, Afîf Osseirane (1919-1988). Un chemin de vie, Paris, Cerf, 2009.
  14. Cf. Louis Massignon, « L’amitié et la présence mariale dans nos vies », Jacques Maritain. Son Œuvre philosophique, Revue Thomiste (48) 1948, 1-2, p. 6-8. Ces pages d’hommage à Maritain sont reprises dans Écrits mémorables, op. cit., Vol. I, p. 374-376.