« Je ne suis pas partisan de la présence forte des religions dans l’espace public. » Cette déclaration du député socialiste Jérôme Guedj (entretien avec Sonia Mabrouk sur CNews, le 28 mai) est bien intéressante à analyser. Elle s’inscrit dans tout un contexte actuel, dominé notamment par le rapport officiel intitulé Frères musulmans et islamisme en France (cf. FC n° 3904). On comprend qu’en l’espèce, la « présence forte » fasse problème, puisqu’il s’agit de la démarche offensive d’une organisation engagée dans une conquête de type civilisationnel. Cela va bien au-delà d’un prosélytisme religieux, parce que le religieux est associé à un projet d’organisation politique et sociale. À tel point que le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, peut affirmer : « La progression de l’islamisme est profonde, elle met en jeu la cohésion de notre nation. »
Des réalités bien différentes
La formule de Jérôme Guedj apparaît donc bien timide face à une telle menace. Et elle présente ce défaut rédhibitoire de désigner l’ensemble des religions, comme si elles étaient conformes à un modèle auquel toutes pourraient s’identifier. Rémi Brague, depuis bien longtemps, a fait remarquer qu’il pouvait y avoir un doute sur le terme même de religion car le contenu des religions singulières renvoie à des réalités bien différentes, voire complètement hétérogènes. Et le contenu proprement religieux développe des conséquences sur la nature de l’homme, sur des conceptions du droit et de l’organisation de la cité, toutes à considérer dans leurs spécificités.
En d’autres termes, identifier l’islam comme une variété de religion analogue au christianisme, c’est se tromper gravement. Croire aussi que les relations de cette religion avec la puissance publique rentrent naturellement dans le cadre des lois laïques, c’est s’exposer à de sérieuses désillusions. La loi de 1905, constamment invoquée, concernait principalement les relations de l’État et du catholicisme et n’a d’ailleurs été acceptée par l’autorité romaine qu’à la suite de négociations qui rendaient certaines clauses acceptables. Nous n’en sommes plus là. Nous mesurons, au contraire, chaque jour, la difficulté d’adaptation de notre laïcité publique à une réalité qui désoriente et oblige même à des décisions coercitives.
Liberté religieuse
Voilà qui resitue la philosophie de la laïcité dans des perspectives nouvelles. Une des questions qui ressort le plus souvent est celle de la place du religieux dans l’espace public. Celui-ci devrait se faire le plus discret possible. On parle même de le limiter au domaine privé, à l’intimité de la seule conscience. Ceux qui reprennent à loisir ce genre d’exigence sont-ils vraiment avertis de la difficulté, voire de l’impossibilité d’un tel retrait qui s’oppose frontalement à la liberté d’expression ? Il est vrai qu’il s’agit là d’un problème qui n’a jamais vraiment été élucidé par les théoriciens de la séparation de l’État et des religions.
La Raison contre la religion
La laïcité, dans l’esprit du vieux parti républicain à la fin du XIXe siècle, avait un contenu philosophique. On prétendait affranchir les esprits par la Raison, et cette dernière s’identifiait aux Lumières à la française, aux philosophes du XVIIIe siècle. Mais une telle conception allait à l’encontre de la volonté de pacification qui était celle de certains promoteurs de la loi de 1905, tel Aristide Briand. Bien loin d’accorder les esprits, en garantissant la liberté de conscience, cette Raison majuscule entendait imposer sa conception du monde, à l’encontre des convictions spirituelles définies comme rétrogrades. N’était-ce pas Voltaire qui devenait maître de vérité à l’encontre de Pascal ? On s’efforçait, dans le cadre scolaire, d’atténuer les conflits possibles. Mais ils risquent de s’enflammer à nouveau, dès lors qu’on entend réduire presque au silence ceux qui ont une autre conception de l’humanité que celle du rationalisme naturaliste des Lumières.