Il suffit d’évoquer les mots « Saints Innocents » pour convoquer Hérode dans notre monde actuel. Regardons les chiffres.
Je grimace un sourire sinistre aux auteurs modernes déversant leur mépris sur les estimations médiévales concernant le nombre de tués sur l’ordre d’Hérode, dans l’espoir d’exterminer Notre Seigneur dans son enfance. C’était définitivement « le massacre des innocents ». Etait-ce 14 000, selon les sources grecques, 64 000 selon les sources syriennes ou les 144 000 de l’Apocalypse ?
Ou plutôt le chiffre actuel d’un million par an en Amérique, et de peut-être 40 millions par an dans le monde entier ?
Je viens de consulter le nombre d’avortements effectués dans le monde depuis 1980 sur le compteur d’un site internet : 1 319 465 700. Il estime qu’il y a actuellement 110 000 avortements par jour – 486 depuis que j’ai téléchargé cette page.
Ces chiffres sont-ils dénués de sens ? Peuvent-ils être contestés ? Serait-il de mauvais goût de seulement les examiner (dans une société polie, nous ne discutons pas les chiffres officiels des Juifs mis à mort par Hitler) ?
L’esprit libéral moderne pense en chiffres. C’est un bon moyen de déshumaniser les choses. Je connais cet état d’esprit, même en ce qui me concerne. Il pousse à calculer illico ce que serait la population mondiale si ces avortements avaient été évités.Il est obnubilé par les prévisions malthusiennes de famines dues à la surpopulation, par les nombres. La solution de ce problème sera une équation statistique.
C’est le point de vue d’Hérode, et il faut le mettre au pas.
Dans ce but, laissez-moi vous dire que nous n’avons pas actuellement de crise alimentaire ou quoi que ce soit qui y ressemble. Quand des gens meurent réellement de faim, nous prouvons facilement trouver des causes politiques, directes ou indirectes. La vérité, c’est que à mesure que la population augmentait, la production de nourriture croissait également. Nous avons les moyens de nourrir tout le monde, et plus encore.
Je soupçonne qu’à un niveau psychique profond, les citadins craignent les humains. Ceux qui vivent dans des mégapoles tentaculaires croient que le monde est insupportablement surpeuplé. Sorti de là, pourtant, sur les 99% de la surface terrestre qui ne sont pas encore urbanisés, la population croît très lentement, et dans les régions les plus développées elle diminue depuis un moment.
Bien plus, permettez-moi d’affirmer que la science des nombres est pure rhétorique. Ce n’est et ce ne sera jamais une science pure, alors que sont en jeu des questions morales et sociales. Les nombres peuvent être vrais ou faux, et cela peut ou non avoir de l’importance. Mais qu’en est-il de nombres inconcevablement grands ?
Le paradoxe (plutôt destructeur) est que n’importe quel grand nombre peut être utilisé pour détourner un auditoire de quelque chose de bien plus grand. Si ce nombre est un trillon, pourquoi pas deux ? S’il est de deux trillons, est-ce que un ne serait pas un progrès ? Je préfère aborder le problème en envisageant un seul enfant, bien réel, et en me demandant très sérieusement : aurait-il été mieux qu’il ne vienne pas au monde ?
Ou plutôt, de manière plus appropriée, qu’elle ne vienne pas au monde ? Car comme nous le savons tous très bien maintenant, les filles sont les premières avortées dans de nombreuses cultures, car « encombrantes ». Cette petite fille devant vous, prend-elle place ou non dans les « surplus indésirables » ? Quel est le rapport coût/ bénéfice de l’élever jusqu’à l’âge adulte ?
Et avant de hausser les épaules en disant que ce genre de calcul se fait presque toujours dans des cultures non-chrétiennes, réfléchissez un peu sur ce que la civilisation occidentale moderne a exporté dans les pays en voie de développement : une vision de monde « coût/ bénéfice » et les moyens de la mettre en oeuvre.
« Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». C’est bien sûr le calcul utilitaire : le pragmatisme moral souligné par le raisonnement statistique. C’est une méthode prédestinée à produire un mensonge.
Etant l’un de ceux qui ont véritablement entrevu la joie dans une vie parmi les plus pauvres – la pure joie que dans les « scandaleusement grandes » familles nombreuses chacun tire de l’existence des autres, dans des conditions matérielles étudiées pour faire flipper le planning familial, tant hygiéniquement que eugéniquement – je peux annoncer une évidence. Nous avons une définition du bonheur qui a radicalement exclu la joie.
Notre système des valeurs est si parfaitement inversé que ce qui était, dans chaque culture, la gloire de la femme – son propre amour reproduit dans ses enfants, sa propre lumière dans la lumière de leurs yeux – est considéré comme une catastrophe.
La stérilité de la nouvelle femme émancipée – émancipée de sa nature propre, notons-le – lui a-t-elle apporté de nouveaux bonheurs pour remplacer cette joie immortalisante ? Cette femme se voit offrir « la libération », la libération des douleurs de l’enfantement et des peines que toute mère doit affronter, mais aussi la libération des joies et des peines que connaissent celles qui sont mystérieusement appelées à être épouses du Christ.
Un observateur impartial doit reconnaître que ce n’est pas le bonheur qui attend cette femme émancipée. J’ai déjà vu ses semblables, parquées dans des maisons de retraite, attendant leur fin, ne recevant de visites que du personnel soignant, entièrement seules. Il n’y avait pas de bonheur non plus ce matin-là, me suis-je dit, quand chaque femme âgée a découvert dans le miroir que le tourbillon de la jeunesse était passé, la laissant au bord de la route.
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Cela, qui est selon moi parmi les paroles les plus insaisissables de l’Ancien Testament reprises dans les Evangiles, a de nombreuses significations depuis le commencement, toutes fusionnant en un tableau inoubliable. De Matthieu, il ramène à Jérémie, de Jérémie au livre de la Genèse, où l’on voit Rachel voyageant vers Bethléem. Mais il ramène aussi à notre époque.
Envisagez cette question, formulée à notre absurde manière statistique moderne : <
Ou, si vous préférez, envisagez cela selon notre manière carthaginoise moderne, ou même existentialiste moderne – pour laquelle un enfant peut rarement être considéré comme tel tant qu’il n’a pas quitté le sein maternel. Et c’est là que Rachel continue à pleurer ses enfants, mais elle ne sera pas consolée, parce que <
David Warren est un ancien rédacteur de Idler Magazine et un journaliste de Ottawa Citizen. Il a une profonde connaissance du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient.
Illustration : Le massacre des Innocents, par Pierre Paul Rubens, 1611.
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