LA REPUBLIQUE DES MACHETTES - France Catholique
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Pontificat de François - numéro spécial
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LA REPUBLIQUE DES MACHETTES

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Qu’y a-t-il de plus répréhensible ? Voler ou tuer ? Pierre Péan avait déjà intitulé un livre antérieur, à propos du Rwanda : « Noires Fureurs, Blancs Menteurs. » Il ne pouvait pas titrer cette fois : « Noires Mallettes, Blanc Argent. » L’avocat libano-franco-sénégalais Robert Bourgi l’a fait à sa place. On appréciera ce déballage pré-électoral mais il faudrait hiérarchiser : qu’est-ce qui fait le plus peur ? L’argent qu’on enterre pour le déterrer, ou les crânes et ossements que l’on sort des fosses communes pour les enterrer avec dignité ?

Je pose la question autrement : l’ancien président rwandais Habyarimana avait-il versé de l’argent à Mitterrand ? Ce n’est bien sûr pas le problème. Et le camerounais Biya, le congolozaïrois Mobutu, l’autre congolais Sassou-Nguesso, le gabonais Bongo, et les Sénégalais tous autant les uns que les autres ? Qu’y a-t-il de pire dans ce qui est dénoncé sous le vocable de « Françafrique » ? Les petits trafics entre amis ou la solidarité « francophone » face au génocide au Rwanda ? Le professionnalisme de la « cellule africaine de l’Elysée » ou le laxisme d‘institutions publiques telles que la francophonie ou la coopération (du temps du ministère du même nom supprimé en 1998) ? Il faudrait être sérieux : la faillite de 1994 au Rwanda fut celle d’un « système de pensée et d’action », seule définition du « gaullisme » qu’ait consenti à donner le général de Gaulle en septembre 1968. En l’occurrence, je ne vise pas tant ici le gaullisme que ce qu’en ont fait ses successeurs – je n’ai pas écrit héritiers et j’y inclus évidemment le plus long mandat, celui de François Mitterrand.

« Dieu me garde de mes amis ; mes ennemis, je m’en charge. » La francophonie tout entière – qui, faut-il le rappeler, ne date pas de De Gaulle, mais de Pompidou et de son condisciple et ami Senghor (sans oublier le roi Norodom Sihanouk, du Cambodge, autre destin tragique) – est compromise dans l’affaire rwandaise, depuis Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général de l’ONU et qui se récupéra grâce à Chirac à la tête de l’organisation internationale de la francophonie pour deux mandats, en passant par le représentant spécial sur place à l’époque, l’ancien ministre camerounais des affaires étrangères Boo-Booh, et bien entendu le principal commanditaire : Mobu-tue (comme disait Pierre Boutang dans son « Précis de Foutriquet » au temps de la présidence de Giscard d’Estaing).

Les officiers français qui se portent au premier rang pour encaisser les coups devraient comprendre qu’ils servent d’alibi pour le compte d’autrui. Ils défendent l’opération post-génocide « Turquoise », dans le cadre de l’ONU, de ce dont on accuse l’opération pré-génocide unilatérale française « Noroît » ; mais surtout ils plaident en exécutants d’une politique dont on dénonce les concepteurs : ordres reçus contre ordres donnés, « frères d’armes » contre génocidaires. Les « gaullistes » de l’époque (Alain Juppé) font de même: ils prennent pour eux ce qui s’adresse à leurs prédécesseurs qui, eux, bien sûr, trouvent fort commode de se perdre dans leur ombre. Hélas, nous avions en 1994 un gouvernement dit de « cohabitation » : une présidence socialiste, un cabinet de droite lui-même divisé entre balladuriens et chiraquiens. Mais aussi à vous la faute de ne pas vous être démarqués, d’avoir continué quasiment à l’identique sous des gouvernements de droite comme de gauche la même = la même = « politique africaine de la France », avec les mêmes chefs d’État et interlocuteurs africains. Vous parlez de mallettes ? A quand remontent les valises de Kadhafi ? N’était-ce pas le même argent qui circulait des unes aux autres (on a appelé cela un moment le « trilogue » : argent arabe, coopération française, projets africains !)? On voit bien le calcul de ceux qui n’ont pour tout système de défense que de dire : c’était pas moi, c’était l’autre. Ce n’est pas toujours faux, mais cela dépasse les individualités : « un système de pensée et d’action » dont on retrouvera aisément le fil noir historique dans le fameux « complexe de Fachoda » (affrontement franco-britannique au Sud-Soudan en 1898).

Si l’on s’en tient à cette filiation, le Rwanda serait une sorte de « seconde affaire Dreyfus » (je l’évoquais à Kigali en 2006, lors de la commémoration du centenaire de la réintégration du capitaine) : nombreux étaient au début du siècle les honnêtes gens passablement horripilés par le dreyfusisme comme idéologie, le personnage parfois sordide de Zola, les théâtraux « J’accuse », et surtout les attaques contre l’armée française, une systématique entreprise de démolition qui nous coûta si cher en 1914. Mais cela ne préjugeait en rien du fond des choses. Cela ne disait rien de l’innocence ou non du capitaine Alfred Dreyfus. Ainsi Jacques Bainville fut-il à la fois dreyfusard et anti-dreyfusiste.

Nous serions d’autant plus forts que nous aurions reconnu toute l’ampleur du génocide tutsi sans aucune réserve ni concession. Nous ne construirons pas une relation internationale digne de notre pays et de ses valeurs, en Afrique et ailleurs, sans réhabiliter Dreyfus, quel que soit son nom rwandais et quoi qu’on pense de l’individu. A partir de là, il nous faudra redécliner toutes nos relations en Afrique. Ce ne sera pas la fin de la « Françafrique » mais la seule chance d’un nouveau départ.

Note : l’auteur, ambassadeur de France au Rwanda de 2004 à 2006, fut expulsé du pays en 24 heures le 26 novembre 2006 après le lancement de mandats d’accusation contre neuf proches du président Kagame par le juge Bruguière. Les relations diplomatiques ont été renouées en novembre 2009 et le président Kagame s’est rendu en visite officielle à Paris en septembre 2011.