La pauvreté est-elle gage de sainteté ? - France Catholique
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Le journal de la semaine

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La pauvreté est-elle gage de sainteté ?

Comme la veuve de l’Évangile, qui met deux piécettes dans le trésor du Temple, les pauvres ne seraient-ils pas plus enclins à la charité ?
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L’obole de la veuve, João Zeferino da Costa, 1876, musée national des Beaux-Arts, Rio de Janeiro, Brésil.

« Heureux les pauvres ! » Cette phrase de Jésus (Lc 6, 20) paraît souvent suspecte. N’est-elle pas une parfaite illustration de la thèse de Marx selon laquelle la religion est « l’opium du peuple » ? Annoncer aux pauvres qu’ils sont heureux parce que « le royaume des Cieux est à eux », n’est-ce pas, en effet, leur enseigner la résignation, l’acceptation passive de l’injustice sociale, en échange d’un bonheur différé, et peut-être illusoire, dans l’autre monde ? Au lieu de s’atteler à améliorer la situation des hommes ici-bas, la religion favoriserait ainsi le statu quo, se bornant à étaler une sorte de baume anesthésiant sur les plaies des malheureux.

La réponse tient en trois points.

Premier point : Jésus-Christ ne fait pas la promotion de la misère matérielle en elle-même, comme s’il s’agissait, en soi, d’un gage de sainteté. C’est si vrai qu’il invite en permanence les riches à donner aux pauvres, à les nourrir, à les soigner, à les loger. Le manque du nécessaire est un malheur, pas une bénédiction. Et quand la misère est l’effet de l’injustice, le disciple du Christ ne l’accepte pas, il fulmine : « Vous les riches, pleurez et gémissez […] le salaire des ouvriers qui ont moissonné vos champs, et dont vous les avez frustrés, crie, et les cris des moissonneurs sont parvenus jusqu’aux oreilles du Seigneur des armées » (Jc 5, 1). Il est difficile de voir là une acceptation passive de l’état de fait. Mais alors, direz-vous, si la misère est un malheur, pourquoi le Christ dit-il : « Heureux les pauvres » ?

Fragilité de la vie

C’est le deuxième point : ce que veut dire le Christ, c’est que les pauvres se trouvent dans une situation spirituelle moins périlleuse que les riches, soumis à des tentations liées à leur prestige social : sentiment de suffisance, d’autojustification, de fierté et d’assurance dans l’existence. Les pauvres, par différence, ont plus volontiers conscience de la fragilité, de la précarité de la vie, de l’interdépendance entre les hommes, puisqu’ils ont un besoin vital d’entraide et un sentiment plus vif de la valeur des relations gratuites. Ainsi sont-ils plus proches de la réalité de la condition humaine et, partant, plus aptes à ressentir la vraie hiérarchie des biens.

Il existe à ce propos des études de psychologie sociale qui tendent à montrer que les classes modestes sont en moyenne plus généreuses, sinon en valeur absolue du moins en proportion de leurs revenus, que les classes aisées, et plus enclines à l’entraide et aux comportements charitables (cf. Cote, Cheng & alii, Having Less, Giving More : The Influence of Social Class on Prosocial Behavior, in Journal of Personality and Social Psychology, 2010). Études savantes qui viennent, en quelque sorte, confirmer l’épisode du « denier de la veuve » dans l’Évangile : « Cette pauvre veuve a mis dans le trésor plus que tous les autres. Car tous, ils ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence » (Mc, 12, 44).

Pauvreté spirituelle

Voilà qui accrédite l’existence d’un lien entre la pauvreté matérielle et la pauvreté spirituelle – comprise comme faim de justice et soif de Dieu. N’allez toutefois pas en conclure qu’il n’existe pas de riches capables de pauvreté spirituelle, ni de pauvres dévorés par la cupidité ! Il faut, en réalité, se garder de deux excès contraires dans l’interprétation des paroles de Jésus sur la pauvreté et la richesse : le premier est de les prendre en un sens strictement matériel et « classiste », d’où l’on tire une condamnation systématique des dominants et une sanctification automatique des dominés – c’est la version « théologie de la libération » ; le second est de le prendre en un sens purement spirituel, figuré, éthéré, qui revient à faire comme si la richesse matérielle n’était pas, objectivement, une situation plus périlleuse que la pauvreté – c’est la version « religion et jetons de présence ».

J’en viens au troisième point. Certains pourraient objecter, non sans raison, que la pauvreté présente elle aussi de graves dangers pour l’âme : comme le mauvais riche, en effet, mais pour des raisons opposées, le nécessiteux risque de ne plus penser qu’à l’argent. Sa disponibilité pour les biens spirituels, dès lors, ne serait plus si évidente. Ici, une distinction s’impose, entre la misère et la pauvreté : on pourrait définir la première comme le manque du nécessaire et la seconde comme l’absence du superflu : « On confond presque toujours, écrivait Charles Péguy, la misère avec la pauvreté ; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite ; cette limite est celle en deçà de qui la vie économique n’est pas assurée, au-delà de qui la vie économique est assurée. […] Ainsi on attribue à la misère les vertus de la pauvreté, ou au contraire on impute à la pauvreté les déchéances de la misère » (in De Jean Coste p. 46).

Avec cette distinction en tête, on comprend que le Christ puisse, sans contradiction, se scandaliser de la misère et recommander la pauvreté comme un état de liberté et de disponibilité spirituelle.

Il faudrait enfin distinguer entre la pauvreté subie et la pauvreté volontaire. Je laisserai là-dessus le dernier mot à saint Thomas d’Aquin, qui résume tout dans la Somme théologique (III, 40, 3) : « La surabondance de richesses et la mendicité sont également à éviter par ceux qui veulent vivre vertueusement, dans la mesure où elles sont des occasions de pécher : car l’abondance de richesses est une occasion d’orgueil, tandis que la mendicité expose à voler, à mentir ou même à se parjurer. Mais parce que le Christ n’était pas capable de péché, il n’a pas évité cette extrémité. Toute mendicité n’est donc pas occasion de voler et de se parjurer, mais seulement celle qu’on subit malgré soi. La pauvreté volontaire, quant à elle, ne présente pas ce danger, et c’est elle que le Christ a choisie. »