LA LITURGIE POUR QUOI FAIRE ET POUR QUI ? - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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LA LITURGIE POUR QUOI FAIRE ET POUR QUI ?

La pauvreté n’est pas forcément synonyme de beauté et la pauvreté des églises n’est souvent qu’un alibi au siècle du confort domestique
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La première esquisse en France d’un mouvement liturgique avait été fortement marquée et même contaminée, d’esthétisme. Il est inutile de souligner une fois de plus ce que devait au romantisme la première renaissance bénédictine au XIX° siècle, autour de Dom Guéranger. Et la faveur que lui témoigneraient des écrivains, dont le meilleur reste sans doute Huysmans, aurait bientôt fait de ramener à la littérature, et à une littérature d’esthètes s’il en fut jamais, ce qui n’était déjà que trop clairement issu du Génie du Christianisme.

Un faux esthétisme qui fait la richesse des antiquaires

On comprend donc que le mouvement liturgique français n’ait pu devenir du même coup un mouvement populaire et un mouvement d’Eglise qu’en rompant, parfois brutalement, avec ces précédents. Le moment pourrait bien être venu de se demander si la rupture, encore qu’inévitable, n’a pas été trop brutale en fait. La liturgie, certes, ne peut rester ou redevenir elle-même si elle s’enferme dans un cénacle d’artistes ou d’amateurs d’art. Mais il est douteux qu’elle soit vraiment redevenue elle-même aussi longtemps qu’elle s’avère incapable d’inspirer aucun art digne de ce nom.

Cela devient plus douteux encore lorsqu’elle persiste à secréter la laideur, et une laideur qui s’étale en parti pris de vulgarité confondue avec la popularité. Quand on en arrive à prendre pour de la simplicité apostolique une liturgie en bras de chemise, il peut être temps de crier : « Holà ! »

Les antiquaires dénués de scrupules n’ont jamais connu d’aussi beaux jours que depuis qu’on leur liquide les quelques belles choses qui pouvaient demeurer dans les sanctuaires dont le prêtre pourtant n’est que le gardien, pour payer les caisses à savons dont on construira le « podium », où se dresseront les tréteaux baptisés « autel face au peuple », plus les quelques blouses de garçons épiciers qui feront les « aubes » nécessaires à la figuration. Après quoi, il ne reste plus qu’à planter le micro pour la messe-crochet radiophonique. En ces temps où, comble d’ironie, on ne parle que de « promotion des laïcs », le cléricalisme le plus ingénu se donnera libre cours dans ce décor fait par lui et pour lui. L’intarissable « commentateur », occultant sans peine l’officiant falot qui expédie derrière lui les exigences rubricales, pourra imposer enfin sans contrainte au bon peuple chrétien la religion de M. le Curé ou de M. le Vicaire à la place de celle de l’Eglise…

L’ennui que dégagent ces « célébrations » a fait rejoindre d’un coup au catholicisme le plus évolutif ce que le protestantisme le plus rétrograde pouvait connaître de désolante pauvreté.

Défions-nous de la pauvreté iscariote…

Voici, il est vrai, le mot magique : pauvreté. Il paraît que l’Eglise convertirait tout le monde si seulement les Evêques coupaient leur cappa magna. Reste à savoir si, pour restituer à l’Eglise l’esprit de pauvreté des Béatitudes, il suffit de la mettre en savate.

Et, quand tel serait le cas, il faudrait encore être sûr que la pauvreté doive être présente d’abord dans le culte, et non dans la vie des chrétiens. C’est un peu facile de se faire une bonne conscience sur ce point en louant Dieu dans une bicoque, pour ensuite retrouver chez soi sa télévision, son frigidaire, son chauffage central, toutes choses dont il ne peut être question pour personne de se priver au nom de quelques conseils évangéliques, trop évidemment dépassés par la « planétisation » contemporaine !

Osons donc mettre en doute deux préjugés qui font de la liturgie catholique, de nos jours, trop souvent, la plus triste chose qu’elle ait jamais été. Le premier, c’est qu’elle ne peut être évangélique qu’en étant pauvre. Et le second, c’est que la pauvreté, c’est le négligé.

Deux livres viennent de paraître, qui devraient suffire, à tout le moins, à montrer que ni l’un ni l’autre de ces postulats ne va de soi. Ils sont dus à un petit groupe de moines qui appartiennent, comme par hasard, à une branche de l’ordre bénédictin particulièrement stricte sur la pauvreté vraie. Leur rapprochement intentionnel enseigne mieux que toute discussion, d’abord que la pauvreté dans le culte ne signifie point le laisser-aller (qui produit régulièrement les formes de laideur les plus sinistres), et ensuite qu’un culte authentiquement pauvre, même s’il répond à certaines exigences de la foi, ne répond pas à toutes.

Il y a place, à côté de lui, en particulier dans les églises qui ne sont pas destinées à une élite ascétique, mais à tout le peuple de Dieu, pour une beauté relativement coûteuse. Loin d’être une offense aux pauvres qui ne le sont pas par un libre choix, celle-ci constituera un des dons que la charité véritable non seulement peut mais doit leur faire. Défions-nous d’une pauvreté iscariote, qui lésine au nom des pauvres sur les frais du culte, quoi qu’elle ne se fasse aucun scrupule de jeter l’argent par les fenêtres pour toutes sortes d’inutilités qui n’ont pas l’excuse (ou le tort) d’être belles.

L’art de Cîteaux et l’esprit de Cluny

Les deux livres qui nous inspirent ces réflexions sont L’Art de Cîteaux (paru dans la collection « Nuit des temps ») et L’Esprit de Cluny (dans sa compagne « Les points cardinaux »). Il vaut bien la peine, à ce propos, de souligner l’étonnante diffusion, bien au-delà et en dehors de nos milieux catholiques, de ces deux collections. Elle atteste qu’il y a, autour de nous, des gens innombrables qui n’ont aucune faim du christianisme que leur propose nos églises, mais qui ont faim pourtant d’autre chose que du seul pain matériel. Cette diffusion à cet effet bienheureux de permettre la vente à un prix à la portée des bourses les plus modestes de livres d’art, qui sont aussi des livres de foi. Ce qui prouve déjà une chose : beauté ne s’oppose pas plus nécessairement à pauvreté que culture à popularité.

Des contemporains, que notre culte délibérément inculte rebute apparemment, sont donc avides de ce qu’on peut ressusciter d’une culture chrétienne qui nous paraît passée. Et, je le souligne, ces gens sont loin d’être en majorité les habitants des « beaux quartiers ». Il suffit, pour s’en rendre compte, de voir combien de librairies aussi peu bourgeoises que bien-pensantes vendent comme petits pains ces livres que je n’ai encore jamais vus dans la bibliothèque d’aucun ecclésiastique de ma connaissance.

Les volumes de la série « Nuit des temps » sont de simples recueils de photographies, accompagnés du minimum de renseignements archéologiques et historiques, qui permettent d’en comprendre la parfaite beauté. Pas de « commentaires », Dieu merci. Quant à ceux de la série « Les points cardinaux », ils offrent des textes spirituels trop admirablement traduits pour qu’aucune paraphrase y soit nécessaire, mais où les photographies, cette fois, illustrent, au plus beau sens du mot, l’esprit toujours vivant d’une lettre immortelle.

Ces signes du Zodiaque se sont annoncés par ce discret chef-d’œuvre qu’est Le monde d’Autun : puis ils nous ont conduits, entre autres, en suivant le Pèlerinage de la Vie, de Guillaume de Digulleville, vers Le Mont-Saint-Michel, avant d’évoquer les Vierges romanes par un florilège des plus pures prières mariales de l’Orient comme de l’Occident. Voici qu’avec L’Esprit de Cluny, la méditation d’un Pierre le Vénérable et de ses émules ranime à son tour l’humanisme surnaturel des cloîtres, des églises, des figures sacrées, peintes ou gravées dans la pierre, qui ont fait de Cluny l’un des tabernacles de Dieu parmi les hommes où l’homme ne peut être introduit de la sorte sans être ravi un instant, selon un mot de saint Augustin, jusqu’à la fête éternelle du Temple céleste.

Le vrai souci des humbles

Ce que Newman a si bien appelé l’esprit virgilien de la vie bénédictine, c’est-à-dire cette familiarité sainte avec le monde de Dieu, retrouvé par la louange contemplative, nous semble avoir rarement été traduit avec un tel bonheur. Ne parlons pas ici d’un « luxe pour Dieu » trop facilement équivoque : le vrai, le meilleur de Cluny ouvre nuit et jour, comme la Cité de l’Apocalypse, ses portes de perle non à quelques aristocrates d’une culture raffinée, mais à tout homme assez humain pour que la pureté glorieuse d’une telle louange éveille ou réveille en lui la nostalgie du festin de l’Agneau.

Car ce ne sont pas des privilèges de l’intelligence ou de la fortune, mais c’est « l’homme moyen sensuel » qui a plus que personne besoin d’une telle beauté pour entrevoir la joie de la prière véritable. Et plus que jamais, dans un monde exclusivement voué à l’utile et au confortable, le tout-venant de l’humanité contemporaine attend qu’on fasse appel à ce sens endormi en lui, mais non point éteint pour cela, de la splendeur possible des choses pour redécouvrir la dépaysante « inutilité » de l’action de grâces.

« Evasion ! » diront nos apôtres d’un christianisme primaire… comme si c’était une évasion de regarder un instant les lis des champs ! Et si l’on objecte à ces richesses sensibles, qui sont pourtant des plus vraies richesses de l’esprit, la pauvreté évangélique, qu’on la redécouvre donc là où elle est à son comble : dans L’Art de Cîteaux.

Il n’était plus besoin ici de paroles, et ceux qui ont glané ce recueil l’ont si bien compris qu’ils nous ont laissé cette fois sans un mot devant des lignes aussi dépouillées. Car il y apparaît que seule la surabondance de richesse intérieure peut pousser si loin le refus des images, mais que seule la beauté encore, mais la plus prégnante de vérité pour savoir être à ce point tacite, peut dire l’indicible.

Nous n’avons, certes, pas plus à produire aujourd’hui quelque néo-Cîteaux qu’on n’a eu raison hier de pasticher Cluny. Mais de telles évocations de l’un comme de l’autre grands témoins d’une France monastique, et d’abord chrétienne, pourraient peut-être nous rouvrir à une prière qui soit ou bien la chant d’un monde traversé par l’Esprit, ou le silence ineffable qui vaut mieux encore. A tout le moins peuvent-elles nous faire comprendre que la pauvreté spirituelle n’a rien à faire avec cette unité cachexique où notre christianisme avoue tout simplement la carence alimentaire que trahissait déjà son bavardage de tête creuse.

Louis BOUYER