La liberté d’expression est-elle un droit fondamental ? - France Catholique
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La liberté d’expression est-elle un droit fondamental ?

Peut-on tout dire ? Le débat, qui n’en finit pas d’agiter notre société, n’est pas nouveau, mais se pose avec une actualité brûlante.
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© Kristina Flour /unsplash

En deux siècles, dans nos contrées, les choses se sont inversées : alors que la liberté d’expression était le flambeau des libéraux et des « progressistes », elle est devenue leur bête noire. Dans le même temps, les conservateurs et les « réactionnaires » se retrouvent en pointe pour la défendre. La roue tourne.

Une première explication tombe sous le sens : la population des pays occidentaux adhère de moins en moins aux dogmes du progressisme exacerbé – globalisme et « transgenrisme » – au point qu’il devient dangereux pour la classe dominante, qui communie dans la même doctrine, de donner la parole au « bon peuple ». L’expression des idées non conformes a donc été abusivement baptisée par les médias dominants « complotisme », et le recours à la voix populaire, « populisme». Non pas que ces deux dérives n’existent pas. Mais on applique leur nom à des opinions et des pratiques qui n’en relèvent pas. C’en est au point qu’il est désormais courant d’entendre dire que le référendum, par exemple, serait « dangereux pour la démocratie ». De toute évidence, le mot « démocratie » a changé de sens : il ne désigne plus la souveraineté populaire, mais le règne de l’idéologie libérale-progressiste. Y compris contre la volonté du peuple.

Un « pouvoir moral »

Dans cette confusion générale, certains – du côté conservateur – sont tentés, par contrepied, de se faire les défenseurs d’une liberté d’expression sans condition, reprenant sur ce sujet la doctrine du très libéral « premier amendement » de la Constitution des États-Unis d’Amérique : « Le Congrès ne fera aucune loi restreignant la liberté de parole ou de presse. » Que faut-il en penser sur le fond ? Repartons des bases. Avoir le « droit » de faire quelque chose – parler librement en l’occurrence –, ce n’est pas seulement avoir le pouvoir physique de le faire, c’est être légitime à le faire, de telle sorte que personne ne puisse vous en empêcher sans commettre une faute. C’est ce que l’on appelle un « pouvoir moral ». Or, sur quoi se fonde ce pouvoir ?

Selon la doctrine de l’Église, le droit ne flotte pas dans le vide, il se fonde sur la nature de l’homme et ses fins objectives. Fondamentalement, nous avons des droits parce que nous avons le devoir de réaliser notre essence en faisant notre « métier d’homme ». En découlent les droits naturels de vivre, de convoler, de travailler, de posséder, de penser, de publier, de pratiquer sa religion, etc. On comprend dès lors que tout désir subjectif n’est pas forcément un droit. Le consentement, en effet, n’est pas le fondement du bien et du mal. Si c’était le cas, on aurait le droit de vendre ses organes ou de se faire dévorer par contrat.

Dans ce cadre, la liberté d’expression se fonde sur la vocation naturelle de l’homme à rechercher le vrai et le bien. Conséquence immédiate : il n’existe pas de droit à tenir des propos qui seraient directement et activement contraires au bien de notre nature d’animal social : la calomnie, la diffamation, l’injure publique, la promotion du crime ou l’appel au meurtre ne relèvent pas de la liberté d’expression.

Prendre le risque de confronter les opinions

Passons à la liberté d’expression des opinions. Certains pourraient être tentés de penser qu’il faut la restreindre, attendu que le vrai doit être protégé contre le faux. Il est bien vrai que la finalité de notre intelligence est la vérité, et rien d’autre ; mais on se tromperait en imposant aux hommes de ne parler qu’à la condition de dire le vrai. Car tout le monde est faillible, et la vérité n’est pas donnée d’emblée : il faut la chercher. Or il n’existe pas de meilleure méthode, pour cela, que de confronter des opinions, même les plus farfelues. Il convient donc d’instaurer un climat de libre expression, beaucoup plus favorable à l’émergence de la vérité que le contrôle. Ce n’est pas seulement la profération du vrai qui est un droit, c’est la profération de ce que chacun estime être vrai. Il serait, de surcroît, éminemment dangereux de donner à l’État le droit d’en décider à la place de la société. Citons ici John Stuart Mill (1806-1873), philosophe britannique trop méconnu en France : « Le mal particulier qui consiste à réduire une opinion au silence revient à voler le genre humain, aussi bien la postérité que la génération présente, et ceux qui divergent de cette opinion encore plus que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, ils sont privés de l’occasion d’échanger l’erreur contre la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un avantage presque aussi grand : celui de la perception plus claire et de l’impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur » (On Liberty, ch. 2).

Sur ce point, le resserrement progressif du champ des opinions autorisées en France nous éloigne gravement de l’ambiance de libre conversation civique que requiert la recherche de la vérité et du bien commun. La montée en puissance des revendications communautaristes, qui tend à classer comme « incitation à la haine » – passible de poursuite – toute critique un peu énergique des religions, des politiques et des idéologies rend impossible le débat public, remplacé par une mélasse consensuelle qui empêche le fonctionnement normal de la démocratie. Tant que le respect des personnes est assuré, la critique argumentée des opinions et des croyances – qui n’est pas l’injure ni l’offense – doit demeurer totalement libre.

Les dangers objectifs

Est-ce à dire que la diffusion de certaines opinions, certaines images ne soit pas réellement dangereuse ? Ici, je distinguerai deux cas : l’atteinte aux bonnes mœurs, d’un côté, et les idéologies mortifères, de l’autre. S’agissant des premières, il est évident que la publicité, les manifestations et les spectacles accessibles aux enfants, même par accident, devraient être entièrement purgés de tout ce qui pourrait attenter à leur sensibilité : vulgarité, débauche, pornographie. Vaste programme dans notre pays !

S’agissant des idéologies mortifères, il convient d’en tolérer l’expression dans la mesure où elles se prêtent à un certain débat argumenté. On pourrait toutefois faire une exception pour l’idéologie, nouvelle, qui prône ouvertement l’inexistence du réel, affirme que la rationalité est une structure d’oppression et nie le principe de non-contradiction : le wokisme. Il ne s’agit pas là d’une opinion fausse parmi d’autres ; il s’agit d’une opinion qui ruine la possibilité même de discuter les opinions. Si elle devait trop se répandre au sein de la jeunesse, elle rendrait progressivement impossible tout débat public, tout désaccord civil, toute recherche rationnelle et provoquerait un effondrement de toute vie intellectuelle. C’est un péril auquel il faut réfléchir.