La mort de Mikhaïl Gorbatchev a eu plus d’écho en Occident que dans son propre pays, où ses funérailles ont été célébrées en mode mineur. Pourtant, ce personnage politique a marqué l’histoire d’une façon extraordinaire. Artisan, à son corps défendant, de la destruction de l’Union soviétique, il mit fin à la Guerre froide et surtout à un système totalitaire, qui s’était prolongé au-delà de la mort de Staline, même sous une forme atténuée. Son propre destin met en évidence la nature de la mutation opérée. Comme l’écrivait, un peu ironiquement, Vladimir Fédérovski, qui assista au premier plan à ces années décisives : « Premier dirigeant de la Russie à ne pas avoir quitté le pouvoir sénile, les pieds devant, ou dans un fleuve de sang… il fut un personnage d’exception face à une situation unique1. »
Sa propre épouse, qui l’accompagna durant tout son périple politique, avait murmuré, en poussant son dernier soupir en 1999 : « Nous avons tué le monstre totalitaire… » Avec son époux, elle partageait la même aversion pour la folie criminelle qui avait engendré tant de millions de victimes. De même, la volonté de desserrer l’étau totalitaire n’allait pas sans un désir de garantir la liberté de conscience. Liberté qui débouche nécessairement sur la fin des persécutions religieuses et de l’athéisme d’État. De ce point de vue, il convient de se souvenir des relations qui s’étaient établies entre Mikhaïl Gorbatchev et Jean-Paul II.
À l’occasion du millénaire du baptême de saint Vladimir, le pape polonais avait lancé une forte offensive diplomatique, en plaidant en faveur de l’établissement de relations diplomatiques entre le Saint-Siège et l’URSS, la liberté de conscience pour tous les croyants et la reconnaissance légale des catholiques uniates en Ukraine. Le dirigeant soviétique avait répondu à l’attente de Rome, notamment par sa visite spectaculaire au Vatican du 1er décembre 1989 : une heure trente ! L’image de la rencontre entre ces deux hommes, qui changèrent le cours du monde, possède une valeur symbolique prodigieuse. Tout ce qui s’est passé dans ces mois décisifs, Gorbatchev l’attribue, il le précise, au rôle joué par le pape sur la scène mondiale. Lénine et Staline, avec leur volonté d’éradiquer toute foi religieuse, se trouvaient ainsi relégués au rang de tristes souvenirs. Certes, la question des catholiques uniates en Ukraine faisait encore difficulté, mais Gorbatchev, habilement, la renvoyait au domaine des relations entre autorités catholiques et orthodoxes.
L’Europe aux deux poumons
Dans sa biographie de Jean-Paul II (Gallimard), Bernard Lecomte insiste sur une certaine connivence entre les deux hommes sur l’avenir de l’Europe, qui ne saurait vivre dans la seule orbite des valeurs américaines. Le pape était trop imprégné par son idée d’une Église qui doit respirer avec ses deux poumons, pour ne pas comprendre le souci de son interlocuteur.
Cependant, les trente ans qui séparent la démission de Gorbatchev de ses responsabilités politiques et son décès, invitent à mieux nous interroger sur les causes des difficultés actuelles, voire du drame ukrainien. La chute de l’empire soviétique n’a pas été suffisamment accompagnée des garanties propres à favoriser l’éclosion d’une Europe vraiment pacifiée.