L'être humain ne se met pas en équation - France Catholique
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L’être humain ne se met pas en équation

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J’en suis venu à détester les sciences sociales.

Je sais que je ne devrais pas. Je sais que la recherche de la vérité est une activité honorable. Mais les moyens employés pour arriver à connaître la vérité doivent être adaptés à l’objet de votre étude, et les deux méthodes les plus populaires pour connaître la vérité sur l’humanité sont, selon moi, absolument inadéquates.

L’une est adaptée de la physique, et cherche à présenter les réalités humaines sous forme de statistiques. L’autre dérive de la psychanalyse freudienne, selon laquelle le compte-rendu d’un unique « cas d’étude », souvent même relaté du point de vue du sujet, est considéré comme représentatif de tout un groupe de personnes, et parfois même de l’humanité toute entière.

J’aimerais aujourd’hui examiner les défauts majeurs de la première méthode. Je m’occuperai plus tard de la deuxième.

Supposons que vous vouliez connaître qui est John. Comment vous y prendriez-vous ? Si vous êtes pro-science, ce mot avec lequel il faut compter – si vous voulez le conserver sur un lecteur de disques, vous pourriez amasser sur John des informations numériques précises. Il mesure 183 cm. Il pèse 81,4 kg. Son rythme cardiaque est de 56 pulsations par minute. Son corps possède 14% de graisse. Il est marié et a deux enfants. Il gagne 71 896 dollars par an, dont il dépense tant en remboursement de prêt immobilier, tant pour la voiture familiale, tant en épicerie, tant pour les vêtements d’enfant, les loisirs, les livres.

Collectez suffisamment de données, et vous « connaissez » John. C’est comme dire que vous avez vu Mona Lisa parce que vous avez mené une analyse chimique de la peinture. C’est comme dire que vous connaissez Hard Times, de Charles Dickens, parce que vous avez comptabilisé le nombre de phrases et de paragraphes, calculé leur longueur moyenne et établi un lexique de tous les mots utilisés. Un cheval, c’est un quadrupède qui mange des graminées : voilà, maintenant, vous connaissez les chevaux.

Vous voyez le problème. Une connaissance individuelle, une connaissance des personnes, les connaissances incarnées dans des personnes, ce n’est pas cela. Cela ne peut s’exprimer quantitativement, et les chiffres peuvent facilement nous égarer. Supposons que John achète pour 500 dollars de livres chaque année, bien au-dessus de la dépense moyenne des ménages pour ce poste de dépenses. Que pouvons-nous en conclure ?

Rien, en définitive. Il se pourrait que John soit studieux – si les livres en question sont de Kierkegaard, Burke et Tolstoï et si John les lit effectivement et y réfléchit. Mais peut-être qu’il ne les lit pas. Peut-être achète-t-il chaque année un ou deux livres anciens, pour leur valeur comme antiquités. Peut-être achète-t-il de la littérature de bas étage, juste bonne à accélérer la décadence de son esprit. Peut-être achète-t-il des livres comme auxiliaires nécessaires à la pratique d’un hobby – collection de timbres ou de tartans écossais. Peut-être qu’il les achète pour son surdoué de fils. Nous n’en savons rien.

Prenons une autre information concernant John. Il assiste à un office religieux le dimanche. Dans le contexte de l’Amérique contemporaine, à la lumière de notre expérience, nous pouvons faire quelques suppositions à moitié plausibles sur John, le considérant comme opposé aux gens que nous connaissons, qui font la grasse matinée ou rendent hommage au cruel dieu golf.

Mais à part ce cliché, quelles suppositions pouvons-nous avancer ? En l’année 1910, pas grand chose, parce que tout le monde va à l’église le dimanche à cette époque. Cela signifie-t-il que sa présence ne signifie rien, parce que rien de chiffrable ne le distingue de ses semblables ? On ne peut pas dire cela non plus. Qu’entend-il durant l’office ? Que chante-t-il ? Quels voisins y rencontre-t-il ? Quels péchés confesse-t-il ?

« Eh bien », dit le réducteur, « c’est ici que les sondages entrent en jeu. » (Un sondage, c’est un jeton par tête, et donc une comptabilisation de jetons.) « Nous posons des questions formulées scientifiquement, interrogeons un échantillon choisi de personnes pour évaluer John selon différents critères et ensuite nous compilons les résultats, les comparons à d’autres compilations sur des sujets similaires dans un environnement socio-économique similaire », et cetera ad numerandum.

Nous apprenons ainsi que John obtient 4,1 sur 10 en courage. Ses semblables ricanent derrière son dos.

Mais qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Nous sommes en 1810 et John est quaker. Donald, le poivrot du coin l’insulte abominablement et John répond : « mon ami, c’est l’alcool qui parle par ta bouche. » Nous sommes en 1810, John est un débauché et Frederick, un camarade de débauche, a répandu d’odieuses calomnies, salissant la réputation de la sœur de John – et John n’a pas provoqué Frederick en duel. Nous sommes en 1942, et le fils de John veut mentir sur son âge pour s’enrôler dans l’armée, mais John agit dans l’ombre pour l’empêcher.

Nous sommes en 2015 et les voisins de John se moquent de lui parce qu’il ne veut pas adopter la dernière mode en matière de tolérance sexuelle. Nous sommes en 2015 et les coreligionnaires de John ont pitié de lui parce qu’il est d’accord avec la dernière mode en matière de tolérance sexuelle.

Que pouvons-nous dire ?

Et si nous sondons un millier de John pour trouver si ce qu’ils croient est vrai ou faux ? Nous allons sûrement arriver à un savoir fiable sur l’humain ?

Supposons que nous trouvons que 53% des John croient qu’il est parfois permis de frauder le fisc tout en signant une déclaration sur l’honneur assurant avoir dit la vérité. Qu’est-ce que cela signifierait ?

Rien en ce qui concerne le bien et le mal. Nous aurions en horreur de connaître les résultats des sondages menés en Allemagne quand Hitler menait des foules fanatisées. Nous nous fichons bien de ce que les Vikings pensaient des pillages de villages côtiers ou de ce que pensent du sexe les accros à la pornographie.

Est-ce que cela voudrait au moins dire que la nation de John est pleine de menteurs ? Cela se pourrait. Mais imaginons que John vit dans une dictature. Ou que les impôts sont intolérablement lourds. Peut-être ces gens agissent-ils alors comme ils le doivent. Ou peut-être au contraire sont-ils de fieffés menteurs et voleurs parmi d’autres menteurs et voleurs.

Nous ne pouvons connaître ce qui est humain que par des moyens humains. D’où l’utilité des poètes, des hommes d’état et des philosophes. J’attends de la physique qu’elle me renseigne sur le magnésium. Je n’attends pas des statisticiens qu’ils me renseignent sur l’humanité.

Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Il enseigne à Providence College.

Illustration : prise de mesure du nez pour déterminer la race (vers 1930, en Allemagne)

source : http://www.thecatholicthing.org/2015/06/22/man-not-numbers/