Plusieurs hebdomadaires anglo-saxons se sont focalisés cet été sur le « fondamentalisme juif » mêlant sous ce vocable les religieux dits ultraorthodoxes et les colons dits ultranationalistes implantés en Cisjordanie. Or les deux ne se recoupent qu’à la marge (le parti national religieux). Les uns en noir, les autres en shorts, ils sont engagés dans une forme d’alliance contre nature : la droite nationaliste maintient aux religieux leurs avantages devenus disproportionnés, tel que la non conscription, qui fut le sujet d’un grand débat avant l’été, en échange de quoi ceux-ci ferment les yeux sur la politique menée en Cisjordanie. Cela ne les concerne pas. Leur piétisme les conduit à ne s’intéresser qu’à l’observance des pratiques rituelles. Formés à une lecture stricte, littérale, du Talmud, ce qui est un point commun avec les autres formes de « fondamentalisme», islamique ou évangélique, ils ne semblent pas pour la plupart avoir développé de théologie morale ni politique.
Avant la Seconde guerre mondiale, le sionisme était globalement minoritaire. Les écoles ultra-orthodoxes qui dominaient à l’Est de l’Europe étaient anti-sionistes. A l’Ouest, les Juifs dits des Lumières étaient en voie d’assimilation rapide. La Shoah a tout changé : les communautés traditionnalistes de l’Est ont été décimées. Les Juifs éclairés qui ont pu fuir à temps l’Ouest de l’Europe se sont réfugiés en majorité aux Etats-Unis, avec quelques « rabbis » de l’Est épargnés de l’Holocauste. Plus de soixante ans ont passé et à nouveau le paysage s’est transformé. Au lieu de disparaître, comme s’y attendait Ben Gourion, les étudiants talmudiques se sont multipliés, passant de quelques 400 individus en 1948 à 110 000 aujourd’hui ! Un israélien sur six serait « religieux » selon les critères fondamentalistes ou « rigoristes », contre un sur dix dans les années 80, un sur cinq dans vingt ans (actuellement un sur trois à Jérusalem, et bientôt un sur deux si l’on exclut les habitants palestiniens).
La dernière grande immigration, en provenance de l’ex-URSS, ne fut pas du tout religieuse. Elle est en revanche anti-arabe, comme l’avait été la précédente, les sépharades en provenance des pays musulmans. Le drame de ces deux « fondamentalismes » combinés, qui compliquent le fonctionnement de la démocratie israélienne et le processus de paix, serait qu’ils creuseraient la distance entre Israël et la Diaspora, essentiellement américaine, aujourd’hui de poids à peu près équivalent (près de six millions de Juifs chacun, les autres communautés disséminées à travers le monde étant devenues marginales, à peine un million à travers l’Europe). Autant la communauté juive américaine est florissante, bénéficiant d’une sécurité et d’une liberté incomparables dans l’Histoire et le monde, autant Israël semble reconstituer la vie du ghetto, alors que, selon le sionisme, cela devait être l’inverse : liberté et sécurité en Israël, contraintes et dangers partout ailleurs.
Ce manichéisme, qui n’est pas sans arrière-pensées de la part des penseurs éclairés de « The Economist » et de « Time », est certainement à nuancer : les ultra-orthodoxes en Israël proviennent en majorité de l’immigration américaine ; leurs chefs spirituels vivent pour beaucoup encore à Brooklyn ; la communauté américaine dans son ensemble fait toujours l’union derrière les thèses israéliennes les plus nationalistes ; celles-ci sont défendues en Israël non par des religieux (sauf une petite minorité nationale-religieuse) mais par des politiques laïques. Les dirigeants les plus en vue de la droite sioniste ne sont pas connus pour être « religieux ». Qui dit que les enfants – nombreux – des ultra-orthodoxes resteront éternellement fidèles aux préceptes de leurs parents ?
Bref tout diagnostic est hasardeux. Et comme le rappelle un intervenant dans le débat sur le fil organisé par « The Economist » au creux de l’été, c’est une affaire de famille ; il faut en être pour pouvoir exprimer un avis autorisé sur la question. Il serait prétentieux de la part d’un « gentil » (Goy) de vouloir s’ingérer, plus encore de s’ériger en juge des élégances. Par principe, il est rallié à ce qu’il croit être le camp « laïc », ce qui ne saurait que fragiliser celui-ci aux yeux des « religieux » – qui de toute façon ne lisent pas la presse séculière et échappent aux médias -, mais aussi le conduire à se méprendre auprès desdits laïcs qui sont comme de « faux amis » (au sens linguistique) et n’ont pas plus besoin de leur aide. Dépasser les apparences « laïques »/ « religieuses », mieux connaître le judaïsme contemporain, si riche en nuances et en écoles, dans les limites qui sont imparties aux « outsiders », serait pour ceux-ci le commencement de la sagesse.
Pour aller plus loin :
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- Contre la légende noire des conquistadors
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