Avant d’en finir avec Abraham j’aimerais me pencher sur ce que quelque amateur de littérature héroïque pourrait trouver comme le plus étrange dans cette histoire. Qui est Abraham ? Et qui n’est-il pas ?
Il n’est pas Romulus, fondateur légendaire d’une cité, meurtrier de son frère jumeau, et auteur de l’enlèvement des Sabines.
Il n’est pas Ulysse le rusé, pillant le premier port lors de son voyage au retour de Troie, massacrant les hommes et prenant les femmes en butin.
Il n’est pas Achille, retiré mortifié sous sa tente et vouant ses compagnons Grecs à la débacle devant l’ennemi.
Il n’est pas l’inventif Dédale, ni Archimède se vantant de soulever la terre s’il avait un point d’appui et un levier assez long.
Il n’est pas le sage Solon, célèbre voyageur parcourant le Levant de la Perse à l’Égypte.
Il n’est pas Socrate.
Il n’est pas le roi Viking Olav Tryggveson enrobé d’une gloire quasi-païenne par les sagas relatant ses exploits. Sa seule bataille fut pour secourir son neveu. Par ailleurs, il se tenait de préférence à l’écart des autres rois et de leurs cours.
Si ce n’est par son immense foi, Abraham n’est exceptionnel que parce qu’il n’a rien d’exceptionnel. On trouve dans l’Histoire Grecque et Romaine des centaines d’hommes à la forte personnalité, dotés de flair pour entreprendre de grandes actions, personnages éveillant l’intérêt: Pisistrate, le tyran bienveillant, Thémistocle, héros naval et traître à Athènes, Camille, impitoyable, sauvant la République de Rome, Cicéron, auteur de vers abominables à la gloire de sa seule idole, lui-même.
Abraham n’est semblable à aucun. Aussi est-il pour nous « le père de la multitude ».
Cherchez dans l’Histoire ancienne des Hébreux ceux qui ressemblent le mieux aux héros d’autres cultures: les Juges. Comparés au légendaire Thésée ou à l’incontournable Jules César, ce ne sont que des chiffes molles.
Gédéon, au début adorateur de Baal, qui ose mettre Dieu à l’épreuve et ne gagne sa bataille vraiment importante qu’après que Dieu lui ait fait démobiliser presque toute son armée. Samson et son goût prononcé pour les mauvaises femmes. Jephté qui semble n’avoir jamais saisi que le Seigneur n’est pas un dieu païen. Baraq qui refusa d’aller combattre sans être accompagné par Débora et, bien qu’il fut vainqueur de Sisera, c’est, parmi les Hébreux, une femme qui tua ce roi ennemi d’un piquet planté dans la tête pendant son sommeil.
Le thème est récurrent dans l’Écriture: « Ne mettez point votre foi dans les princes, ni dans un fils de la glaise, il ne peut sauver!» (Ps, 146:3). « Voici ! les nations sont comme une goutte d’eau au bord d’un seau, on en tient compte comme d’une miette sur une balance.» (Is, 40:15). « Descends, assieds-toi dans la poussière, Vierge, fille de Babylone, assieds-toi à terre, sans trône, fille des Chaldéens.» (Is, 47:1). « ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort;» (1 Co, 1:27).
Même le Temple, quand le peuple détourne son cœur de Dieu, n’est pas épargné du sort réservé aux œuvres humaines admirées pour leur (et notre) grandeur. Ainsi, Jérémie annonce sa destruction: « Ne vous fiez pas aux paroles mensongères: « c’est le sanctuaire de Yahvé! ».» (Jr, 7:4). Et Jésus, quand Ses disciples veulent profiter de la vue de Jérusalem, dit: « Tu vois ces grandes constructions? Il n’en restera pas pierre sur pierre qui ne soit jetée bas.» (Mc, 13:2).
Mais ce qu’il y a de faible dans le monde, ce que l’on méprise — c’est le choix du Seigneur. Car lorsque nous reconnaissons que nous sommes faibles et pécheurs nous sommes le plus disposés à recevoir les bienfaits de Dieu. Les Pharisiens louant Sa grandeur n’étaient pas justifiés en quittant la synagogue; mais le publicain disant « Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis!» (Lc, 18:13) l’était. « la puissance se déploie dans la faiblesse …. afin que repose sur moi la puissance du Christ.», nous dit Paul en louant ses infirmités (2 Co, 12:9-10). Et le Saint qui, par trois fois, renia le Christ, nous suggère : «revêtez-vous d’humilité …. « car Dieu résiste aux orgueilleux, mais c’est aux humbles qu’Il donne Sa grâce ».» (1 P, 5:6).
Cependant ne croyons pas que ce choix de faiblesse relève d’un caprice divin. C’est l’expression d’un état d’esprit qui échappe aux adorateurs de la puissance. Appelons celà la « Loi du Grand Infinitésimal »! Comme l’exprime Gustave Thibon: « tout ordre qui en transcende un autre ne peut s’y inclure que sous une forme infiniment petite.» [citation approximative].
Évoquons la première pensée rationnelle qui s’est formée dans l’histoire de l’univers. C’est quelque chose, et ce n’et rien; elle est connue, on l’ignore; elle passe le temps d’un clin d’œil, et pourtant c’est quelque chose de considérable, infiniment plus grand que toutes les galaxies.
Il en est de même pour l’action de grâce. Un mouvement authentique du cœur vers Dieu — un tout petit rien tout nouveau, minuscule, tellement plus important que la fastidieuse grandeur de l’Histoire.
La véritable divinité, pour Chesterton, n’est pas tant de recouvrir toutes les grandes choses que d’être comprise par les plus petites. Souvenons-nous de la petite voix qu’entendait Élie. Et des graines de moutarde. Pensons au tout-petit dans la crèche, ou dans le sein de Marie lorsqu’elle dit: « je suis la servante du Seigneur…» (Lc, 1:38).
Bon, je ne prétends nullement placer des bornes à l’action de Dieu. Il accomplit des œuvres immenses. Jésus dit aux disciples de Jean [le Baptiste] de lui rapporter: « les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent …» (Mt, 11:5).
Des actes d’importance, sans aucun doute! Mais Jésus garde la fin pour « les petits » : « et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres.»
On peut dire qu’Abraham était suffisamment petit pour être empli d’infini. Le monde ne saisit pas cette leçon, et ne la comprendra jamais.
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NDT: : texte français des citations bibliques tiré de la Bible de Jérusalem.
http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/the-key-that-fits-the-lock-part-thirteen.html