Plus d’un siècle après, la doctrine sociale de l’Église est-elle encore d’actualité ?
Thomas Schmitz : Plus que jamais ! En 1891, Léon XIII renvoyait déjà dos à dos le libéralisme et le socialisme dans son encyclique Rerum novarum – « un document immortel », a dit Jean-Paul II. Or ces deux idéologies renaissent sous d’autres formes, elles se réinventent en permanence. On le voit, par exemple, avec le « wokisme », qui emprunte à l’une comme à l’autre. Les lois bioéthiques et sociétales témoignent aussi de l’influence dans le champ social et moral d’un libéralisme libertaire qui fait commerce de tout, y compris de la vie : on a glissé de l’économie de marché à la société de marché. Face à ces idéologies, qui imprègnent la réflexion des dirigeants et le mode de vie de nos contemporains, la doctrine sociale de l’Église est plus nécessaire que jamais.
Qu’a-t-elle de spécifique ?
Son fondement chrétien et, mieux encore, sa fidélité à l’Évangile. Jean-Paul II l’a dit clairement dans l’encyclique Centesimus annus, publiée cent ans après Rerum novarum : il n’y a de solution à la question sociale que dans l’Évangile. La proposition catholique n’est pas une « troisième voie » entre le libéralisme et le socialisme, elle est l’unique voie. « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » C’est en Christ que nous sommes unis. C’est par lui que nous avons été rachetés du péché originel qui avait brisé l’unité du genre humain. Le christianisme est donc social par essence – au point que « l’expression “catholicisme social” aurait toujours dû passer pour un pléonasme », résumait le cardinal Henri de Lubac.
Libéralisme et socialisme sont-ils intrinsèquement mauvais ? Le premier met l’accent sur la liberté, le second sur l’égalité…
Deux « valeurs » qui ne sont pas en soi condamnables, c’est vrai. Mais ces deux doctrines pèchent soit par orgueil, soit par pessimisme. L’une conduit à l’omnipotence de l’État, l’autre à son atrophie. Et l’une comme l’autre, à la ruine de l’homme et de l’âme. Il y a dans le socialisme une prétention à bâtir le paradis sur terre, une cité fondée sur « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu », selon le mot de saint Augustin. Nous savons hélas, par l’histoire, jusqu’où conduit cette utopie… Quant aux libéraux, ils abandonnent à la « main invisible » la régulation du marché, comme si la société pouvait se passer de règles, de lois, au motif que « les vices privés font la vertu publique » (dixit Bernard de Mandeville dans La Fable des abeilles, 1714). On voit, là encore, à quelles dérives cette idéologie peut conduire. La personne est ravalée au rang d’individu, de « molécule », dit même Jean-Paul II dans Centesimus annus. L’homme libéral est isolé mais aussi diminué : réduit à son rôle d’agent économique « rationnel », visant à satisfaire ses seuls intérêts, il est amputé de ses aspirations spirituelles. On est très loin de l’anthropologie classique d’Aristote et de l’« amitié civique » dont il vante les mérites – et plus loin encore de l’anthropologie chrétienne. C’est parce qu’elle saisit l’homme dans toutes ses dimensions qu’on dit de l’Église qu’elle est experte en humanité.
Retrouvez l’entretien complet dans le magazine.
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Les mardis d’Ichtus
Et si la doctrine sociale de l’Église contenait les remèdes aux désordres du temps ? Ichtus propose un cycle de conférences sur les défis économiques et sociaux.
– 10 octobre La proposition catholique :
une troisième voie entre libéralisme et socialisme ?
– 7 novembre Destination universelle des biens et propriété privée :
l’impossible équation ?
– 5 décembre La politique familiale : quel choix de civilisation ?
– 9 janvier Dignité du travail et juste salaire : une utopie ?
– 6 février Option préférentielle pour les pauvres : justice ou charité ?
– 5 mars De l’État gendarme à l’État-providence :
quel périmètre pour l’État ?
– 2 avril Les défis de la mondialisation :
libre-échange ou protectionnisme ?
– 14 mai Du capitalisme industriel au capitalisme financier :
tous anticapitalistes ?
– 4 juin La civilisation technique : progrès ou esclavage ?