Des papes, des présidents et des pontifes - France Catholique
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Pontificat de François - numéro spécial
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Des papes, des présidents et des pontifes

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Vers la fin de la guerre froide, j’ai aidé à organiser à Washington l’unique entrevue entre Edward Teller, le père de la bombe à hydrogène américaine, et Andreï Sakharov qui avait conçu la bombe H pour les Soviétiques. A cette époque-là, Sakharov avait compris les horreurs du communisme et était devenu un dissident de premier plan. Ces deux génies de leur temps souhaitaient vraiment se rencontrer enfin. Mais Sakharov insista sur deux points : il ne voulait qu’une assistance peu nombreuse et l’interprète devait être son beau-fils. L’Union of Concerned Scientists à laquelle il devait s’adresser à New York essaya d’empêcher la rencontre – Teller était un paria pour les partisans de l’arrêt des essais nucléaires. Mais elle eut bien lieu. Ce qui me surprit, quand ils prirent place, ce fut la brièveté des échanges personnels entre ces deux hommes – qui avaient dû essayer pendant des décennies de mieux se connaître à partir d’articles de presse et de rapports scientifiques. Après des salutations écourtées, ils passèrent au fond du problème. En dépit de son activisme antisoviétique, Sakharov pria vivement Teller d’arrêter la «Guerre des étoiles » de Reagan, le bouclier antimissile nucléaire (que nous continuons à mettre au point). Teller répliqua que Sakharov était depuis longtemps sur la touche et que les Soviétiques travaillaient sur des projets du même ordre. Visiblement stupéfié, Sakharov réclama davantage d’informations. Ils discutèrent de plusieurs questions techniques, puis descendirent dans la salle de bal du Washington Hilton où un millier de personnes attendaient leurs présentations. Les journalistes se perdirent en spéculations naïves sur cette entrevue ; sept personnes seulement savaient ce que les deux hommes s’étaient dit. Ils furent égaux à eux-mêmes en privé et en public : Sakharov était sur la corde raide en soutenant les Soviétiques et des groupes « pacifistes », dont des Églises, qui étaient souvent, il le savait, des « écrans de fumée » dans ce domaine précis. Teller était, comme toujours, le partisan de la guerre froide.  Teller_Shakarov_Royal3.jpg Photographie : Edward et Andreï Sakharov (Robert Royal derrière sur la droite) Je me souviens de cette rencontre quand la presse monte en épingle une entrevue entre deux personnalités importantes, comme celle de la semaine dernière entre le président Obama et le pape François – vous vous en souvenez n’est-ce pas, à moins que d’autres informations plus récentes ne l’aient déjà supplantée dans votre mémoire ? Si vous m’aviez demandé à l’avance ce qui se passerait lors de cette rencontre, je n’aurais pas su le prédire. Les deux hommes sont très affables de nature, bien que nous sachions que le pape François peut facilement orienter une conversation sur des sujets inattendus. Certains organismes de presse m’approchèrent pourtant et d’autres tâches ce jeudi-là m’empêchèrent – fort heureusement – de donner mon avis sur un point dont nous ignorons encore l’essentiel. Mais ce que les autres ont dit relève de la gamme habituelle des réactions stéréotypées. Le New York Times se demanda à l’avance si Obama court-circuiterait les évêques américains et procéderait à une « relance » des relations avec l’Eglise – étant donné que le pape et lui croient tous les deux en la justice sociale. (Ce qui, pure coïncidence j’en suis sûr, était un point que la Maison Blanche privilégiait également). Complètement à l’opposé, l’anglaise Cristina Odone, qui affirme avoir crié de joie quand Obama a été élu pour la première fois (la pauvre), a présenté la visite d’Obama, confronté à des fiascos de politique intérieure et étrangère, comme un effort désespéré de consolider sa position grâce au prestige moral du pape François. Un organe de presse conservateur essaya de soutenir que la rencontre ne portait que sur la liberté religieuse. Mais puisque nous ignorons les sujets discutés par le pape et Obama et ensuite par le président avec le Secrétaire d’Etat du Vatican, le cardinal Parolin, je ne me prononcerai pas tant que des preuves solides émanant de quelqu’un ayant réellement assisté à l’entretien n’auront pas été fournies. Si, comme je le pense, le président et le pape ont passé presque une heure ensemble le sourire aux lèvres – en parlant surtout de la pauvreté et de l’inégalité –, ce n’est pas totalement négatif. Le pape est astucieux et savait qu’il n’allait pas transformer Obama en une heure. (Bien que je tienne d’une personne fiable – ayant assisté auparavant à l’entretien d’Obama avec le pape Benoït en 2009 – que notre président « décontracté » était visiblement nerveux). Mais c’est peut-être aussi une occasion manquée s’il est vrai, comme il ressort du communiqué du président, que le pape n’a pas au moins soulevé les questions épineuses. Tous conviennent que les pauvres ont besoin d’aide et que certains types d’inégalité sont injustes. Mais c’est la solution de ces problèmes qui est difficile. Certains estiment que les marchés sont les moyens les plus efficaces et les plus avérés, en dépit d’échecs occasionnels; d’autres croient que l’Etat doit jouer un rôle important, malgré la tyrannie et les fiascos des Etats modernes. Je suis moi-même en faveur des marchés, mais à tout moment des circonstances inhabituelles peuvent vous amener à vous écarter un peu de vos opinions, si vous n’êtes pas un idéologue. L’occasion manquée, si tel est vraiment le cas, aurait été de pouvoir dresser un tableau général, un tableau que même le défunt cardinal Bernardin, dont les amis d’Obama essayèrent de faire un saint patron de Chicago, avait très clairement compris. Quand le cardinal Bernardin introduisit l’expression « tunique sans couture de la vie» dans la phraséologie catholique américaine, beaucoup d’entre nous estimèrent que cette initiative risquait de devenir un moyen de déchirer le tissu de l’enseignement social catholique, ce qui n’était pas, à mon avis, l’intention, de Bernardin. Et en fait les Nancy Pelosi, Joe Biden, Kathleen Sebelius1 et autres ont reçu un blanc-seing. Ils peuvent voter de faire tuer autant d’enfants à naître qu’ils le souhaitent, du moment qu’ils ont la « bonne » attitude en ce qui concerne les pauvres, l’immigration, les soins de santé. Juste après la publication par Paul VI d’Humanae Vitae, qui est considérée comme une encyclique sur la « contraception », mais va en réalité beaucoup plus loin, Elizabeth Anscombe, la philosophe d’Oxford et traductrice de Wittgenstein, écrivit que l’enseignement du pape « allait vraiment à l’encontre de l’humeur du monde et du courant de notre temps. Mais c’est après tout ce que doit viser l’enseignement de l’Eglise. Les vérités qui sont acceptables à une époque – comme, par exemple, que nous devons, au nom de la justice, donner de notre superflu pour les affamés et les indigents – ne seront pas proclamées uniquement par l’Eglise : celle-ci enseigne également les vérités auquel l’esprit du temps est réfractaire». Seule une mouche sur le mur – ou peut-être la NSA – sait si les sujets auxquels l’esprit de notre temps est réfractaire furent discutés en tête-à-tête par deux dirigeants du monde la semaine dernière. Mais je l’espère.
— – Robert Royal est le rédacteur en chef de The Catholic Thing et président de l’Institut Faith & Reason à Washington (D.C.). Photographie : Le président et le pape