Dans le langage ordinaire, on dit volontiers qu’« à la Toussaint, on visite les cimetières ». Certes, c’est un peu inexact, puisqu’il y a deux fêtes : celle des saints le 1er novembre, et celle des fidèles défunts, le lendemain. Mais il y a bien une sorte de télescopage entre les morts et les saints dans le calendrier liturgique. Pourquoi donc ? La réponse est très simple : la communion des saints. Ce dogme assez méconnu, qui se trouve dans le Symbole des Apôtres depuis le IVe siècle, donne leur sens profond et leur unité à ces deux fêtes.
Splendeur des fins dernières
Voyons cela de près. C’est au XIe siècle, à l’initiative des Bénédictins de Cluny, qu’une messe commémorant les fidèles défunts fut en quelque sorte collée à la fête de tous les saints, qui avait été fixée au 1er novembre deux siècles plus tôt par le pape Grégoire IV.
Il s’agissait, à la fin de l’année liturgique, quand la nuit et le froid étendent leur empire et que la nature semble entrer dans la mort, de rappeler aux chrétiens la beauté de leur espérance et la splendeur des fins dernières. Il fallait aussi manifester la solidarité profonde, invisible mais bien réelle, entre les vivants et les morts, entre tous les membres de l’Église – qu’ils soient sur terre, au Purgatoire ou au Ciel.
Or, ce qui unit tous les membres de l’Église dans ses trois états – Église militante, Église souffrante, Église triomphante – c’est ce que l’on appelle la « communion des saints ». Le mieux est de demander à saint Thomas une définition : « C’est la communication mutuelle des biens spirituels au sein de l’unique corps mystique du Christ » (Commentaire du Symbole).
Autrement dit : les prières, les actions de grâce, les actes de réparation, les demandes de pardon, circulent en tous sens comme les flux vitaux à l’intérieur du grand corps dont les fidèles sont tous membres, et dont le Christ est la tête, indépendamment de l’espace et du temps. Ceux qui sont encore en pèlerinage sur la terre prient les saints du Ciel pour qu’ils intercèdent pour eux auprès de Dieu ou pour les âmes du Purgatoire, tandis que les saints du Ciel prient pour toutes les âmes militantes et souffrantes qui aspirent à la béatitude. Ce mouvement, qui ressemble à la « périchorèse » – rotation – des personnes divines dans la Trinité, rappelle que l’humanité est à l’image de Dieu, précisément parce qu’elle n’est pas une collection d’individus séparés, mais une communauté vivante où les souffrances d’un enfant font remuer le Ciel.
Tableau grandiose, splendide vision de l’humanité christocentrique. Mais me direz-vous, d’où l’Église tire-t-elle cette doctrine ? Ne s’agirait-il pas d’une doctrine tardive ?
Pas le moins du monde. Elle a sans doute été formulée officiellement pour la première fois au IVe siècle, puis précisée à la fin du XIIe siècle par l’ajout des âmes du Purgatoire, mais on peut aisément se convaincre que tout cela se trouvait non seulement dans la Tradition, mais aussi dans l’Écriture elle-même. Trois points le feront voir.
Premier point : l’intercession des saints est présente dans l’Écriture. Il y est dit à plusieurs reprises que les élus peuvent prier pour les vivants d’ici-bas et que ces derniers peuvent le leur demander. Ouvrez le livre de Job : « Crie maintenant ! Qui te répondra ? Auquel des saints t’adresseras-tu ? » (Job 5, 1). Et, dans le second livre de Maccabées, le grand prêtre Onias a une vision du défunt prophète Jérémie, qui « prie beaucoup pour le peuple et pour la ville sainte tout entière » (2 M 15, 14). Enfin, dans l’Apocalypse, saint Jean évoque les prières des saints, qui sont offertes à Dieu par les anges : « Et la fumée des parfums monta, avec les prières des saints, de la main de l’ange devant Dieu » (8, 3).
Prières pour les âmes des défunts
Deuxième point : les prières pour les morts sont justifiées dans le second livre des Maccabées, « afin qu’ils soient délivrés de leur péché » (12, 43-45). Signe que les âmes des défunts ne sont pas toutes dans un état définitif mais que certaines, celles du Purgatoire, progressent vers la lumière.
Troisième point : la solidarité vitale entre tous les membres de l’Église, manifestée par le retentissement surnaturel de leurs actes intérieurs les uns sur les autres, est le cœur même de la doctrine du « corps mystique » enseignée par saint Paul : « Un membre souffre-t-il ? Tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l’honneur ? Tous les membres prennent part à sa joie. Or vous êtes le corps du Christ et chacun membre pour sa part » (1 Co 12, 26-27). « Nul d’entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même » (Rm 14, 7).
Cette belle doctrine est en quelque sorte anticipée par la philosophie réaliste, quand elle insiste sur la nature sociale et politique de l’humanité ; Aristote disait que pour vivre absolument seul, il faut être « soit une bête, soit un dieu » (Politique, 1), et Auguste Comte que « l’humanité, être immense et éternel, se compose de beaucoup plus de morts que de vivants » (Discours sur l’ensemble du positivisme). Voilà qui est souvent oublié – et de première importance. Mais la Révélation chrétienne apporte deux compléments essentiels à ces deux vérités naturelles : Dieu lui-même, tout en étant unique, n’est pas seul, puisqu’il est trinitaire et possède en lui-même une forme de société ; et les morts dont est faite l’humanité ne sont pas seulement des souvenirs dans la mémoire des vivants, mais des acteurs invisibles de l’histoire qui se poursuit. Quant à nous, qui sommes en pèlerinage, nous prions parfois sans le savoir, selon l’intuition poignante de Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe : « La terre et le ciel ne m’étaient plus rien ; j’oubliais surtout le dernier ; mais si je ne lui adressais plus mes vœux, il écoutait la voix de ma secrète misère : car je souffrais, et les souffrances prient. »





