De la différence entre "connaître" la vérité et "faire" la vérité - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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De la différence entre « connaître » la vérité et « faire » la vérité

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Souvent, je demandais à mes étudiants : « Quelle est la première chose requise pour façonner une chaise ? »

La réponse n’est pas du bois, non plus qu’une scie. La première chose nécessaire est de « savoir » ce qu’est une chaise. Notre connaissance de l’objet chaise demeure valable que nous décidions ou non d’en fabriquer une. Mais si nous possédons tous les matériaux et outils nécessaires pour fabriquer une chaise, il n’en résultera jamais une chaise tant que nous ne saurons pas d’abord ce qu’est une chaise. De plus, nous devrons décider réellement d’en fabriquer une. Chaque chaise faite est distincte : cette chaise-ci n’est pas cette autre.

Maintenant, supposons que nous savons effectivement ce qu’est une chaise. Nous entreprenons d’en fabriquer une. Quelle est la « vérité » propre à la chaise ? Pour faire court, c’est : est-elle conforme à ce que nous, en qualité de créateurs, avons voulu qu’elle soit ? La chaise sur laquelle on s’assied maintenant est la concrétisation de l’idée ou du modèle de chaise que quelqu’un a eu à l’esprit antérieurement.

Dans cette acception, nous sommes de plus ou moins bons artisans selon la qualité de notre projet de chaise et la nature des matériaux mis en oeuvre. Dans cette acception, je peux parler de « faire la vérité » inhérente à la chaise réalisée. Cela tient à ce que j’avais l’intention de faire.

Imaginez enfin que je ne suis pas l’artisan à l’origine de la chaise, mais juste quelqu’un dont le regard tombe sur elle. Je l’identifie comme une chaise, et comme une chaise bien particulière, réalisée en bois de noyer. On peut dire maintenant que je « connais » la chaise, parce que j’ai été capable de l’identifier comme chaise. La « vérité » est dans mon intelligence affirmant ce qui est.

Je juge que ceci est une chaise qui existe réellement. Mon esprit s’accorde à ce qui est là. Je ne possède pas seulement ce qui est mien, mais mon propre savoir sur quelque chose qui ne vient pas de moi : cette chaise. Donc, nous avons d’abord un savoir pratique ou une « vérité » qui affirme que la chaise est ce que l’artisan avait à l’esprit en la réalisant. Nous savions aussi avec certitude qu’il est vrai que les chaises existent réellement. Cette vérité est « théorique ». Ce n’est qu’un savoir. Cela ne « produit » rien. Cela ne fabrique pas la chaise, on ne peut pas non plus s’y asseoir. C’est une vérité qui se satisfait de connaître ce qui est.

Pourquoi insister sur cette évidence ? Nos esprits ont évidemment la capacité de connaître ce qui est, mais aussi, à l’occasion, de créer grâce aux connaissances que nous avons. Nous sommes conscients qu’il y a des myriades de choses à découvrir. Nous sommes aussi conscients d’une curieuse propension en nous à vouloir les connaître, comme si, d’une certaine façon, nous étions destinés à les connaître. Mais si nous sommes « destinés » à les connaître, ce n’est pas nous qui en avons décidé ainsi. C’était inscrit en nous. N’est-ce pas étrange ?

Par ailleurs, il se trouve que nous avons des mots pour désigner les choses. Quand nous nommons une chose, peu importe la langue, nous attirons l’attention de tous ceux qui comprennent notre mot. L’écart entre la véracité et le mensonge tient en ceci : voulons-nous oui ou non parler avec l’autre de la réalité que nous nommons, la réalité présente. Mentir à l’autre signifie que nous refusons un échange authentique et vrai.

Supposons maintenant que nous niions qu’il puisse y avoir quelque vérité que ce soit à discerner dans les choses, que nos mots ne désignent pas une réalité qui existe, attendant que nous la nommions. La première conséquence serait que nous serions soudainement enfermés en nous-mêmes. Aucun lien entre ce que nous disons et ce qui est. On nous dit qu’un univers dans lequel on ne se pose pas de questions sur les choses nous « libère ». Nous ne sommes plus liés par une réalité qui pourrait avoir une origine et un créateur ayant voulu qu’une chose soit telle et non autrement.

S’il est vrai qu’aucune vérité ne peut être établie, comment une telle affirmation pourrait-elle être tenue pour vraie ? Pourquoi avons-nous un esprit « capable de connaître toutes choses », ainsi que le proclame Aristote, s’il n’y a rien à connaître, s’il n’y a aucune vérité dans les choses ? Si la seule façon d’être libre est de nier toute vérité, il ne me reste plus que moi-même. Dans cette optique, pour achever de me libérer, je dois me débarrasser de la vérité. Il ne me reste que moi-même, vidé de tout ce qui n’est pas mon propre moi.

Et, partant, je continue de vouloir connaître chaque chose. Je ne veux pas que la connaissance de moi-même me prive de tout cela. Peut-être que la liberté consiste à reconnaître une réalité créée et non à la nier. Nous sommes des créateurs qui ont été créés. Nous sommes des chercheurs de savoir avant même qu’il y ait des choses à découvrir. De la liberté de vider le monde des « vérités » découle la nécessité de nous reconnaître nous-mêmes comme seule chose « bonne ». C’est sûrement prodigieusement barbant.


Source : De la différence entre « connaître » la vérité et « faire » la vérité.


James V. Schall, S.J., qui a été professeur à l’université de Georgetown, est l’un des auteurs catholiques les plus féconds des Etats-Unis.

Photo : chaise en vieux noyer réalisée par Gursan Ergil