Charles Péguy : Anniversaire de décès d'un génie chrétien oublié - France Catholique
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Charles Péguy : Anniversaire de décès d’un génie chrétien oublié

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Nous nous remémorons les canons d’août 1914 et nous prenons conscience à quel point, contrairement aux prévisions, ce conflit mondial continue à façonner notre monde. Le 4 septembre est le centième anniversaire du décès – lors de la bataille de la Marne – d’un des plus grands esprits chrétiens contemporains, un génie, un prophète, un poète peu connu : Charles Péguy.

Beaucoup de jeunes gens brillants, anglais, allemands, français, ont péri sur le front durant la première guerre mondiale. Pourtant Alain Fournier, l’auteur du roman Le grand Meaulnes, tué au combat deux semaines après Péguy, a exprimé ce que ressentaient beaucoup de ses contemporains : « je dis, sachant ce que je dis, qu’il n’y a pas eu un homme aussi clairement homme de Dieu depuis Dostoievski. »

Une fin quelque peu singulière pour un homme qui a commencé comme idéaliste et socialiste, surtout dans une France nettement divisée entre laïcistes et croyants – les « deux Frances », toujours en évidence même maintenant. Péguy en est arrivé à des différences tranchées avec le parti socialiste, pas tant parce qu’il pratiquait l’autoritarisme et l’esprit de parti, comme les autres formations politiques. Mais il était redevenu catholique par ce qu’il appelle un mystérieux « approfondissement » de la vision sociale qui avait mené sa vie jusqu’alors.

Il n’y a pas si longtemps, les gens, même dans les pays anglo-saxons, citaient souvent cet aphorisme de Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique », c’est-à-dire que les vraies énergies vivifiantes de la vie humaine plongent de profondes racines dans les vérités transcendantes, que ce soit dans des applications spirituelles ou temporelles. Quand les mouvements temporels auxquels ces vérités ont donné naissance abandonnent la « fidélité » – un mot clef pour lui – à l’esprit originel, ils trahissent leur raison d’être.

Cette sorte d’intégrité vous met hors des structures partisanes habituelles, et Péguy a payé cher sa fidélité, tant socialement que financièrement. Bien que défenseur passionné d’Alfred Dreyfus, un officier juif accusé d’avoir transmis des secrets militaires aux Allemands, Péguy était aussi un Français patriote :

Certains veulent insulter et outrager l’armée, parce que c’est une bonne ligne de pensée à notre époque… En fait, c’est un thème incontournable dans toutes les manifestations politiques. Si vous ne suivez pas cette ligne, vous ne paraissez pas suffisamment progressiste… et on ne saura jamais combien d’actes de couardise ont été motivés par la peur de paraître insuffisamment progressiste.

Il soutenait cette précieuse intégrité tant dans la vie que dans son travail, y compris sa revue bi-mensuelle les Cahiers de la quinzaine, à laquelle, à la grande contrariété de diverses mouvances, il accordait une grande liberté, publiant même des écrivains avec qui il n’était pas d’accord (et qui étaient alors parfois vigoureusement réfutés). Il avait remarqué quelque chose que votre humble serviteur rappelle souvent : « une revue ne continue à vivre que si chaque numéro agace au moins un cinquième de ses lecteurs. L’équité consiste à voir que ce n’est pas toujours le même cinquième. »

Mais l’importance permanente de Péguy se trouve dans la façon dont il écrit sur la vie de l’Esprit (voyez le chapitre de cent pages sur Péguy dans La gloire du Seigneur de Hans Urs von Balthasar). Comme von Baltasar le note, l’esprit de Péguy plonge à de telles profondeurs qu’il transcende la distinction habituelle entre gauche et droite, progressiste et réactionnaire. Ce pourquoi tous les partis dans l’Eglise et le pays ont essayé de se réclamer de lui.

Dans un sens, c’était un intellectuel parisien (un mauvais mot pour lui), mais toujours un enfant du peuple français, de la France profonde. Dans un passage un peu romancé, il s’est exclamé : « Nous avons connu une époque où, lorsqu’une simple femme parlait, c’était sa race, son être, son peuple qui parlait, qui s’exprimait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu’il s’apprétait à vous dire, ce n’était pas ce qu’un journaliste avait écrit dans l’édition du jour de son journal. Les libres-penseurs de cette époque étaient plus chrétiens que nos dévots actuels. »

Sa mère et sa grand-mère rempaillaient des chaises à leur domicile d’Orléans, et dans une bonne part de la poésie incantatoire de Péguy, il y a quasiment un sens atavique de la grâce de la pure répétition. André Gide, non chrétien mais lecteur doté d’un vif sens littéraire, disait du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc :

Le style de Péguy est comme celui des très vieilles litanies… comme celui des chants arabes, celui des chants monotones des Landes, on pourrait le comparer à un désert ; un désert d’alfafa, de sable ou de galets… chacun ressemble aux autres, est juste légèrement différent… le croyant prie inlassablement la même prière ou du moins presque la même prière… Des mots ! Je ne vais pas vous abandonner, vous autres mots, je ne vous tiendrai pas quitte alors que vous avez encore quelque chose à dire, « Nous ne Te laisserons pas aller Seigneur, que Tu ne nous aies bénis. »

Cela peut sembler rébarbatif, mais une perspicacité spirituelle et même de l’humour émergent ici et là. Le porche du mystère de la deuxième vertu commence avec Dieu lui-même, qui parle comme un paysan français plein d’esprit :

La vertu que je préfère, dit Dieu, c’est l’Espérance.

La Foi, ça ne m’étonne pas.

Ca n’est pas étonnant.

J’éclate tellement dans ma création…

Que pour ne pas me voir vraiment il faudrait que ces pauvres gens fussent aveugles…

.

La Charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas…

Ces pauvres créatures sont si malheureuses

qu’à moins d’avoir un coeur de pierre,

comment n’auraient-elles point charité les unes des autres…

.

Mais l’Espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne.

Moi-même…

Et il faut que ma grâce soit en effet d’une force incroyable.

Péguy fut tué sur le coup d’une balle dans la tête lors de la bataille de la Marne. A peine quadragénaire, il avait anticipé sa mort dans un passage découvert plus tard dans son poème épique Eve, maintenant une référence dans les anthologies de poésie :

.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles

Couchés dessus le sol à la face de Dieu.

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.


Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing et président de l’institut Foi et Raison à Washinton.


Tableau : Charles Péguy par Jean-Pierre Laurens (1908)