Augustin et la grosse dame - France Catholique
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Pontificat de François - numéro spécial
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Augustin et la grosse dame

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Il n’y avait pas d’opéras à l’époque de saint Augustin d’Hippone. Ce mélange inspiré de musique, de danse et de drame n’avait pas encore été inventé. Mais le bienheureux évêque d’Afrique du Nord aurait certainement compris et, qui sait, peut-être même apprécié l’histoire de cette plantureuse femme au casque ailé, flanquée d’une lance et d’une épée, dont l’aria, au final du fameux « Anneau des Nibelungen », proclame l’expression souvent citée : « C’est seulement lorsque la forte femme chante que tout est fini ! »

On se réfère ici naturellement à la féroce walkyrie Brunnhilde, dont la péroraison terrifiante annonce « le Crépuscule des Dieux » qui met un point final au monde que nous connaissons.

Alors pourquoi Augustin approuverait-il quelque chose de si « wagnérien » ? Parce que, balayant d’un puissant rayon moral le monde qui l’entoure, il admet que le long voyage de chez soi jusqu’au ciel ne sera pas accompli avant que le dernier jugement porté sur nous soit rendu et l’âme considérée comme digne ou pas, pour l’éternité, d’avoir fait le choix de Dieu ou non. En somme, c’est quand la forte femme se dresse et crache son chant explosif que se révèle la fin définitive de la partie, une fois pour toutes.

On peut avoir du mal à s’y faire, mais, dans le cas d’Augustin – dont le destin était de devenir le grand maître à penser, en Occident, sur les mystères de la grâce et de la libre volonté – il y avait toujours ce sens permanent et fugace de peur, de doute salutaire lui murmurant que, en définitive, il pourrait ne pas y arriver…Le risque de se trouver relégué et perdu pour toujours, en dépit de son profond désir de se voir accueilli dans les bras de Dieu tout-puissant.

En fait, il nous dit que, même les fautes les plus vénielles, si on évalue ce qu’elles coûtent, le conduisaient à en trembler de crainte. En d’autres termes, malgré sa foi profonde et la conviction qu’il avait qu’il allait vers Dieu et que le Christ était le seul moyen d’y parvenir, il demeurait très craintif en pensant qu’il risquait de manquer son but et que tout le match de sa vie pourrait être perdu d’un seul coup.

Dans ses « Confessions », il nous dit être un homme « très effrayé par le poids de mes péchés ». Par conséquent, argumente-t-il, nous ne devons jamais préjuger du don offert qu’aucun de nous ne mérite le moins du monde.

Ceci était particulièrement vrai pour toutes les âmes sur lesquelles il veillait spécialement, puisqu’il était leur évêque. A quoi servent les bergers s’ils ne donnent pas la priorité aux soins de leurs troupeaux ? Ne pas les accompagner de son aide serait certainement retenu comme une contravention au salut de l’évêque lui-même.

Considérant les lourdes charges de sa vie d’évêque, la route était toujours plus rude que la douceur du refuge. Quiconque penserait autrement (Cervantes ?) serait stupide. Quel sens donner à un chemin si ce n’est pour qu’il conduise au havre? Ainsi, oui, il faut qu’un chemin clair soit tracé et, pour les baptisés, celui-ci est toujours marqué du Signe de la Croix.

Mais ce chemin n’est bon et utile que si, à travers ses sinuosités, nous atteignons finalement le refuge final qui nous est promis. Nous allons à la Maison du Père, comme le Saint Pape Jean-Paul II ne cessait de le répéter dans les dernières heures de sa vie. Et là, dans l’environnement d’une éternelle félicité, nous trouverons ce que nous cherchions quand, tâtonnant au milieu des ombres, nous découvrons le soleil caché. Mais nous ne devons pas imaginer que notre admission sera automatique.

Le professeur Peter Brown, dans sa superbe biographie de Saint Augustin, que j’ai redécouverte avec bonheur l’autre jour, alors que je l’avais lue il y a quelque trente ans, nous dit qu’Augustin rappelait souvent aux membres de son troupeau qu’ils devaient se considérer comme des invalides, risquant en permanence de tout perdre.

Comme pour l’homme blessé trouvé presque mourant au bord de la route dans la parabole du Bon Samaritain, sa vie fut sauvée par le rite du baptême. Mais il lui restait quand même à supporter, pour le reste de sa vie, une longue convalescence au sein du foyer de l’Eglise.

Quelle belle image que celle-ci ! Oui, nous sommes tous blessés par le Diable avec les attaques de la concupiscence, et par la merveilleuse blessure de l’amour de Dieu. Mais nous sommes aussi conscients que ceci reste aussi permanent que consolant.

C’est bien vrai car, errant entre les rivages de l’être et du néant, nous pourrions à tout moment interrompre la trajectoire et, par le chemin le plus court, nous précipiter en enfer. Ou bien, sous l’impulsion de la grâce, nous pourrions faire pour de bon les réglages voulus entre notre volonté et notre esprit pour qu’ils nous conduisent au paradis. Après tout, disait Augustin, « L’amour est mon centre de gravité ». Et où il va il m’entraîne moi-même. Alors pourquoi ne pas choisir ce dont la véritable nature est l’amour ?

Aussi, comme il est merveilleusement consolant de savoir que, malgré tous les écarts que nous faisons (et, pour certains d’entre nous, le fait de récidiver a été institué d’une façon si parfaite qu’on le croirait fait avec une précision scientifique), nous ne devons pas désespérer car, dans son infinie miséricorde, Dieu nous a donné un remède qui n’est jamais très loin. Ceci pour citer le ministère des sacrements, dont la trousse de secours n’est jamais en panne quand il s’agit de pardon.

« O felix culpa ». Ce devrait être les dernières paroles d’Augustin ! En l’entendant ébahi de reconnaissance prononcer ces mots, la grosse walkyrie se serait peut-être dressée et, qui sait, en voyant le Rédempteur promis entrer sur la scène, aurait-elle entamé un chant tout différent !

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/10/22/augustine-and-the-fat-lady/

Regis Martin est Professeur de théologie à l’université franciscaine de Steubenville.

Auteur de nombreux ouvrages, le plus récent étant « The beggar’s banquet », (le chemin d’Emmaüs)