« Quiconque ne pratique pas la justice — dit Saint Jean à ses disciples, ses petits enfants — n’est pas de Dieu, ni celui qui n’aime pas son frère. Car tel est le message que vous avez entendu dès le début : nous devons nous aimer les uns les autres.» (1 Jn, 3:10-11).
J’ai récemment découvert le plaisir de lire les Écritures en traduction, non pas en anglais, mais en d’autres langues, car chaque langue a ses propres nuances et ses lacunes.
Le traducteur, avec un brin d’honnêteté et d’humilité, plus une dose de sens artistique, devra méditer sur l’original, la portée de sa signification, ses nuances, le ton de sa voix, la résonnance avec d’autres mots de l’Écriture, puis tenter de trouver dans sa propre langue les mots qui capteront, ou qui seront le moins éloignés de ce que la langue peut traduire.
Parfois sa langue manque de mots, parfois elle en regorge. Par exemple, l’anglais a trop peu de mots pour « amour ». Le latin en a bien trop. Et pourtant, on peu en tirer bien des leçons.
Si vous êtes allé à l’école catholique, vous avez sans doute appris que le mot « amour » le plus fréquemment emplloyé dans le Nouveau Testament est le mot grec « agapè », mot relativement rare en-dehors des Écritures, révélateur d’un amour désintéressé, voué au bien d’autrui. [NDT: le mot est resté bien vivant en grec moderne, amour, affection, amitié, attachement, charité.] « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné Son Fils, l’Unique Engendré.» (Jn, 3:16). C’est l’amour « agapè ».
Mais si nous en concluons que notre amour pour le prochain ne comporte aucun désir, aucun élan du cœur, alors nous ramenons l’amour chrétien à une forme stoïque de bienveillance insipide. Ce n’est pas conforme aux Écritures. « Comme languit une biche après les eaux vives,» dit le psalmiste — littéralement « comme la biche halète vers l’eau vive,» — « ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu.» (Ps, 42:1).
Le fait de n’avoir en anglais qu’un seul mot, « love », [=amour] pour traduire « agapè » et « eros » [=désir] n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Si notre amour n’est qu’un reflet de l’amour de Dieu pour nous, alors nous pouvons supposer que les faibles et indécis battements de nos cœurs ne sont qu’un vague écho au cœur de Dieu. Laissons aux musulmans le culte de Dieu hors de l’amour. Pour nous chrétiens, adorer Dieu est amour.
La lecture en latin pose un autre problème. Saint Jérôme disposait d’un nom pour traduire « agapè »: « caritas ». Ce nom correspond à l’adjectif « carus », signifiant cher, précieux, aimé. Dans l’exemplaire de la Vulgate que je possède, le mot est orthographié « charitas », sous-entendant un lien avec le grec « charis », grâce, agrément, charme.
Dieu est par Lui-même amour, le Père a une profonde affection pour Son Fils, et le Fils est empli de joie par l’amour du Père, c’est l’Esprit d’Amour mutuel qui vit entre eux.
Mais s’il s’agit de passer des noms « caritas » ou « charitas » à un verbe on se heurte à un problème: il n’esiste pas de verbe associé à ces noms. Il faut alors choisir entre « amare », avec son accompagnement de passion, et « diligere », « choisir », « estimer » — « apprécier ».
Ce dernier verbe a été choisi par Saint Jérôme pour le passage de l’épitre de Saint Jean cité ci-dessus. Nous devons nous aimer les uns les autres; c’est facile, du moins le croyons-nous si l’amour est distant, neutre, stoïque. Nous pouvons nous asseoir sur le trône comme ce bon empereur Marc Aurèle, indulgent envers les folies et vices de son frère, lui accordant ses faveurs quoi qu’il arrive.
C’est bien plus difficile d’éprouver de l’affection pour son frère, comme s’il était ou pouvait devenir une cause de bien-être. Jésus versa des larmes devant la tombe de son ami Lazare, et les Juifs dirent : « Voyez comme il l’aimait !» (Jn, 11:36).
L’amour de Jésus n’était jamais tiède ou distant; rappelons-nous la brutalité de Son amour pour les Pharisiens. Ainsi quand Saint Jean déclare que nous devons aimer nos frères il a à l’esprit cette même forme d’amour, un amour qui ne nous laissera pas tranquilles avant que nous puissions nous réjouir en partageant tous unis les bénédictions de Dieu.
Alors, si nous voyons un frère dans le besoin, nous devons lui ouvrir notre cœur ; c’est l’expression appropriée, à la fois métaphorique et physique. Nos cœurs battent plus fort à la vue du malheureux, et ne nous retiennent pas de joindre notre peine à sa peine.
À nouveau nous trouvons le latin plus varié — et désarçonnant — que l’anglais [ou le français]. Saint Jean dit de ne pas fermer nos « splanchna » [=entrailles] à notre frère dans le besoin. Saint Jérôme traduit littéralement le grec: nous ne devons pas être celui qui » clauserit viscera sua ab eo » – « qui lui aura fermé ses entrailles ».
Grec et latin poursuivent en parlant du cœur, mais avant le cœur nous avons droit aux viscères, que les traducteurs de la Bible du Roi Jacques désignent par l’expression » the bowels of compassion » [=les boyaux de la compassion].
Non, je ne recommande pas le terme « boyaux » en langage moderne. Il ne convient pas. Mais je me demande si, au lieu du joli cœur dessiné pour symboliser l’amour sur nos cartes de vœux, on avait une illustration réaliste du cœur avec aorte et veine cave, on ne symboliserait pas mieux le sens vigoureux que l’amour chrétien attend de nous.
Bien sûr, c’est de l’amour, ce désir évoqué par un joli cœur percé d’une flèche de Cupidon. C’est très bien en soi.
C’est bien, car c’est le reflet de cet amour pleinement spirituel et pleinement charnel que Jésus porte aux pécheurs. Ce désir révélé par le véritable cœur humain percé par une lance.
Tableau : Compassion, par William-Adolphe Bouguereau, 1897.
NDT: texte français des citations bibliques tiré de la Bible de Jérusalem.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/the-heart-of-love.html