Vladimir Ghika - France Catholique

Vladimir Ghika

Vladimir Ghika

Copier le lien

Deux personnes, parmi d’autres, ont beaucoup compté dans la vie de Vladimir Ghika : sa mère, la princesse Alexandrine et sœur Pucci, des Filles de la charité. Le prince (car tel il était, descendant d’une famille qui avait régné sur la Moldavie) devait certainement penser à elles quand il entra dans la chapelle des Lazaristes, ce matin du dimanche 7 octobre 1923. Devant le monde couronné de l’époque, il reçoit l’ordination sacerdotale des mains du cardinal Dubois, archevêque de Paris. Par respect pour sa mère, il avait attendu qu’elle fût morte pour accéder au sacerdoce, ne voulant pas lui infliger d’autre souffrance que celle de lui avoir appris son entrée dans l’Eglise catholique. Sœur Pucci était morte, elle aussi. Il avait fait sa connaissance à Thessalonique quand il avait rejoint son frère, le prince Démètre Ghika, alors consul général de Roumanie, deux ans après sa conversion à Rome en 1902. Avec elle, il avait fait quantité d’œuvres charitables. Elle ne fut pas pour rien dans sa marche vers le sacerdoce selon l’esprit de Monsieur Vincent. Que l’ordination eût lieu en la chapelle où se trouve la châsse de saint Vincent de Paul n’est donc pas dû au hasard. Raïssa Maritain assistait à la cérémonie ; elle raconte dans son Journal : « Le plus beau de tout fut le prince Ghika lui-même, tout en Dieu, exténué, bien plus victime que sacrificateur : tel nous l’avons vu après son ordination, debout, vêtu de l’aube, lorsqu’il donnait ses mains à baiser dans un geste digne d’Angelico, tant il exprimait d’humilité et d’abandon ». Même sentiment, le lendemain, pour la 1ère messe, chez cette sœur Thérèse dont parle Hélène Danubia et qui se trouvait à la chapelle de la Médaille miraculeuse : « à ma surprise, je vois avancer un personnage pas comme les autres, aux cheveux blancs, à la barbe blanche ; on aurait dit un personnage d’icône. Mais le plus saisissant, c’est que son regard reflétait une profondeur qui rayonnait sur tout son être. Il avançait sans hésitation ; sa démarche était celle de quelqu’un qui venait d’un grand soleil pour avancer vers une nouvelle vie. Pas de doute ; il entrait ainsi dans la Terre promise après une longue route ». L’image souvenir de son ordination portait l’effigie de saint Josaphat Kuncewycz, ce saint archevêque de Polotz (Ukraine) au 17e siècle, martyr gréco-catholique, victime de son attachement à l’Eglise catholique. Cette image portait, au dos, une prière de Vladimir Ghika lui-même, qui montrait bien son souci de l’union de l’orthodoxie avec l’Eglise de Rome. Il avait 50 ans.

Tout ceci n’est pas ordinaire

Qui est ce Vladimir Ghika, ordonné si tard pour le diocèse de Paris ? D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait pour qu’on parle encore de lui bientôt soixante ans après sa mort tragique dans les geôles communistes de Bucarest, en Roumanie, son pays ? Qu’a-t-il fait d’extraordinaire pour qu’il soit question de le béatifier ? Et quel sens cela a-t-il pour nous aujourd’hui ?

A toutes ces questions, nous allons essayer de répondre en parcourant la vie et l’œuvre de Mgr Ghika. Il va falloir d’abord silhouetter cette vie et ce personnage.

Chronologie

Vladimir est le 5e enfant d’une famille de 6. Il est né à Constantinople le 25 décembre 1873 où son père, le Prince Ioan Grigore Ghika, exerçait les fonctions d’agent diplomatique près la Sublime Porte. En ce temps là, la Roumanie n’était pas encore indépendante et le Sultan de Turquie était son suzerain. Il avait épousé la Princesse Alexandrine Moret de Blaramberg, apparentée à une autre branche des Ghika, et qui avait aussi des origines françaises et russes.

Très tôt, à 5 ans, il part avec son frère Démètre pour la France avec une gouvernante suisse. Il fera toutes ses études, licence de droit comprise, à Toulouse, d’abord au lycée, puis à la faculté. Les deux frères iront ensuite à Paris, à l’Ecole libre des Sciences politiques. Vladimir n’achèvera pas ses études car, malade, il doit rentrer en Roumanie. Nous sommes en 1895. Il aide sa mère à gérer le domaine familial et fait des recherches dans les archives familiales. Ces recherches le mettent en rapport avec des historiens et, finalement, le conduisent à Rome, où son frère, diplomate, est nommé en 1898. Il est impressionné par Rome, poursuit ses recherches qui s’élargissent aux relations de son pays avec le Saint-Siège : elles sont plus étroites qu’il ne le croyait. Déjà, il s’intéresse au catholicisme, ça se sait en Roumanie. Il est méchamment attaqué par la presse qui le traite de traitre à la nation et d’apostat. Nous sommes en 1902. Il songe sérieusement à se convertir, malgré l’obstacle de sa mère. Il ne s’agit pas pour lui d’un simple changement de religion. Il envisage une vie entièrement consacrée à Dieu, au service du prochain, à l’unité de l’Eglise. Il devient catholique le 13 avril 1902.

Il aurait voulu devenir prêtre, mais le pape Pie X, peut-être influencé par la Princesse Alexandrine, sa mère, lui conseille, pour un temps au moins, de rester plutôt dans le monde et l’engage à se considérer comme missionnaire de Jésus-Christ dans les divers milieux où il avait accès en Orient ou en Occident. Il le sera pendant 21 ans. Il prépare avec succès une licence en philosophie et un doctorat en théologie, ce qui n’est pas ordinaire à l’époque, qu’il obtient en 1905.

Il rejoint son frère qui a été nommé en 1904 consul général à Thessalonique, territoire encore sous souveraineté ottomane, capitale de la Macédoine. Vladimir y est sensible à la situation religieuse de ses compatriotes qu’on appelle les koutzovalaques. C’est là qu’il fait la connaissance de la Sœur Pucci. Il voit en elle un témoin brûlant de l’amour de Dieu et va l’assister auprès des malades et des mourants. Il conçoit le projet de faire venir les Filles de la charité en Roumanie. Non sans difficultés, ce projet aboutira. Ce sera d’abord Bethléem Mariae, créé en 1906. Ghika songe à adjoindre aux Filles de la charité des Dames de Charité. Rapidement elles sont une centaine ; il leur fait des conférences qui seront publiées plus tard.

Avec Sœur Pucci et ses compagnes, il fera des prouesses pendant les révoltes paysannes de 1907 et pareillement lors de la Seconde Guerre des Balkans en 1913 qui donnera lieu à des épidémies terribles de choléra.

Il passe presque toute la guerre de 1914-18 à Rome. La princesse Alexandrine est morte quand son frère est nommé Ministre de la Roumanie près le Quirinal. Vladimir aussi jouera un rôle diplomatique auprès du Vatican. Il ne néglige pas ses activités charitables et veille sur les œuvres en Roumanie.

Il retourne à Paris, toujours en suivant son frère qui y est nommé, se met à écrire dans les revues, rencontre des chrétiens engagés et habite chez les Bénédictins de la rue de la Source dans le 16ème arrondissement de Paris. Et c’est là qu’il se décide à être prêtre.

Comme déjà dit, il est ordonné prêtre le 7 octobre 1923, est nommé à la chapelle des étrangers où le ministère qu’il exerce est extrêmement fécond. Il poursuit ses rencontres intellectuelles, pousse le projet d’Auberive. Dans les années 1927-1931, il obtient l’autorisation de résider sur la « zone » comme on disait à l’époque, c’est-à-dire sur les anciennes fortifications, les « fortif ». C’est à Villejuif, pour un apostolat auprès des plus déshérités à la manière de Charles de Foucauld.

Il a toujours voyagé, mais à partir de 1931, il parcourt le monde. Il est membre du comité directeur des Congrès eucharistiques internationaux qui se déroulent successivement à Sydney, Carthage, Dublin, Buenos-Aires, Manille et Budapest. Il va aussi au Japon fonder le carmel à Tokyo.

Et c’est 1939. Il retourne en Roumanie et ce retour deviendra définitif en raison des circonstances. A Bucarest, Mgr Ghika répond à toutes les détresses, celle des réfugiés polonais, celle des prisonniers de guerre et des blessés, les malades ; protège les Juifs. Bref son rayonnement spirituel et culturel est immense. Il est proche des gréco-catholiques de la paroisse Saint-Basile comme des autres latins à la chapelle Saint-Vincent de Paul. Il est proche de tout le monde, des orthodoxes, des grands du royaume comme des pauvres et des petits. Il se révèle, mais on le savait déjà à Paris, grand accompagnateur spirituel. Il faudra voir par quelles vicissitudes est passée la Roumanie pour comprendre que même ce ministère était devenu dangereux quand les communistes prirent le pouvoir. La période communiste commence vraiment en 1947 et pendant 5 ans, Mgr Ghika continuera d’exercer le ministère, de soutenir les Eglises gréco-catholique et latine en grande détresse du fait de l’arrestation de leurs évêques. Il sera arrêté le 18 novembre 1952, regroupé avec d’autres prêtres et quelques femmes, jugé après une instruction impitoyable, et condamné à trois ans de prison. Mais la prison était le terrible fort de Jilava. C’est là que le cueillera la mort après avoir exécuté la moitié de sa peine (qui sera d’ailleurs ramenée à quelques mois par le procès d’appel qui rendra son verdict après la mort de Mgr Ghika).

La vie du Serviteur de Dieu peut être divisée en trois parties. La première va de sa naissance à son ordination sacerdotale, c’est-à-dire de 1873 à 1923. La deuxième concerne son ministère de prêtre jusqu’à ce qu’il retourne en Roumanie à la veille de la Seconde Guerre mondiale ; la dernière partie concerne sa vie en Roumanie depuis le début de la guerre jusqu’à sa mort. Nous reprendrons chacune de ces parties pour les approfondir, pour suivre Vladimir Ghika dans son cheminement de chrétien, dans son apostolat de laïc puis tout au long de son ministère sacerdotal. Nous essayerons de cerner sa personnalité, de comprendre sa spiritualité, d’en saisir les nervures. Il n’a pas beaucoup écrit, mais il a écrit livres, articles, notes et lettres qui permettent de dégager ses préoccupations, ses perspectives et aussi ses réactions aux événements. Sa vie se déroule à la charnière des mondes. Celui qui s’en va, qui se disloque sous la poussée des nationalismes et qui disparaîtra dans la Première Guerre mondiale. C’est alors qu’est créée une nouvelle Europe comprenant des pays qui existaient peut-être déjà mais qui auront de nouvelles frontières comme la Roumanie. Ces pays subissent plus qu’ils ne maîtrisent les transformations de l’Europe.

Aujourd’hui encore, nous avons de la peine à nous rendre compte de ce qu’a été le démembrement des Empires centraux. On assiste, impuissant, à la montée des dictatures qu’elles soient communiste, fasciste ou hitlérienne qui conduiront tout droit à la Seconde Guerre mondiale, douloureuse pour tous et particulièrement pour la Roumanie. La fin de cette nouvelle Guerre aboutit à la formidable expansion de l’Union soviétique, couvrant d’une chape de plomb la moitié de l’Europe sous laquelle la Roumanie a survécu à grand peine. Tous ces événements, Mgr Ghika les a vécus dans son cœur et dans sa chair. Comme pour les autres pays, il a fallu attendre la chute du communisme pour découvrir l’immensité et l’horreur du drame qu’a vécu le peuple roumain. Concernant Ghika, on savait bien qu’il était mort en prison à 81 ans presque. Mais on ne savait pas dans quelles conditions. Ces conditions furent telles qu’elles en font un martyr parmi beaucoup d’autres. Le bienheureux pape Jean-Paul II a commandé de les recenser pour qu’on n’oublie pas la mémoire de ces chrétiens qui ont témoigné jusqu’au sang de leur foi, ne fussent-ils pas tous catholiques. En effet, l’immense majorité des populations de ces pays qu’on appelait de l’Est est orthodoxe. Il faudra donc, à travers le vécu de Mgr Ghika, travailler cette question des rapports des Eglises entre elles et, dans ce contexte, la raison de son entrée dans l’Eglise catholique.

Mgr Ghika est une personnalité inclassable. Il était prêtre du diocèse de Paris mais il a toujours été en situation particulière sauf peut-être à la chapelle des Etrangers, devenue Eglise saint Ignace des Pères jésuites, rue de Sèvres. Personnalité attachante par son apostolat. D’abord, il a été un laïc actif, on dirait aujourd’hui engagé, profondément ancré dans la foi et la vie spirituelle. Son ministère sacerdotal ensuite pourrait être défini comme classique : il confesse, il conseille. Mais en même temps, il est en contact avec tous les milieux. Je dirais qu’il fût à l’aise dans tous les milieux. D’abord celui qui était le sien mais aussi tous les autres avec un amour de prédilection pour les pauvres, les malades. Il ne cachait pas qui il était mais il ne s’en prévalait jamais. C’est avec les pauvres qu’il a développé sa théologie du besoin et sa liturgie du prochain sur lesquelles nous devrons nous arrêter.

Je propose donc au long de six chapitres de reprendre chacune de ces périodes de la vie de Mgr Ghika, de situer chacune d’elle dans le contexte général, national, international, ecclésiastique. Nous nous emploierons ensuite à faire ressortir l’originalité de la vie de Mgr Ghika, spécialement du point de vue qui nous occupe : celui de la sainteté de sa vie et, pour étayer cela, nous rechercherons les ressorts de sa vie spirituelle et apostolique, notamment à travers ce qu’il a écrit.

Nous disposons d’une abondante bibliographie concernant Mgr Ghika. D’abord, de ses amis racontent la partie de la vie qu’ils ont partagée avec lui.

Ainsi, Jean Daujat qui publia L’Apôtre du Xe siècle, deux éditions en 1956 et 1962. Michel de Galzain avec préface du cardinal Feltin réalisa une remarquable biographie à partir de textes divers de témoins du Père. 1961. Suzanne Maire Durand, en 1962, Vladimir Ghika Prince et berger. Elle a collaboré de près avec Mgr Ghika à la fondation de l’Institut Saint-Jean en Roumanie. Pareillement Yvonne Estienne a collaboré avec Mgr Ghika pour fonder et diriger le centre Notre-Dame de France qui fusionna avec le Centre d’Etudes Religieuses fondé par Jean Daujat. Citons encore Elisabeth de Miribel, puis Hélène Danubia qui rapporte un témoignage précieux sur la période 1939-1954 puisqu’elle était auprès de Mgr Ghika. Mihaela Vasiliu, en 2011 publia un livre tout en nuances sur la spiritualité de Mgr Ghika.

Evidemment, il faut citer l’ouvrage de Mgr Charles Molette, Mgr Vladimir Ghika, Prince, prêtre et martyr édité en 2007 par l’A.E.D. un bon travail d’historien.

Après la chute du régime de Ceaucescu, on a pu traduire en Roumanie les ouvrages cités plus haut et en produire d’autres, surtout celui de Horia Cosmovici qui a été converti par Mgr Ghika, a collaboré avec lui, a connu aussi une longue période de détention, puis est devenu prêtre gréco-catholique. Son livre a été réédité par les soins de ses enfants en 2011 (en roumain).

Depuis quelques années les archives des administrations publiques sont ouvertes, dont celles de la tristement célèbre Securitate mais aussi celles des ministères français et roumains des Affaires étrangères. Enfin, et surtout, nous disposons de l’immense travail fait par ceux qui travaillent à la cause de béatification ou de déclaration de martyr du Serviteur de Dieu. La cause a d’abord été instruite à Bucarest, à l’archevêché latin sous la houlette de l’archevêque, Mgr Ioan Robu, en un procès diocésain, puis le dossier est passé à Rome. Nous disposons maintenant de la Positio qui est un ouvrage de plus de 700 pages. Il faut souligner que le travail, même celui de la Positio, a été grandement facilité par la Biographie documentée, écrite en Français, du Professeur Andrei Brezianu. J’ai eu le bonheur de rencontrer cet éminent professeur et je puis accéder à sa Biographie. Enfin, les éditions du Cerf viennent d’accepter de publier un ouvrage collectif dont les auteurs sont ceux-là mêmes qui ont travaillé à Bucarest jusqu’à présent à la cause de Mgr Vladimir Ghika. Parution au cours de l’été 2013.

Mgr Vladimir Ghika proclamé bienheureux le 31 août à Bucarest. Ce sera l’occasion de célébrations tant à Bucarest qu’à Paris. C’est en vue de cet événement que j’ai accepté de présenter la vie de Mgr Ghika au cours de six séances que m’a offertes le collège des Bernardins.

Beaucoup savent que pendant près de 10 ans j’ai dirigé l’Œuvre d’Orient. Cette œuvre est dédiée aux chrétiens orientaux. A ce titre, je connais les gréco-catholiques de Roumanie où je suis allé plusieurs fois. A l’initiative de l’Association pour la béatification de Mgr Vladimir Ghika, le cardinal André Vingt-Trois m’a chargé suivre, il y aura bientôt 4 ans, pour le compte du diocèse de Paris, le travail de cette association et les progrès du procès en béatification. Mon travail consiste en partie à rappeler que, par son élévation aux honneurs des autels, Mgr Ghika est aussi un prêtre du diocèse de Paris qui sera proposé, prochainement à la vénération des fidèles.