Une autre querelle du "silence" : catholiques et communisme. - France Catholique
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Une autre querelle du « silence » : catholiques et communisme.

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28 décembre

Une autre querelle du « silence » a eu cours un moment, à propos du communisme. Lors du Concile Vatican II, un mouvement se dessina au sein des évêques pour une condamnation explicite du communisme par l’assemblée. Une pétition réunit même plusieurs centaines de signatures, sans entraîner l’assentiment du Concile, de ses instances de direction et de sa majorité. Alain Besançon fut, par la suite, un des rares historiens à s’émouvoir de cette abstention. Il en dénonça même le scandale, déclenchant la réprobation indignée d’Étienne Borne. La question était-elle illégitime ? Il est vrai que cette période des années 60 ne correspond pas aux persécutions les plus sanglantes à l’égard des chrétiens. Staline est mort et il n’aura pas de successeurs aussi féroces. N’empêche que l’entreprise d’éradication du christianisme s’est poursuivie, notamment avec Khrouchtchev. Comment apprécier le mouvement de rapprochement opéré par beaucoup de chrétiens avec un communisme qui, d’évidence, fait rêver ? J’aurais énormément à dire là dessus, si je rassemblais mes souvenirs les plus anciens et tous ceux qui ont concerné les périodes qui se sont succédées jusqu’à la chute du mur de Berlin.

Il y a un phénomène d’amnésie à ce propos, plutôt troublant. Qui se souvient encore du contenu de la polémique de Maurice Clavel dans son essai virulent intitulé « Dieu est Dieu, nom de Dieu » ? Certains se souviennent du titre, mais tout se passe comme si le sujet avait été complètement oublié, du fait d’un processus qu’il serait intéressant d’identifier. L’essai date de 1976, deux ans avant l’avènement de Jean-Paul II, et il nous évoque, à 34 ans de distance, un curieux climat intellectuel. Je reprends mon exemplaire, et j’y retrouve des passages d’extrême sévérité qui réveillent un univers aujourd’hui presque enfoui. Moi qui ai pourtant vécu complètement, et même à pleine dents cette époque, j’en suis presque abasourdi. Quelle charge contre l’Église de France d’alors ! « Tout ce que je puis dire aujourd’hui de mon Église avec certitude, c’est qu’après tant d’années de dissipation et de débandades, elle a le plus grand besoin d’une immense retraite spirituelle. Oui, d’un silence plein après tant de bruits insanes, d’un désert prophétique après tant de propos désertiques. Il lui faut, dût-elle disparaître quelques années de tous nos tréteaux, ce qui ne serait une perte intellectuelle pour personne. Il lui faut découvrir ou redécouvrir, entre autres – ou bien plutôt se faire à nouveau révéler – qui elle est, ce qu’elle est, où elle est : non pas sa place dans la société, mais dans l’Être. Car son plus grand malheur est sans doute aujourd’hui qu’ayant pris au monde, à notre culture athée, ses idées – ou plutôt des lambeaux et des bribes, sans cesse recousues, ravaudées, rapiécées, pour les besoins perpétuellement variables de sa contenance ou de son image, comme un nuage prend de la vapeur d’eau qui le charge au hasard des rivières et des flaques où il se reflète, elle n’a plus de quoi se penser elle-même. Et c’est la catastrophe de loin la plus concrète : tous les prêtres perdus, c’est qu’ils ne pouvaient plus penser leur état. Tous les fidèles en allés de nos églises de pierre, c’est qu’ils ne pouvaient plus savoir ce qu’ils faisaient là… »

Oui, c’est terrible, mais parce que c’est juste. Quelques années plus tard, Jean-Marie Lustiger me dirait, en d’autres termes, la même chose. C’est que l’on est sur le point de passer à une autre époque : l’arrivée de Jean-Paul II, la nomination de Lustiger à Paris. Le climat va changer, parce que ces deux là savent qui est l’Église, sans avoir le moins du monde besoin de se raccrocher à l’esprit du temps, en s’excusant d’être soi-même pour peu qu’on ait encore envie de l’être. Ces année 70 sont étranges, elles correspondent à une véritable apostasie, et en même temps à l’obsolescence de ce pourquoi on a apostasié. Une certaine avant-garde va se révéler d’extrême arrière-garde, sa contestation souvent haineuse de l’Église-baraque débouchera sur le néant des idéologies qui s’effondrent. Quelle catastrophe spirituelle !

Justement, sur cette question précise du communisme et de l’Église vient de paraître une étude importante de l’historien Philippe Chenaux, professeur à l’université du Latran à Rome. Je m’en suis saisi avec quelque avidité, y retrouvant d’emblée l’époque, les hommes, les événements, les discussions passionnées qui participèrent à ma formation, mon insertion dans l’actualité et le combat des idées. Chenaux a beaucoup travaillé et il nous offre une synthèse extrêmement intéressante. Il y a quelques oublis, mais c’est inévitable. Rien, par exemple sur Clavel, et antérieurement sur un personnage aussi typique de l’engagement progressiste, au Mouvement de la paix, à France-URSS, à l’hebdomadaire Action, au procès Kravchenko : Pierre Debray, peut-être le compagnon de route du parti le plus engagé parmi les jeunes intellectuels catholiques de gauche. C’est vrai que son ami l’abbé Boulier est cité, avec le rappel de sa suspension a divinis en 1950 et sa réduction à l’état laïc en 1953. On replonge dans ces années d’après-guerre avec la fascination qu’exerce le communisme sur les chrétiens. C’est une affaire qui va durer jusque dans les années 70. Et je pourrais en témoigner ! Les relations qui se sont établies après la Libération entre certains intellectuels catholiques et les instances communistes vont se prolonger sur une trentaine d’années.

C’est le choc Soljenitsyne qui va produire la rupture définitive. Les intellectuels anciennement progressistes et leurs successeurs vont adhérer sans réserves, et même avec entière conviction, au combat des « dissidents ». Cela aura même des conséquences financières, le parti abandonnant les nombreux abonnements par lesquels il soutenait telle revue de ma connaissance.

J’ai rencontre l’abbé Boulier à ce moment là. J’ai déjà expliqué, par ailleurs, qu’il était traditionaliste sur le terrain religieux et progressiste sur le terrain politique. Il continuerait donc à travailler avec ses amis communistes, à la veille du moment où le système, intellectuellement et politiquement s’effondrerait.

Je retrouve aussi dans le livre de Philippe Chenaux le récit circonstancié de l’avènement de l’Ostpolitik sous Paul VI, a l’instigation de Mgr Agostino Casaroli. L’historien restitue très exactement l’esprit et les procédures de cette « ouverture à l’est » qui ne fut pas de tout repos. Objet de critiques sévères de la part de ceux qui y discernaient une complaisance coupable pour les soviétiques et les régimes satellites. Elle se heurtait dans les faits à un pouvoir totalitaire qui ne cherchait que la soumission des églises locales. C’était une sorte de real politik, qui avait toutefois ses exigences spirituelles et des finalités supérieures. Elle obtint quelques résultats, notamment à la conférence d’Helsinki (1973-1975) en imposant aux soviétiques de souscrire au « respect des droits de l’homme et des droits fondamentaux », y compris « la liberté de penser, de conscience religieuse et de conviction ».

Philippe Chenaux met l’accent, en fin de parcours, sur les contradictions entre l’approche de l’Ostpolitik et la montée de la dissidence. Les cathos de gauche qui ne pensaient qu’à la politique de la main tendue avec les communistes vont se trouver marginalisés. Et ils vont même se trouver très mal. Un retournement s’est produit dans les esprits. Au Vatican même, ce ne fut pas sans problèmes. Lubac et Fessard étaient très sévères pour certaines dérives à l’intérieur du Secrétariat pour les non-croyants. Et puis avec ce nouveau pape venu de Cracovie, toutes les désillusions tombèrent. « Si le cardinal Wojtyla avait toujours affiché sa solidarité avec les choix du primat Wyszynski et soutenu la « politique du dialogue » mise en œuvre par le Saint-Siège, il se voulait porteur, en tant qu’enfant de la nation polonaise et fils spirituel du concile Vatican II, d’un dessein stratégique révolutionnaire que les circonstances allaient lui permettre de réaliser contre toute attente : la libération des peuples de l’autre Europe de l’oppression totalitaire et leur intégration à part entière dans la maison des peuples européens. »

Jean-Paul II sut mener son entreprise à terme, sans rompre avec Casaroli, dont il fit même son Secrétaire d’État. J’ai gardé, pourtant, l’impression qu’il y avait eu quelques grippages en ce début des années 80. Avec Joseph Vandrisse, nous avions alors rencontré Paul Grossrieder, un dominicain de grande valeur à la Secrétairerie d’État. Il était directement associé aux relations avec l’Est. Il devait quitter le Saint-Siège pour désaccord, m’a-t-on dit, avec ce qui subsistait d’Ostpolitik chez Casaroli. Il allait d’ailleurs quitter le sacerdoce pour poursuivre une brillante carrière à la Croix Rouge, en Suisse son pays d’origine.

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  1. Philippe Chenaux : L’Église catholique et le communisme en Europe (1917-1989) de Lénine à Jean-Paul II. Cerf histoire