Un monde d'incarnation - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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Un monde d’incarnation

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Quand saint Augustin est arrivé à Milan en 384, il était devenu insatisfait des Manichéens, la secte gnostique à laquelle il était affilié depuis douze ans. Sur les conseils d’amis, il a commencé à lire « certains livres des Platoniciens ». Lesquels l’ont aidé à transcender ses concepts étroitement matérialistes pour faire de la place à un Dieu qui n’est pas un objet mais la source de l’être de toutes choses. C’était un pas important, mais il apportait ses propres dangers.

S’efforcer de s’unir avec « les choses d’en-haut » a malheureusement servi à le gonfler d’une autre forme d’arrogance. Cela lui a donné l’illusion d’avoir une place privilégiée en dehors du monde lui permettant de regarder ce monde d’en-haut. En cherchant Dieu « en haut », Augustin a oublié de chercher Dieu « en bas ». Le Christ incarné – dont nous célébrons la naissance en cette période de Noël – lui a appris à trouver Dieu non seulement « en haut » mais également « en bas » : non seulement dans les confins de l’esprit mais dans la matière et les réalités créées du monde.

Donc, bien qu’Augustin ait beaucoup appris des « livres des Platoniciens », tout aussi intéressant est ce qu’il dit ne pas y avoir trouvé. Il n’a rien trouvé concernant le Verbe fait chair et demeurant parmi nous ; rien sur Dieu se dépouillant Lui-même et prenant la forme d’un serviteur, rien sur Jésus se faisant humble et obéissant jusqu’à la mort, même la mort sur la Croix. « Où était cet amour qui se construit sur la base de l’humilité ? » se demandait-il.

Une humilité basée non sur le mépris du corps mais en l’aimant de façon appropriée ; non en tenant pour rien ses propres péchés comme étant « de la chair » mais en en acceptant la pleine responsabilité ; ne cherchant pas à s’élever vers le divin mais reconnaissant ses limites et péchés et le besoin de pardon et d’aide divine.

Et c’est la seconde chose qu’Augustin n’a pas pu trouver dans les livres des Platoniciens : un témoignage de la grâce de Dieu. Cela, il l’a trouvé dans les lettres de saint Paul.

Rapidement, il ne cherchera plus à se placer parmi le groupe d’élite des philosophes qui cherchaient à atteindre les limites supérieures de la « ligne divisée » (analogie de la ligne) par leurs propres efforts intellectuels. Il va dorénavant placer sa foi dans « le Créateur de toutes choses visibles et invisibles » qui s’est plongé lui-même dans le tissu matériel de Sa création par amour en vue de le sublimer dans l’amour.

Pour Augustin, la « ligne divisée » n’était plus simplement une ascension verticale. « Le salut » était devenu « l’histoire du salut ». la ligne a été, pour ainsi dire, retournée et est devenue le récit de l’entrée de Dieu dans l’histoire – son auto-révélation et la rédemption de l’humanité réalisées dans le temps et dans les événements de l’histoire humaine. Dans cette vision, les humains doivent faire leur part, mais leur part est rendue possible par un amour divin qui a existé au-delà de nos mérites et de nos efforts. Donc, pour être élevé, on doit d’abord devenir « comme le Christ » et embrasser les obscurs, les pauvres, les doux et les humbles. On doir s’unir à Son corps et mourir à soi-même (et faire mourir son égoïsme) en vue d’être élevé avec Lui dans l’éternelle communion d’amour de Dieu tout comme le Fils est uni au Père.

Forcé d’envisager la signification du Verbe devenu chair, Augustin en vint à plusieurs importantes conclusions. La première est que la matière n’est pas le mal ni la source du mal. Penser ainsi serait confondre une cause avec un effet. Ce n’est pas le corps de la femme qui porte l’homme à pécher ; c’est son incapacité à apprécier la beauté de la personne toute entière : corps, âme, intelligence, esprit. Ironiquement, Augustin n’a jamais été capable de renoncer à son addiction au sexe pendant qu’il était membre des Manichéens haïsseurs du corps. Cette liberté ne lui a été accordée que lorsqu’il a reconnu que le corps n’était pas une prison mais un outil grâce auquel l’âme exprime son amour oblatif pour Dieu et le prochain.

De même pour le reste du monde matériel : ce n’est pas une prison dont nous devons être libérés. Avec l’Incarnation, il devient le lieu de notre salut. Nous ne sommes pas sauvés du monde ; nous sommes sauvés dans et avec le monde. Nous sommes sauvés d’une relation dysfonctionnelle avec le monde qui nous pousse à l’utiliser pour notre propre agrandissement dans une tentative d’auto-création et d’auto-déification.

Dieu a rendu la Création ordonnée et il est important que nous nous conformions à cet ordre. Nous ne pouvons pas nous accomplir en nous échappant dans un autre monde ou en imposant un ordre étranger à ce monde-ci. Nous prospérons, et le monde prospère avec nous, quand nous comprenons l’ordre que Dieu a instauré et que nous nous disciplinons nous-mêmes pour préserver et étendre cet ordre. Et cette nouvelle vie, cet accès à un nouvel ordre et à une harmonie nouvelle n’est pas quelque chose que nous créons ou que nous atteignons par nous-mêmes ; c’est quelque chose qui nous est donné d’au-delà du monde, par une puissance essentielle d’amour créateur qui transcende nos propres capacités.

De ce fait, la rédemption chrétienne est une transformation de la Création et de la personne, non une oblitération ni une négation. Nous ne pouvons pas détruire la nature pour réaliser notre destinée humaine. Nous ne pouvons pas non plus contrôler complètement la nature et l’assujettir à nos propres ambitions égoïstes sans nous soucier du bien-être des autres. Le message chrétien est que nous ne pouvons réaliser notre destinée humaine qu’en vivant en accord avec l’ordre naturel que Dieu a créé, le comprenant comme « incarné » et le traitant « sacramentellement » comme un « instrument » et une « incarnation » de l’amour de Dieu.

Cela a dû être quelque chose pour un homme de l’intelligence d’Augustin que de reconnaître que l’entièreté du monde conceptuel de la philosophie antique avait été retourné par un simple enfant dans une mangeoire à Bethléem – un enfant qui était au-delà de toutes les attentes humaines, le Verbe fait chair. Ce n’est pas plus facile de nos jours, bien que probablement pas plus difficile. Mais si l’histoire est vraie – et elle l’est – ce n’est rien moins que la clef de la signification de toute chose.