UN PRINTEMPS EXPLOSIF A MOSCOU - France Catholique
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UN PRINTEMPS EXPLOSIF A MOSCOU

Chronique n° 232 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1518 − 16 janvier 1976

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IL S’EST PASSÉ, EN DÉCEMBRE DERNIER, quelque chose de fantastique et dont on me pardonnera de parler, bien que ce ne soit pas de mon ressort1.

Le monde entier savait dès l’été dernier que, « vu la sécheresse », la récolte russe de céréales, au lieu des 195 millions de tonnes nécessaires, n’atteindrait que 165 millions de tonnes : déficit, 30 millions de tonnes. Et aussitôt, négociations des Russes pour obtenir une aide américaine. 20 octobre : un accord est signé, assurant moins de 10 millions de tonnes de maïs américain contre 10 millions de tonnes de pétrole russe. Ce qui met le maïs à un prix exorbitant. Il semble bien, dès octobre, que les Russes aient le couteau sous la gorge.

Décembre 1975 : On apprend à Moscou que le déficit, toutes récoltes rentrées, s’avère non pas de 30, mais bien de 60 millions de tonnes. Le double !

Ici, suivons bien les effets et les causes. Lors du précédent déficit céréalier russe, en 1972, la demande créée par leurs achats sur le marché des céréales américain avait provoqué une redoutable flambée des prix, bien que le déficit fût, et de loin, très inférieur. Flambée conforme aux lois du marché. Normalement donc l’annonce d’une rallonge russe de 60 millions de tonnes à la demande 1975-1976 aurait dû provoquer un boom catastrophique des prix des céréales aux Etats-Unis et dans le monde enter.

Or, il ne s’est rien passé. Cette annonce d’un fabuleux surcroît de demande n’a rien provoqué du tout. Les prix ont suivi leur cours comme si de rien n’était. Ils ont même un peu baissé, indifférence aussi incroyable qu’un conte de fées.

[|***|]

Il n’existe, en marché capitaliste, qu’une explication possible à cette extraordinaire indifférence de la Bourse : c’est que les Russes n’achèteront pas ces 60 millions de tonnes, et que les hommes d’affaires le savent. Les hommes d’affaires et spéculateurs, non seulement américains, mais du monde entier savent que le terrible déficit russe ne sera compensé par aucun achat ni direct ni indirect.

Maintenant, d’où tiennent-ils cette certitude ? Le fameux déficit aurait-il été un bluff visant à affoler les prix occidentaux et à relancer notre crise ? Dans ce cas, il a échoué.

Mais on ne peut guère envisager l’hypothèse du bluff : pareil calcul serait chimérique en matière agricole. N’oublions pas que chaque mètre carré de la campagne russe est photographié du ciel tous les jour par les satellites espions.

D’autre part, si bluff il y eût eu, c’est bien cher le payer, au prix actuel du pétrole !

Tout donne donc à penser que le déficit russe est réel, et qu’il ne sera compensé par rien au-delà des quelque 10 millions de tonnes livrées par les Américains.

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Je m’étonne que l’on ait si peu commenté cette situation incroyable, la plus dangereuse que le monde ait connue depuis la mort de Staline.

Si, en effet, les Russes n’achètent pas d’une façon ou d’une autre ces 50 millions de tonnes qui leur manquent, c’est qu’ils ne peuvent pas. C’est bien ainsi que le comprennent les économistes. Dès lors, que va-t-il se passer à partir du printemps, quand tous les greniers de l’Est seront vides ?

Les commentateurs sont-ils muets ? Ou bien croient-ils à la multiplication spontanée des grains de maïs ?

Plus de maïs, plus de bétail. Il faudra abattre2. Un indice suggère que les planificateurs de l’Est espèrent atténuer les conséquences de cet abattage catastrophique en exportant la viande : ils ont, en effet, annoncé que le poisson augmenterait de 30 %, ce qui semble indiquer qu’on tentera de remplacer la viande par le poisson dans la consommation populaire.

De toute façon, et sauf sauvetage américain, nous allons vers un printemps explosif à l’Est. Les communistes occidentaux le voient venir, qui prennent de plus en plus leurs distances. Les pays socialistes de l’Est ne disposent, en effet, que d’une riposte à la pénurie : le stalinisme, la terreur. Ou la « charité » américaine, qui se vend très cher !3

[|***|]

Il ne faut pas nous réjouir du malheur qui menace nos voisins. D’abord pour des raisons simplement égoïstes quand un pays autoritaire regorgeant d’armes est en danger, la situation ainsi créée n’a rien de prometteur. Non sans doute, que l’Union soviétique puisse être tentée de faire la guerre, comme le répètent sans cesse les Chinois ! Mais ses armes, elle peut les distribuer massivement pour faire diversion et elle a déjà commencé en Angola.

Il faut aussi penser à ces millions de malheureux qui vont devoir subir les conséquences d’un système incapable de fonctionner, mais impitoyablement décidé à se survivre. Je ne parle pas forcément du socialisme : au fond, tout ce qu’on sait, c’est que le socialisme autoritaire est inviable. Cela on le sait par tous les socialismes existant sur la planète. Peut-être, un socialisme libéral, avec élections libres, gouvernement élu, opposition, liberté de pensée, fonctionnerait-il mieux. Mais on n’en sait rien, et il faut avouer que l’on n’est guère encouragé à le croire par les expériences de libéralisation qui, toutes, sans exception aucune, ont en peu de temps réenfanté une nouvelle dictature en Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie (a).

[|***|]

On ne voit pas, et je n’ai rencontré personne qui voie comment l’Union Soviétique pourra, au printemps qui vient, se passer de 50 millions de tonnes de céréales sans désordres et violences. Y arriverait-elle que l’échéance où elle glisse en serait seulement retardée. Car personne ne croit que la sécheresse soit la cause de son inexorable déclin agricole.

Selon la formule du Canard Enchaîné, l’agriculture russe souffre de quatre grandes calamités : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. Le naufrage accéléré de l’agriculture russe, jadis grenier du monde, est celui d’un système. L’agriculture est seulement plus vulnérable aux absurdités de la planification bureaucratique4.

On espère, si les communistes occidentaux viennent un jour à assumer chez nous des responsabilités, qu’ils auront tiré les leçons de ce qui se passe à l’Est. On serait soulagé qu’ils s’efforcent mieux de nous en persuader et de nous dire comment ils projettent de tirer des effets différents des structures centralisatrices identiques qu’ils nous proposent.

Aimé MICHEL

(a) Christian Jelen : les Normalisés (Albin Michel, 1975).

(*) Chronique n° 232 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1518 − 16 janvier 1976


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 17 septembre 2012

  1. Dans une chronique précédente il écrivait déjà « Je rappelle que je ne suis pas économiste et ne peux donc proposer aucune explication digne d’intérêt de ce qui se passe à l’Est. » (n° 217, La crise économique à l’Est, parue ici 06.08.2012). Il est vrai qu’en ces années-là, Aimé Michel collabore à l’hebdomadaire France Catholique-Ecclesia en tant que chroniqueur scientifique. Il estime encore que l’économie n’est pas « de son ressort ». En réalité, rares sont les chroniques où il se limite à de la pure et simple vulgarisation…
  2. Cet abattage du bétail est probablement, au moins en partie, l’explication des faits rapportés par Aimé Michel. Les céréales étant consommées à la fois par les hommes et par le bétail, il est possible de compenser, dans une certaine mesure, la baisse de production et d’importation de céréales par une diminution de la production (et donc de la consommation) de viande. Les calories animales sont en effet beaucoup plus coûteuses à produire que les calories végétales. Le nombre de calories végétales nécessaires pour produire une calorie animale (viande, lait, œuf) dépend des produits : c’est pour la production de viande de bœuf que le rendement est le plus mauvais (le gaspillage le plus grand) ; en moyenne on retient le chiffre de 7 pour 1. De fait, en URSS, la consommation de viande par habitant a baissé de 15% entre 1965 et 1985.
  3. Cette « charité » américaine, et plus généralement occidentale, a été plus importante qu’on ne le pense généralement. Voici le résumé qu’en donne Alain Besançon :

    « C’est aux historiens de l’U.R.S.S. de déterminer le volume et l’importance économique de la subvention occidentale depuis 1917. Le régime a peut-être été sauvé en 1921 par la mission Hoover qui en empêchant de mourir six à sept millions d’êtres humains a empêché la famine de tourner en crise politique. Dans les années trente, l’aide technique occidentale a donné un minimum de cohérence et d’efficacité à l’effort industriel des deux premiers quinquennats. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’aide de l’Allemagne hitlérienne jusqu’en 1941, puis le prêt bail anglo-américain jusqu’en 1945 ont soutenu l’U.R.S.S. dans son effort de préparation et de conduite de la guerre. Depuis vingt ans, l’Occident fournit l’U.R.S.S. de produits alimentaires, d’usines modernes, de machines et de technologie de pointe. (…) Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les camions de l’armée soviétique étaient directement fournis par la General Motors, au titre du prêt-bail. Aujourd’hui, ils sont fabriqués dans la gigantesque usine de la Kama, entièrement livrée “clés en main” par la General Motors, Ford et autres constructeurs d’égale réputation. (…) [L]orsqu’en 1973, les Etats-Unis évitèrent à l’U.R.S.S. une grave crise alimentaire, les programmes militaires purent se développer comme prévu, l’Occident s’étant substitué aux défaillances du secteur II. L’Occident fournit le beurre, l’U.R.S.S les canons. » (Anatomie d’un spectre. L’économie politique du socialisme réel, Calmann-Levy, Paris, 1981, pp. 123-125).

  4. Ce jugement sévère est confirmé par l’analyse historique. L’agriculture a été le talon d’Achille du système soviétique depuis les origines. En préférant la ville à la campagne, l’industrie lourde à l’agriculture, l’économie à l’écologie, la vie même de sa population aux « lendemains qui chantent », le régime a scellé son destin. Cette histoire broyeuse d’hommes mérite d’être méditée afin « que tout cela ne soit pas oublié » selon les mots d’Alexandre Soljénitsyne. On peut la résumer en sept grandes périodes :

    1/ Le communisme de guerre et ses suites (1917-1921)

    En signant le traité de Brest-Litovsk avec l’Allemagne et ses alliés, le 3 mars 1918, la Russie perd l’Ukraine, la Finlande, les pays Baltes, une partie de la Biélorussie et des territoires cédés à la Turquie. En abandonnant ces territoires, elle perd 32% de la production agricole du pays. Mais en mettant fin à la guerre extérieure le régime peut retourner ses forces contre ses opposants à l’intérieur et gagner dans un premier temps la guerre civile et, dans un second temps écraser les révoltes paysannes.

    Le communisme de guerre concentrent toutes les ressources matérielles et humaines du pays entre les mains de l’Etat. Mais le monde rural (plus de 85% de la population) résiste. L’appropriation par la violence des terres des grands propriétaires commencée à l’été de 1917 puis la réquisition des produits agricoles (mai-juin 1918) provoquent des milliers de révoltes. Faute de ravitaillement suffisant, les villes se vident de leurs habitants : Moscou et Petrograd perdent la moitié de leur population (en 1921 par rapport à 1917). Les ouvriers désertent les usines pour tenter de survivre à la campagne.

    Une fois vaincues les armées de Russes blancs, le régime peut lancer ses forces contre les paysans. Il n’hésite pas à employer les gaz toxiques et l’aviation et à déporter les populations (sur ces camps, le Goulag, voir la chronique n° 224, Les vivants et la mort, et n° 228, Le Q.I. d’Ivan Denissovitch, mises en ligne les 20.08.2012 et 03.09.2012). En 1921, la sécheresse provoque une famine dans les régions de la Volga qui aggrave les effets des années de réquisition. Plus de cinq millions de personnes meurent de faim. Ces morts s’ajoutent aux quatre millions de victimes dues à parts égales au typhus et à la guerre civile.

    2/ La parenthèse de la N.E.P. (1921-1928)

    Le mécontentement populaire contraint le Xe congrès du parti communiste à faire des concessions et à inaugurer une nouvelle politique économique, la NEP. Un impôt en nature remplace les réquisitions, la liberté du commerce est rétablie, les petites entreprises de moins de 21 salariés sont dénationalisées. Cependant, l’État conserve le contrôle exclusif des grandes entreprises, des banques, des richesses du sous-sol et du commerce extérieur, et renforce la dictature politique. En 1927 la NEP permet à la production industrielle de retrouver son niveau de 1913, mais la production de céréales n’est que la moitié de celle de 1913. L’agriculture souffre de son archaïsme et de graves erreurs de politique économique (les grands propriétaires fonciers et les paysans aisés, les koulaks, fournissaient avant-guerre 70% des céréales commercialisées). La société rurale, traumatisée, est opposée à une politique des prix très défavorables aux productions agricoles.

    Lénine, qui préconisait une « révolution culturelle » de longue haleine pour vaincre « l’ignorance semi-asiatique » des masses paysannes, meurt en janvier 1924. Staline prend l’ascendant sur ses concurrents tandis Trotski et ses partisans doivent s’exiler en janvier 1928.

    3/ Les années Staline (1928-1953)

    Staline abandonne la NEP et prend prétexte de la faible commercialisation de leur récolte par les paysans, pour reprendre les réquisitions, fermer les marchés et appeler les paysans pauvres à découvrir les stocks cachés. Des kolkhozes (coopératives agricoles) et sovkhozes (fermes d’État) sont créés. En novembre 1929, Staline dans son article Le Grand Tournant, déclare (à tort) que « le paysan moyen s’est tourné vers les kolkhozes » et donne le signal de la collectivisation massive et forcée. Le Ier plan quinquennal (1929-1933) est révisé à la hausse : il ambitionne de collectiviser 13 millions de foyers au cours de l’année 1930, au lieu des 5 millions prévus au départ. Ce plan servira de modèle jusqu’au milieu des années 1980.

    La collectivisation forcée des campagnes commence à l’hiver 1929-1930. C’est « une véritable guerre menée contre une nation de petits exploitants » (Nicolas Werth). Elle culmine en 1932-1933 par une famine qui résulte des prélèvements abusifs de la production agricole par l’État. La liquidation des koulaks qui vise 3 à 5% des exploitants agricoles, est menée à coups de rafles policières et de règlements de compte entre paysans. Deux millions de paysans sont déportés vers les régions inhospitalières, abandonnés, sans vivres ni outils, en pleine taïga, ou assignés à résidence dans des « villages de peuplement spécial » près des grands chantiers. Pourtant, les résistances contraignent Staline à reculer (plus de quatorze mille émeutes paysannes recensées en 1930) et à rejeter les abus sur les autorités locales. Les statistiques officielles passent de 58,6% de foyers paysans collectivisés au 1er mars 1930 à 21% en juillet, mais le régime réitère ses pressions (taxation ou déportation des récalcitrants) ; il accroît les prélèvements obligatoires sur la (médiocre) récolte des kolkhozes pour réaliser les objectifs du plan (automne 1931), ce qui désorganise totalement le cycle productif. En août 1932, une loi condamne à dix ans de camp tout vol aux dépens du kolkhoze : plus de cent mille kolkhoziens tombent sous le coup de cette loi en quatre mois. En résulte une nouvelle famine, niée par le régime jusqu’en 1988, qui fait environ six millions de victimes en Ukraine, Caucase et Kazakhstan.

    En 1934, 95% des foyers paysans sont collectivisés ; 45% de la production agricole est prélevée par l’État et achetée aux kolkhozes à des prix dérisoires (5 à 10% du prix du marché). Seule concession : l’octroi, à chaque famille kolkhozienne, d’un minuscule lopin (0,25 à 0,5 ha) qui assurera sa survie. Mais le cheptel a diminué de 45% par rapport à 1928, et la production céréalière de 15%. Les paysans répondent aux violences en travaillant le moins possible. L’État se trouve ainsi contraint de prendre la responsabilité directe d’un nombre croissant d’activités, aggravant le caractère bureaucratique et policier du régime. C’est la période de la Grande Terreur : de 1936 à 1938, la police politique (NKVD, Commissariat du peuple aux affaires intérieures) arrête près de deux millions de personnes, dont 680 000 environ sont fusillées (ex-koulaks, ex-Gardes-Blancs, nationalistes, saboteurs, trotskistes, espions).

    Au début de la guerre, les campagnes qui ont beaucoup souffert du régime soviétique accueillent les Allemands en libérateur, mais la brutalité de l’occupation nazie met fin à toute velléité de collaboration. A la fin de la guerre, l’URSS est exsangue (26 millions de morts, 25 millions de sans-abri, énormes destructions matérielles). Les pénuries alimentaires provoquent à nouveau des famines en 1946 et 1947 (500 000 morts). Par la suite, l’agriculture souffre encore de sous-investissement (seulement 7% des investissements lui sont consacré durant le Ve plan, 1950-1954) et l’industrie se développe à ses dépends tant pour son financement que pour ses hommes (exode rural).

    4/ Les années Khrouchtchev (1953-1964)

    Staline, frappé d’une hémorragie cérébrale, meurt le 5 mars 1953. Dans les luttes de succession Khrouchtchev prend l’avantage en s’attaquant résolument aux problèmes de l’agriculture. En septembre 1953, pour éviter son effondrement, il relève les prix payés par l’État aux kolkhozes et abaisse les taxes sur les ventes au marché libre. En mars 1954, il veut compenser le manque de productivité par un accroissement de la surface cultivée. Il fait entériner un projet de mise en valeur des terres vierges du Kazakhstan et de l’Altaï (30% de la superficie cultivée du pays). Durant quelques années, le pari des terres vierges est payant : en 1956-1957, l’URSS engrange la plus forte récolte céréalière de son histoire avec 125 millions de tonnes (Mt). Mais au final c’est un échec car les terres défrichées sont trop arides (les rendements y tombent à 4 quintaux/ha).

    A partir de 1958-1959 la consommation chute, la productivité baisse, les pénuries se développent. La crise est particulièrement grave dans l’agriculture. La fuite en avant, avec le regroupement des kolkhozes (83 000 en 1955, 40 000 en 1963) et les campagnes productivistes pour « rattraper et dépasser les États-Unis » (discours de Khrouchtchev de mai 1957), aboutit à des désastres économiques et écologiques. Une sévère érosion éolienne des terres vierges due à la monoculture intensive entraîne une chute des rendements de 65% en quelques années. En juin 1962, la hausse des prix de la viande (30%) et du beurre (25%) suscite des émeutes ouvrières. En novembre 1962, une division du parti en deux branches, l’une consacrée à l’industrie, l’autre à l’agriculture, en vue de gérer plus efficacement l’économie, n’aboutit à rien. En 1963, la suppression de la jachère conduit à une récolte céréalière catastrophique qui contraint l’URSS à acheter plus de 12 Mt de céréales à l’étranger (au Canada surtout). En 1964, la production de viande est inférieure à celle de 1958. Finalement, le 15 octobre 1964, le plénum du comité central annonce qu’il « a donné suite à la demande de Nikita Khrouchtchev d’être libéré de ses fonctions ».

    5/ La récession (1965-1985)
    Brejnev lui succède. Les années 1970 sont l’âge d’or de la nomenklatura : les bureaucrates une fois nommés le restent pour longtemps, ce qui favorise le clientélisme au détriment de la compétence et des principes idéologiques. L’économie soviétique entre en récession à partir du milieu des années 1970 en raison d’une démographie défavorable, du vieillissement des équipements, de l’accroissement des coûts d’exploitation (déplacement vers l’est des ressources naturelles), du poids des dépenses militaires. Les gains de productivité, le taux de croissance et les investissements chutent d’un facteur 2,5 à 3. L’agriculture demeure le secteur le plus fragile. Les mauvaises récoltes se succèdent (1969, 1972, 1974, 1975, 1979, 1980, 1981, 1984) en raison d’une combinaison de facteurs climatiques, techniques, administratifs et humains. Le gouvernement doit importer massivement des céréales (25 Mt par an dans les années 1970, 40 Mt par an au début des années 1980 ; contrat commercial avec les Etats-Unis signé en 1972). À la mort de Brejnev (novembre 1982), deux gérontes lui succèdent, Iouri Andropov puis Konstantin Tchernenko qui restent en fonction un peu plus d’un an chacun avant de mourir.

    6/ De la perestroïka à la fin de l’URSS (1985-1991)

    A partir de 1986, Gorbatchev rompt avec les politiques passées. Les familles obtiennent le droit de passer des contrats avec les kolkhozes et de louer des terres. Mais les paysans, échaudés, craignant un retournement de politique, n’osent pas devenir propriétaires. La production agricole baisse à nouveau. En 1989, la pénurie alimentaire contraint Gorbatchev à instaurer des tickets de rationnement.

    7/ Après la chute de l’URSS

    La production atteint son plus bas niveau en 1998 (avec 57% de sa valeur à prix constants par rapport à 1990) puis remonte lentement ensuite (en 2005, 75% de la valeur de la production de 1990). La production de céréales chute de 100 Mt en 1990 à 65 Mt en 2000 puis remonte à 80 Mt en 2005. En 2002, une loi accorde aux paysans la propriété de la terre. En 2005, la Russie est le premier producteur mondial d’orge, d’avoine, de seigle et de tournesol. Ukraine et Russie redeviennent exportatrices de céréales mais c’est grâce au déclin de la filière viande. Le cheptel bovin, porcin et ovin a très fortement décru de 1990 à 2005 (en millions de têtes : de 57 à 22 pour les bovins, de 39 à 14 pour les porcs, de 58 à 18 pour les moutons, de 660 à 352 pour les volailles) : l’élevage souffre du manque de structures (abattoirs, conserveries, transports). Le monde rural demeure sous-développé : seulement 30% des habitations ont l’eau courante, 9% l’eau chaude, 20% le chauffage central et 16% une salle de bains.

    Ce tableau résumé doit beaucoup à Nicolas Werth, chercheur au CNRS (voir notamment son livre La vie quotidienne des paysans russes de la révolution à la collectivisation (1917-1939), Hachette, Paris, 1984). En dépit de son schématisme et de la sécheresse glacée de ses chiffres, il révèle à quel point une certaine conception arrogante et figée de la science (ici le « socialisme scientifique » tant vanté) peut être contraire à l’esprit scientifique véritable et à son humilité devant le réel.