Si le Christ n'est pas ressuscité… - France Catholique
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Si le Christ n’est pas ressuscité…

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Comment parler de la résurrection du Christ dans une société qui a à peu près perdu toute culture biblique et chrétienne sérieuse ? La question est grave. On en mesure encore plus l’acuité lorsqu’on s’aperçoit que, selon certains sondages, nombre de chrétiens de nom n’y croient plus ! Curieusement, on serait prêt à s’intéresser à la métempsycose et à la réincarnation comme des perspectives beaucoup plus plausibles que celle de la foi chrétienne ! Par ailleurs, on ne peut ignorer une véritable expansion de l’athéisme, associée à un rationalisme issu du matérialisme des Lumières. Au nom de la raison critique, on prétend dissoudre les dogmes à coups d’évidences élémentaires. Sans porter trop de confiance aux statistiques, on ne peut négliger certaines données. Je relève ainsi que, selon l’institut Gallup, la France serait le quatrième pays du monde en nombre de personnes qui se déclarent athées (29 %). Selon le même institut, 37 % des personnes interrogées se considéreraient comme « religieuses », tandis que 34 % se déclareraient « non religieuses ».

C’est donc une véritable question de civilisation qui est posée et qui nous interroge sur un climat général des mentalités, que l’on est forcément amené à analyser en termes d’orientation culturelle et de connaissance, sans omettre les tonalités affectives. On peut être rebelle à certaines interrogations décisives, parce qu’on a choisi de vivre dans des dispositions intérieures qui interdisent de trop sortir de soi-même. N’est-ce pas aujourd’hui un lot assez commun ? Quand le cinéaste Eugène Green accuse la France d’être, après la Corée du Nord, le pays où on professe le plus un athéisme officiel, il lance une énorme provocation, qui oblige à réfléchir sérieusement. Un pays peut s’enfoncer dans une atonie spirituelle, qui finit par rendre indifférent au sens même de l’existence, au point de réduire la raison à la plus sommaire immanence et à la plus étriquée des philosophies. Merleau-Ponty parlait à ce propos d’un « petit rationalisme » par contraste avec celui de Descartes.

Prenons un exemple. Il est arrivé au cardinal Joseph Ratzinger de discuter avec le publiciste italien Paolo Flores d’Arcais. Ce dernier se réclame d’un athéisme radical fondé sur un esprit critique qui se veut décapant. Ainsi pourfend-il à belles dents les dogmes chrétiens, dont l’eucharistie qui l’insupporte : « Prenons l’eucharistie : que certains imaginent qu’un prophète hébreu exécuté sous le règne de l’empereur Tibère est présent en chair et en os dans des rondelles de pain distribuées chaque dimanche à la messe m’apparaît comme une offense à la raison bien plus hallucinante que de croire aux horoscopes, aux conjonctions astrales ou à la sorcellerie. Et souvent bien plus dangereuse, comme l’attestent les bûchers des hérétiques ou les innombrables nuits de la Saint-Barthélémy. » (Philosophie Magazine, mars 2015) Ce style de polémique sommaire se rapporte sans doute au degré zéro du petit rationalisme, mais il est assez significatif d’un tour d’esprit qui aplatit toutes les énigmes et tous les mystères du monde. Il y a sans doute plusieurs façons d’envisager une analyse de pareilles allégations. Les points de vue méthodologiques, épistémologiques, historiques, métaphysiques pourraient se conjuguer pour en souligner les étroitesses et les bévues. Mais il y a un autre point de vue, directement existentiel, qui consiste à percer l’écorce superficielle d’une pensée de surface pour saisir la saveur et la densité de la vivante interrogation que l’homme est à lui-même.

Bernanos n’a cessé de percer cette écorce, ne serait-ce qu’en proposant de vivre à plein l’aventure humaine : « Ne dites donc pas trop de mal des vagabonds, puisque vous serez tous – et les plus pondérés, les plus rassis – à une certaine minute du moins, des gens qui s’en vont sans savoir où ils coucheront le soir, des aventuriers à la découverte d’un nouveau monde. Et quel monde ! Vous reconnaîtrez soudain, sans jamais l’avoir vu, l’univers invisible auquel votre corps n’avait point accès, dont vous détourniez avec soin le regard intérieur (…), mais où votre âme avait déjà depuis longtemps, presque à votre insu, ses habitudes, son histoire, sa vie, où elle se mouvait secrètement, silencieusement, ainsi que ces poissons de l’abîme que ramène parfois au jour le plomb d’une sonde. Là respirent les grandes passions dont la plupart des hommes ne connaissent que le dernier remous imperceptible à la surface de leur pauvre vie, là se laissent surprendre et saisir les formes mystérieuses… »

Être sensible à la dimension religieuse de la vie, c’est tout simplement prendre au sérieux ces étonnants appels, ces dimensions insoupçonnées, ces pressentiments bouleversants. Rien à voir avec une quête initiatique réservée à une élite gnostique, car nul n’y échappe pourvu qu’il ne se renferme pas dans la prison de son refus. Urs von Baltahsar, qui a été très impressionné par le génie bernanosien, a bien caractérisé ce qui se découvre dans cette aventure. S’évader de l’opacité de l’immanence, c’est atteindre ce milieu où le passage de la mort nous convie, mais qui est déjà là. C’est celui où nous nous mouvons : « Or ce lieu spirituel, loin d’être pour lui, comme pour Freud, la profondeur du subconscient, est l’abîme de la vie en Dieu. Et cette “localisation” bernanosienne est si effroyablement concrète et réelle que les événements de la temporalité, si dramatique en soit le déroulement, nous resteront incompréhensibles en dehors de la perspective de cette profondeur où nous avons notre vérité en face de Dieu » (Le chrétien Bernanos, Parole et Silence).

Percer l’écorce pour plonger dans l’abîme qui est le nôtre, c’est accéder à la vérité de notre être et saisir que pour en rassasier la faim et la soif, c’est une singulière nourriture et une autre boisson auxquelles il s’agit d’accéder. Que monsieur d’Arcais semble y être insensible n’est pas une objection en soi. Cela fait partie des contradictions et des aléas de nos cheminements. Il en va de même pour l’immense dogme de la résurrection qui est sans doute le suprême défi à l’incrédulité rassise de l’athéisme. Ce n’est plus à un libre penseur italien que je me référerai encore mais à notre compatriote Michel Onfray, afin d’illustrer la difficulté d’accès à l’objet central de la foi chrétienne. Dans un récent article de Libération, il écrit notamment : « Ne pas souscrire au fait que Moïse ouvre la mer en deux n’est pas antisémitisme, que Jésus soit ressuscité le troisième jour n’est pas christianophobie, que Mahomet ait pris son envol à cheval vers le ciel pour rejoindre La Mecque et Jérusalem en une nuit n’est pas islamophobie, mais lecture historique, exégétique, rationnelle, critique des textes qu’on ne méprise pas, pas plus qu’on ne méprise ceux qui y croient, mais qu’on souhaite pouvoir librement aborder comme on lirait Platon ou Tacite. » L’intention de distinguer la haine des juifs, des chrétiens et des musulmans de la liberté d’exégèse des textes ne pose aucun problème. La vraie difficulté c’est de déterminer la nature de l’exégèse propre à nous faire entrer dans l’intelligence de ces textes sans les trahir. Sur ce terrain, la différence avec Michel Onfray ne peut être que frontale.

Impossible de résumer en quelques lignes la question exégétique. Tentons pourtant de répondre à l’interrogation précise de Michel Onfray : « Peut-on lire, en France, la Torah, le Nouveau Testament et le Coran, comme on lit La guerre des Gaules de César, L’éthique de Spinoza ou non ? A-t-on le droit de continuer à pratiquer la lecture exégétique et herméneutique, une spécialité française moins embrouillée que l’herméneutique allemande, comme Richard Simon le faisait au XVIIe siècle, D’Holbach au XVIIIe ou Prosper Alfaric au XXe avec le christianisme, ou est-ce interdit sous prétexte de phobie ou de blasphème ? » Non, ce n’est ni phobie, ni blasphème. Toute herméneutique est légitime, mais n’est pas forcément profitable ou pertinente. Les exégèses ne se valent pas, certaines sont éclairantes, d’autres nous égarent. Ce qui discrimine la qualité d’une lecture, c’est sa faculté de nous faire mieux comprendre le sens et la portée d’un document littéraire. Les auteurs invoqués par Michel Onfray se chargent d’en apporter la preuve. Car il n’y a rien de commun entre Richard Simon et D’Holbach, sans compter Alfaric, dont Onfray est bien aujourd’hui le seul à soutenir les thèses sur l’inexistence historique de Jésus. Richard Simon, en dépit de l’incompréhension tragique de Bossuet, est pleinement catholique, et il trace par avance les voies où s’engageront les Lagrange, Pouget et autres fondateurs de l’exégèse critique catholique.

Tous les regards critiques ne sont pas équivalents eu égard à l’objet précis de leurs investigations. Tout n’est pas à mettre sur le même plan. Il s’agit de rendre compte du foyer singulier dont on s’approche, en en respectant l’essence sui generis. Michel Onfray souligne lui-même son erreur, en rangeant dans une même catégorie la traversée de la mer Rouge, la chevauchée de Mahomet et la résurrection de Jésus. Rien de commun entre ces trois références, sinon le caractère étonnant, hors norme des événements. Mais c’est un élément superficiel qui brouille plus qu’il n’éclaire. La résurrection de Jésus est tout sauf spectaculaire. C’est Pascal qui a la juste expression lorsqu’il parle de « sa secrète résurrection ». Le Christ s’est manifesté aux siens, dans une relation personnelle, qui touchait chacun des témoins, recevant une vision qui n’avait rien d’équivalent dans les perceptions communes et l’histoire du monde. Il ne s’agissait nullement de frapper les imaginations, même avec les moyens de ce que la phénoménologie reconnaît de spécifique à l’expérience religieuse. Le Ressuscité ne s’est pas non plus montré à César, à Pilate, aux grands prêtres ou au Sanhédrin. Il s’est révélé à ceux qui pouvaient témoigner de sa transformation, uniquement sensible à ce que Pierre Rousselot appelait « les yeux de la foi ».

D’évidence, la notion des « yeux de la foi » échappe au rationalisme. Elle échappe même à l’observation de l’historien. Mais est-il raisonnable de rejeter a priori ce qui est étranger à la représentation ordinaire ? C’est, en tout cas, au détriment des textes dont on ne peut récuser le contenu sans les abolir. C’est au détriment, évidemment, du christianisme, qui n’a plus aucune légitimité sans l’attestation centrale de Pâques : « Mais si le Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi notre foi. Il se trouve même que nous sommes de faux témoins de Dieu, puisque nous avons attesté contre Dieu qui a ressuscité le Christ » (1 Co 15,14). Sans aucun doute, l’adhésion à la Résurrection résulte d’une décision individuelle que l’on ne peut exiger de l’agnostique ou de l’athée. Tout au plus est-on en droit de leur demander un respect attentif, qui ne nie pas par avance et par principe, ce qui est hors champ de leur compréhension.

Le rationalisme induit le plus souvent une erreur d’aiguillage. L’incrédulité face à la résurrection se réfère d’ordinaire à l’impossibilité de réanimer un cadavre. Or ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. Comme le note Joseph Ratzinger dans sa grande étude sur Jésus de Nazareth : « Si dans la résurrection de Jésus, il ne s’était agi que du miracle d’un cadavre réanimé, cela ne nous intéresserait, en fin de compte, en aucune manière. Cela ne serait pas plus important que la réanimation, grâce à l’habileté des médecins, de personnes cliniquement mortes. »

C’est quelque chose de tout à fait différent qui s’est produit : « La résurrection de Jésus fut l’évasion vers un genre de vie totalement nouveau, vers une vie qui n’est plus soumise à la loi de la mort et du devenir, mais qui est située au-delà de cela. Une vie qui a inauguré une nouvelle dimension de l’être-homme. C’est pourquoi la résurrection de Jésus n’est pas un événement singulier, que nous pourrions négliger et qui appartiendrait seulement au passé, mais elle est une sorte de “mutation décisive” (pour employer cette expression de manière analogique, bien qu’elle soit équivoque), un saut de qualité. Dans la résurrection de Jésus, une nouvelle possibilité d’être homme a été atteinte, une possibilité qui intéresse tous les hommes et ouvre un avenir, un avenir d’un genre nouveau pour les hommes » (Joseph Ratzinger, Opera Omnia, Jésus de Nazareth. La figure et le message, Parole & Silence).

Le paradoxe de la Résurrection, c’est son caractère presque secret, qui inaugure pourtant la plus extraordinaire révolution de l’histoire. Joseph Ratzinger emploie même la comparaison évangélique du grain de sénevé. « C’est la semence la plus petite de l’histoire », mais elle est porteuse d’un événement inouï. À partir de cette semence commence un discours de la foi, qui n’est perceptible qu’à ceux qui ont délibérément adhéré à la personne de Jésus et choisi de le suivre. L’Incarnation divine se transmet à l’humanité de telle façon que celle-ci s’en trouve divinisée. C’est tout l’enseignement de la patristique qui découle de l’événement total de la Pâque.

Nous ne pouvons développer comme il conviendrait cette thématique de la divinisation. Mais comment ne pas discerner à l’usage de nos contemporains incroyants ou mal croyants ce qui résulte pour l’homme, sa destinée, sa dignité, de cette révolution silencieuse ? C’est la familiarité avec l’ensemble de la révélation biblique qui permet d’entrer dans cette économie, qui depuis la création initiale, à l’image et comme à la ressemblance de Dieu, nous conduit à travers l’expérience cruciale de la chute et du péché à la ressaisie d’un Salut, qui refaçonne notre humanité d’une façon plus admirable encore.

Ce qu’il y a d’exceptionnel dans cette humanité ne saurait s’effacer ou se dissoudre définitivement dans la cendre de l’anéantissement. La dramatique humano-divine débouche sur un monde divinisé où nous trouvons notre royaume et où continue de briller le visage dans la gloire du Ressuscité. « Et nous tous, qui le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, comme de par le Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3,18).

Sans doute sommes-nous trop timorés dans notre annonce de la Bonne Nouvelle. Nous nous laissons trop impressionner par l’injonction de vivre l’espérance dans le cadre de nos vies privées hors de l’espace public. Ce n’est pas ce que nous a demandé le Seigneur. Ce qu’il nous a demandé, c’est de proclamer, à temps et à contretemps, comme Pierre à Jérusalem le jour de la Pentecôte, l’événement décisif qui a donné aux hommes de tous les temps, et donc d’aujourd’hui, la révélation de leur Résurrection dans le sillage du Ressuscité !